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Chapitre LVI
Le Patio du palais d'été.

L'appartement dans lequel on conduisit Maria lui était bien connu. Elle l'habitait au temps de sa domination, de sa prospérité. Alors toute la cour savait le chemin de ces galeries à piliers de bois peint et doré, dont un patio ou jardin d'orangers avec un bassin de marbre formait le centre. On ne voyait alors que pages aux riches portières de brocart et valets empressés à faire leur service sous ces galeries somptueusement éclairées.
Dans le patio, en bas, sous les branches épaisses des arbres en fleurs, se cachaient les symphonies moresques si douces, si suavement tristes, qu'elles semblent de lents parfums aspirés par le ciel, lorsqu'elles montent des lèvres du chanteur ou des doigts du musicien.
Aujourd'hui tout n'était que silence. Séparée du reste du palais, cette galerie semblait morne et vide. Les arbres avaient toujours leur feuillage, mais il était sinistre ; le marbre versait à flots l'onde blanchissante, mais avec un bruit pareil aux grondements de la mer irritée.
A l'extrémité d'un des plus longs côtés de ce parallélogramme, une petite porte cintrée en ogive donnait passage de la galerie d'Aïssa dans la galerie occupée par le roi.
Ce passage était long, étroit comme un canal de pierre. Autrefois don Pedro avait voulu qu'il fût toujours tendu d'étoffes précieuses, et que la dalle en fût jonchée de fleurs. Mais dans l'intervalle si long de deux séjours, les tentures s'étaient flétries et déchirées, les fleurs sèches craquaient sous les pieds.
Tout ce qui a aidé l'amour se fane quand l'amour est mort. Il en est ainsi de ces lianes passionnées qui fleurissent et se tordent luxuriantes autour de l'arbre qu'elles aiment, mais se dessèchent et tombent inanimées quand elles n'ont plus à aspirer la sève et la vie de leur allié.
Dona Maria fut à peine installée dans son appartement qu'elle demanda son service.
- Senora, répondit le majordome, le roi n'est pas venu pour séjourner, mais seulement pour attendre un réveil de chasse. Il n'a pas emmené de service.
- L'hospitalité du roi cependant ne permet pas que ses hôtes manquent ici du nécessaire.
- Senora, je suis à vos ordres, et tout ce que Votre Seigneurie demandera...
- Donnez-nous donc des rafraîchissements et un parchemin pour écrire.
Le majordome s'inclina et sortit.
La nuit était venue ; les étoiles brillaient au ciel. Tout au fond le plus reculé du patio, une chouette poussait son hululement plaintif qui faisait taire le rossignol perché sous les fenêtres de dona Maria.
Aïssa, dans cette obscurité, sous l'influence de ces sombres événements, Aïssa, épouvantée de la taciturne fureur de sa compagne, se tenait en tremblant au plus profond de l'appartement.
Elle voyait alors passer et repasser comme une ombre pâle dona Maria, la main sur son menton, l'oeil perdu dans le vague, mais étincelant de projets.
Elle n'osait parler de peur de troubler cette colère et de faire dévier cette douleur.
Tout à coup le majordome reparut, apportant des flambeaux de cire qu'il posa sur une table.
Un esclave le suivait chargé d'un bassin de vermeil, sur lequel deux coupes d'argent ciselé accompagnaient des fruits confits et une large fiole de vin de Xérès.
- Senora, dit le majordome, Votre Seigneurie est servie.
- Je ne vois pas l'encre et le parchemin que j'ai demandés, dit dona Maria.
- Senora, on a cherché longtemps, dit le majordome embarrassé, mais le chancelier du roi n'est pas ici, et les parchemins sont dans le coffre royal.
Dona Maria fronça le sourcil.
- Je comprends, dit-elle ; bien, merci, laissez-nous.
Le majordome sortit.
- La soif me dévore, dit alors dona Maria ; chère enfant, voulez-vous me verser à boire ?
Aïssa s'empressa de verser du vin dans une des coupes, et l'offrit à sa compagne qui but avidement.
- N'a-t-il pas donné d'eau ? ajouta-t-elle ; ce vin double ma soif au lieu de la calmer.
Aïssa chercha autour d'elle et aperçut une jarre de terre à fleurs peintes, comme il y en a dans l'Orient pour garder l'eau fraîche, même au soleil.
Elle y puisa une coupe d'eau pure, dans laquelle dona Maria versa le reste du vin de l'autre coupe.
Mais déjà son esprit ne s'occupait plus des besoins du corps ; sa pensée, toute absorbée ailleurs, avait regagné les sombres espaces.
- Qu'est-ce que je fais ici ? se disait-elle. Pourquoi perdre du temps... Ou je dois convaincre le traître de sa trahison, ou je dois essayer de le ramener encore.
Elle se tourna brusquement vers Aïssa, qui suivait avec anxiété chacun de ses mouvements.
- Voyons, jeune fille, toi qui as le regard si pur que l'on croit voir ton âme au travers de tes prunelles, réponds à une femme, la plus malheureuse des femmes ; as-tu de l'orgueil ?... Envierais-tu parfois cette splendeur de ma prospérité ? Aurais-tu pour conseil, aux sinistres heures de la nuit, un mauvais ange qui te détourne de l'amour pour te pousser vers l'ambition ?
Oh ! réponds-moi ! Oh ! souviens-toi que toute ma destinée est dans le mot que tu vas prononcer : réponds-moi comme tu répondrais à Dieu ? Savais-tu quelque chose de ce projet d'enlèvement ? le soupçonnais-tu ? l'espérais-tu ?
- Madame, répondit Aïssa d'un air à la fois triste et doux, vous, ma bonne protectrice, vous qui m'avez vue voler au-devant de mon amant avec une joie si ardente, vous me demandez si j'espérais aller auprès d'un autre !
- Tu as raison, dit dona Maria avec impatience ; mais ta réponse, qui peut- être renferme toute la candeur de ton âme, me parait encore un subterfuge ; vois-tu, c'est que mon âme, à moi, n'est pas pure comme la tienne, et que toutes les passions de la terre l'offusquent et la bouleversent. Je réitère donc ma question : Es-tu ambitieuse ? et te consolerais-tu jamais de la perte de ton amour par l'espérance d'une grande fortune... d'un trône ?...
- Madame, répondit Aïssa en frémissant, je n'ai pas d'éloquence et ne sais si je parviendrai à persuader votre douleur ; mais, par le Dieu vivant ! soit-il le mien, soit-il le vôtre, je vous jure que dans le cas où don Pedro me tiendrait en son pouvoir et voudrait m'imposer son amour, je vous jure que j'aurai mon poignard pour me percer le coeur, ou une bague comme la vôtre pour aspirer un poison mortel.
- Une bague comme la mienne, s'écria dona Maria se reculant vivement on cachant sa main sous sa mante, tu sais...
- Je sais, parce que tout le monde en ce palais l'a dit tout bas, que, dévouée au roi don Pedro et tremblant de tomber après la perte de quelque bataille entre les mains de ses ennemis, vous aviez l'habitude de porter en cette bague un poison subtil pour vous faire libre au besoin... C'est aussi, du reste, l'habitude des gens de mon pays ; je ne serai pour mon Agénor ni moins vaillante ni moins fidèle que vous pour don Pedro. Je mourrai lorsque je verrai qu'il va perdre son bien...
Dona Maria serra les mains d'Aïssa, la baisa même au front avec une farouche tendresse.
- Tu es une généreuse enfant, dit-elle, et tes paroles me dicteraient mon devoir, si je n'avais quelque chose de plus sacré à garantir en ce monde que mon amour...
Oui, je devrais mourir, ayant perdu mon avenir et ma gloire, mais qui veillera sur cet ingrat et ce lâche que j'aime encore ? qui le sauvera d'une mort honteuse, d'une ruine plus honteuse encore ? Il n'a pas un ami ; il a des milliers d'ennemis acharnés. Tu ne l'aimes pas, tu ne céderas à aucune suggestion : c'est tout ce que je désire, parce que le contraire est la seule chose que je redoutais. Maintenant, la ligne que je vais suivre est toute tracée. Avant que l'aurore ait paru demain, il y aura en Espagne un changement dont parlera tout l'univers.
- Madame, dit Aïssa, prenez garde aux emportements de votre esprit si courageux... Prenez garde que je suis seule au monde, que je n'ai d'espoir et de bonheur qu'en vous et par vous.
- Je songe à tout cela : le malheur épure mon âme, je n'ai plus d'égoïsme n'ayant plus d'amour vulgaire.
- Ecoute, Aïssa, mon parti est pris : je vais aller trouver don Pedro ; cherche bien dans le coffret incrusté d'or qui doit se trouver dans la pièce voisine, tu trouveras une clef. C'est la clef d'une porte secrète aboutissant aux appartements de don Pedro.
Aïssa courut et rapporta en effet cette clef, dont s'empara Maria.
- Vais-je rester seule en cette triste demeure, madame ? dit la jeune fille.
- Je sais pour toi une retraite inviolable. Ici peut-être pourrait-on pénétrer jusqu'à toi, mais viens, au bout de la chambre dont tu viens de prendre la clef, il y a une dernière chambre enfermée de murs et sans issue. Je t'y enfermerai, tu n'auras rien à craindre...
- Seule ! oh non ! seule j'aurais peur.
- Enfant ! tu ne peux pourtant m'accompagner : c'est du roi que tu crains quelque chose ; eh bien ! puisque je vais me trouver près de lui !
- C'est vrai, dit Aïssa, oui, madame ; eh bien ! je me résigne, j'attendrai... non pas en cette chambre noire et reculée, oh ! non, ici même, sur les coussins où vous avez reposé, là où tout me rappellera votre présence et votre protection.
- Il faut bien que tu reposes, cependant.
- Je n'en ai pas besoin madame.
- Comme tu voudras, Aïssa ; passe le temps de mon absence à supplier ton Dieu de me faire triompher, car alors, demain, au grand jour et sans appréhensions, tu prendras la route qui conduit à Rianzarès, demain, tu pourras en me quittant te dire : Je vais à mon époux, et sur la terre aucun pouvoir ne sera assez fort pour m'écarter de lui.
- Merci, madame, merci ! s'écria la jeune fille en inondant de baisers les mains de sa généreuse amie... Oh ! oui. je prierai, oh ! oui, Dieu m'entendra.
Au moment où les deux jeunes femmes échangeaient ce tendre adieu, l'on eût pu voir du fond du patio monter peu à peu sous les branches des orangers une tête curieuse, qui vint se placer au niveau de la galerie dans le plus épais de l'ombre.
Cette tête ainsi confondue avec le massif demeura immobile.
Dona Maria quitta la jeune fille et prit légèrement le chemin de la porte secrète.
La tête, sans remuer, tourna de gros yeux blancs vers dona Maria, la vit pénétrer dans le corridor mystérieux, et prêta l'oreille.
En effet le bruit d'une porte criant sur ses gonds rouillés se fit entendre à l'autre extrémité de ce couloir, et aussitôt la tête disparut du milieu de l'arbre, comme celle d'un serpent qui redescendrait en toute hâte.
C'était le sarrasin Hafiz qui glissait ainsi le long du tronc poli d'un citronnier.
Il trouva en bas une autre figure sombre qui l'attendait.
- Quoi donc ! Hafiz, tu redescends déjà ? lui dit ce personnage.
- Oui, maître, car je n'ai plus rien à voir dans l'appartement : dona Maria vient d'en sortir.
- Où va-t-elle ?
- Au bout de la galerie à droite, et là elle a disparu.
- Disparu !... oh ! par le saint nom du Prophète ! elle a pris la porte secrète, et elle va parler au roi. Nous sommes perdus.
- Vous savez que je suis à vos ordres, seigneur Mothril, dit Hafiz en pâlissant.
- Bien. Suis-moi vers les appartements royaux : tout dort à cette heure. Il n'y a ni gardes, ni courtisans. Tu monteras par le patio du roi jusqu'à sa fenêtre, comme tu viens de faire, et tu écouteras là-bas comme tu viens d'écouter ici.
- Il y a un moyen plus simple, seigneur Mothril.. et vous pourrez écouter vous-même.
- Lequel ?... hâte toi, grand Dieu !
- Suivez-moi alors.. Je monterai le long d'une colonne du patio, j'arriverai à une fenêtre ; je m'introduirai par là, et saurai me glisser jusqu'à une porte de derrière que je vous ouvrirai. Vous pourrez, de cette façon, entendre à l'aise tout ce que don Pedro et Maria Padilla vont se dire ou se disent en ce moment.
- Tu as raison, Hafiz, et le Prophète t'inspire. – Je ferai ce que tu dis. – Montre-moi le chemin.

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