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Chapitre LIV
De la mission qu'avait Hafiz, et comment il l'avait remplie.

La veille du jour où Hafiz était venu rapporter à dona Maria la lettre de France, un pâtre s'était présenté aux portes de la ville et avait demandé à parler au seigneur Mothril.
Mothril, occupé à dire ses prières à la mosquée, avait tout quitté pour suivre ce singulier messager, qui ne devait pas annoncer un bien haut et bien puissant ambassadeur.
Mothril, à peine sorti de la ville avec son guide, avait aperçu dans une lande un petit cheval andalou paissant dans la bruyère, et, couché dans l'herbe rare, au milieu des cailloux, le sarrasin Hafiz, qui guettait avec ses gros yeux tout ce qui sortait de la ville.
Le pâtre, payé par Mothril, avait couru gaiement rejoindre ses maigres chèvres sur le coteau. Mothril, oubliant toute étiquette, s'était assis, lui le premier ministre, auprès du sombre enfant à la face immobile.
- Dieu soit avec toi ! Hafiz, tu reviens donc ?
- Oui, seigneur, me voici.
- Et tu as laissé ton compagnon assez loin pour qu'il ne se doute de rien ?
- Très loin, seigneur, et il ne se doute assurément de rien.
Mothril connaissait son messager. Il savait le besoin d'euphémisme commun à tous les Arabes, pour qui c'est un point capital que d'éviter le plus longtemps possible de prononcer le mot : Mort.
- Tu as la lettre ? dit-il.
- Oui, seigneur.
- Comment te l'es-tu procurée ?
- Si je l'eusse demandée à Gildaz, il l'eût refusée. Si j'eusse voulu la lui prendre de force, il m'eût battu, et tué sans doute, lui plus fort que moi.
- Tu as usé d'adresse ?
- J'ai attendu qu'il fût arrivé avec moi au coeur de la montagne qui sert de frontière à l'Espagne et à la France. Les chevaux étaient bien las, Gildaz les fit reposer, lui même s'endormit sur la mousse au pied d'un grand rocher.
Je choisis ce moment, j'approchai de Gildaz en rampant, et le frappai dans la poitrine avec mon poignard ; il étendit les bras en poussant un cri sourd, et ses mains furent toutes arrosées de sang.
Mais il n'était pas mort, je le sentis bien. Il avait pu dégainer son coutelas et m'en frapper au bras gauche ; je lui perçai le coeur avec ma pointe, il expira aussitôt.
La lettre était dans le pourpoint, je l'en tirai : marchant toute la nuit dans la direction du vent avec mon petit cheval, j'abandonnai le cadavre et l'autre cheval aux loups et aux corbeaux. Je franchis la frontière, et sans être inquiété, j'achevai ma route. Voici la lettre que je t'ai promise.
Mothril prit le parchemin dont le cachet était bien entier, mais qui avait cependant été percée d'outre en outre par le poignard d'Hafiz sur le coeur de Gildaz.
Avec une flèche qu'il prit au carquois d'une sentinelle, il troua le cachet de telle sorte que la soie du scel fut rompue, puis parcourut avidement la lettre.
- Bien ! dit-il, nous y serons tous à ce rendez-vous.
Et il se mit à rêver. Hafiz attendait.
- Que ferai-je, maître ?
- Tu vas remonter à cheval et reprendre cette lettre ; tu frapperas dès l'aurore aux portes de dona Maria. Tu lui annonceras que les montagnards ont attaqué Gildaz et l'ont blessé de flèches et de poignards ; qu'en mourant il t'a remis la lettre. Ce sera tout.
- Bien ! maître.
- Va, cours toute la nuit ; que tes vêtements soient au matin trempés de rosée, ton cheval de sueur, comme si tu arrivais seulement ce matin-là. Et puis, attends mes ordres, et de huit jours n'approche pas de ma maison.
- Le Prophète est content de moi ?
- Oui, Hafiz.
- Merci, maître.
Voilà comment la lettre avait été décachetée ; voilà de quelle nature était l'orage qui grondait sur la tête de dona Maria.
Cependant Mothril ne s'en tint pas à ce qu'il avait fait. Il attendit le matin, et se parant d'habits magnifiques, il alla trouver le roi don Pedro.
Le More, en entrant chez le roi, trouva le prince assis dans un large fauteuil de velours, et jouant machinalement avec les oreilles d'un jeune loup qu'il aimait à apprivoiser.
A sa gauche, dans un fauteuil pareil, était assise dona Maria, pâle et comme irritée. En effet, depuis qu'elle était là, si près de don Pedro, le prince, occupé sans doute d'autres pensées, ne lui avait pas adressé la parole.
Dona Maria, fière comme les femmes de son pays, dévorait cet affront avec impatience. Elle non plus ne parlait pas, et comme elle n'avait pas de loup familier à agacer, elle se contentait d'entasser en son coeur défiances sur défiances, colères sur colères, projets sur projets.
Mothril entra, et ce fut pour Maria Padilla une occasion de sortir avec fracas.
- Vous partez, madame, dit don Pedro inquiet malgré lui de cette sortie furieuse, qu'il avait provoquée par l'indolent accueil fait à sa maîtresse.
- Oui, je pars, dit-elle, et je veux ménager votre gracieuseté, dont vous faites provision sans doute pour le sarrasin Mothril.
Mothril entendit, mais il ne parut pas s'irriter. Si dona Maria eût été moins furieuse, elle eût deviné que le calme du More naissait de quelque assurance secrète d'un triomphe très prochain.
Mais la colère ne calcule pas ; elle porte assez de satisfaction en elle. Elle est réellement une passion. Qui l'assouvit y trouve un plaisir.
- Sire, dit Mothril affectant une douleur profonde, je le vois, mon roi n'est pas heureux.
- Non, répliqua don Pedro avec un soupir.
- Nous avons beaucoup d'or, ajouta Mothril. Cordoue a contribué.
- Tant mieux, dit nonchalamment le roi.
- Séville arme douze mille hommes, continua Mothril, nous gagnons deux provinces.
- Ah ! dit le roi sur le même ton.
- Si l'usurpateur rentre en Espagne, je pense d'ici à huit jours l'enfermer dans quelque château... le prendre.
Jamais ce nom de l'usurpateur n'avait failli d'exciter chez le roi une violente tempête, cette fois don Pedro se contenta de dire sans fureur :
- Qu'il y vienne, tu as de l'or, des soldats ; nous le prendrons, nous le ferons juger, et on lui tranchera la tête.
Mothril à ce moment se rapprocha du roi.
- Oui, mon roi est bien malheureux, reprit-il.
- Et pourquoi, ami ?
- Parce que l'or ne te plaît plus, parce que le pouvoir te dégoûte, parce que tu ne vois rien de doux dans la vengeance, parce qu'enfin tu ne trouves plus pour ta maîtresse un regard d'amour.
- Sans doute, je ne l'aime plus, Mothril, et à cause de ce vide de mon coeur, rien ne me paraît plus désirable.
- Quand ce coeur semble si vide, roi, n'est-ce pas qu'il est plein de désirs ; le désir, tu sais, c'est l'air renfermé dans les outres.
- Je le sais, oui, mon coeur est plein de désirs.
- Tu aimes alors ?
- Oui, je crois que j'aime...
- Tu aimes Aïssa, la fille d'un puissant monarque.
Oh ! je te plains et je t'envie à la fois, car tu peux être bien heureux ou bien à plaindre, seigneur.
- C'est vrai, Mothril, je suis bien à plaindre.
- Elle ne t'aime pas, veux-tu dire ?
- Non, elle ne m'aime pas.
- Crois-tu, seigneur, que ce sang, pur comme celui d'une déesse, soit agité par les passions auxquelles céderait une autre femme ? Aïssa ne vaut rien pour le harem d'un prince voluptueux ; c'est une reine, Aïssa, elle ne sourira que sur un trône. Il y a de ces fleurs, vois-tu, mon roi, qui ne s'épanouissent que sur le sommet des montagnes.
- Un trône... moi... épouser Aïssa, Mothril ; que diraient les chrétiens ?
- Qui te dit, seigneur, que dona Aïssa, t'aimant parce que tu seras son époux, ne te fera pas le sacrifice de son Dieu, elle qui t'aura donné son âme.
Un soupir presque voluptueux s'échappa de la poitrine du roi.
- Elle m'aimerait !...
- Elle t'aimera.
- Non, Mothril.
- Eh bien ! seigneur, plonge-toi dans la douleur alors, car tu n'es pas digne d'être heureux ; car tu désespères avant le but.
- Aïssa me fuit.
- Je croyais les chrétiens plus ingénieux à deviner le coeur des femmes. Chez nous, les passions se concentrent et s'effacent en apparence sous la couche épaisse de l'esclavage, mais nos femmes si libres de tout dire, et par conséquent de tout cacher, nous rendent plus clairvoyants à lire dans leur coeur ; comment veux-tu que la fière Aïssa aime, ostensiblement, celui qui ne marche qu'escorté d'une femme rivale de toutes les femmes qui aimeraient don Pedro.
- Aïssa serait jalouse ?
Un sourire du More fut sa réponse, puis il ajouta :
- Chez nous, la tourterelle est jalouse de sa compagne, et la noble panthère se déchire aux dents et aux griffes de la panthère en présence du tigre qui va choisir l'une ou l'autre.
- Ah ! Mothril, j'aime Aïssa.
- Epouse-la.
- Et dona Maria ?
- L'homme qui a fait tuer sa femme pour ne pas déplaire à sa maîtresse, hésite à congédier sa maîtresse qu'il n'aime plus, pour conquérir cinq millions de sujets et un amour plus précieux que la terre entière !
- Tu as raison, mais dona Maria en mourrait.
Le More sourit encore.
- Elle t'aime donc bien ?
- Si elle m'aime ! tu en doutes ?
- Oui, seigneur.
Don Pedro pâlit.
- Il l'aime encore ! pensa Mothril, n'éveillons pas sa jalousie, car il la préférerait à toutes les autres.
- J'en doute, reprit-il, non parce qu'elle te serait infidèle, je ne le crois pas, mais parce que, se voyant moins aimée, elle persiste à vivre près de toi.
- J'eusse appelé cela de l'amour, Mothril.
- Moi, je nomme ce sentiment ambition.
- Tu chasserais Maria ?
- Pour obtenir Aïssa, oui.
- Oh ! non... non !
- Souffre, alors.
- Je croyais, dit don Pedro en fixant sur Mothril un regard enflammé, que si tu voyais souffrir ton roi, tu n'aurais pas le courage de lui dire : Souffre !... Je croyais que tu ne manquerais pas de t'écrier : Je te soulagerai, mon seigneur.
- Aux dépens de l'honneur d'un grand roi de mon pays, non ; plutôt la mort !
Don Pedro demeura plongé dans une sombre rêverie.
- Je mourrai donc, dit-il, car j'aime cette fille, on plutôt, s'écria-t-il avec une sinistre flamme, non, je ne mourrai pas.
Mothril connaissait assez le roi, et savait assez qu'aucune barrière n'était de force à arrêter l'élan des passions chez cet homme indomptable.
- Il userait de violence, pensa-t-il, empêchons ce résultat.
- Seigneur, dit Mothril, Aïssa est une belle âme, elle croirait aux serments... Si vous lui juriez de l'épouser après avoir quitté solennellement dona Maria, je crois qu'Aïssa confierait sa destinée à votre amour.
- T'y engagerais-tu ?
- Je m'y engagerais.
- Eh bien ! s'écria don Pedro, je romprai avec dona Maria, je le jure.
- C'est autre chose, faites vos conditions, monseigneur.
- Je romprai avec dona Maria et lui laisserai un million d'écus. Il n'y aura pas, dans le pays qu'elle choisira pour sa résidence, une princesse plus riche et plus honorée.
- Soit, c'est d'un prince magnifique, mais enfin, ce pays ne sera pas l'Espagne !
- Il faut cela ?
- Aïssa ne sera rassurée que si la mer, une mer infranchissable, sépare votre ancien amour du nouveau.
- Nous mettrons la mer entre Aïssa et dona Maria, Mothril.
- Bien, monseigneur.
- Mais je suis le roi, tu sais que je n'accepte de conditions de personne.
- C'est juste, sire.
- Il faut donc que le marché, un peu semblable au marché des juifs, s'accomplisse entre nous sans engager d'abord d'autre que toi.
- Comment cela ?
- Il faut que dona Aïssa me soit remise comme otage.
- Rien que cela ? dit Mothril avec ironie.
- Insensé ! ne vois-tu pas que l'amour me brûle, me dévore, que je joue en ce moment à des délicatesses qui me font rire, comme si le lion avait des scrupules dans sa faim ? Ne vois-tu pas que si tu me fais marchander Aïssa, je la prendrai ! Que si tu roules tes yeux irrités, je te fais arrêter et pendre, et que tous les chevaliers chrétiens seront là pour regarder ton corps au gibet, et pour faire la cour à ma nouvelle maîtresse ?
- C'est vrai, pensa Mothril ; mais dona Maria, seigneur ?
- Que j'aie faim d'amour, te dis-je, et dona Maria verra comment mourut dona Bianca de Bourbon.
- Votre colère est terrible, mon maître, répliqua humblement Mothril, bien fou qui ne plierait le genou devant vous.
- Tu me livreras Aïssa ?
- Si vous me le commandez, oui, seigneur ; mais si vous n'avez pas suivi mes conseils, si vous ne vous êtes pas défait de dona Maria, si vous n'avez terrassé ses amis, qui sont vos ennemis, si vous n'avez levé tous les scrupules d'Aïssa, songez-y, vous ne posséderez pas cette femme, elle se tuera !
Ce fut au tour du roi de frémir et de rêver.
- Que veux-tu donc ? dit-il.
- Je désire que vous attendiez huit jours. – Ne m'interrompez point ! – Alors laissez dona Maria vous tenir rigueur... Aïssa partira pour un château royal, sans que nul devine sa fuite ou la destination de son voyage ; vous convaincrez cette jeune fille, elle deviendra vôtre et elle vous aimera.
- Et dona Maria ? te dis-je.
- Assoupie d'abord, elle se réveillera vaincue. – Laissez la gémir et s'irriter ; vous aurez échangé la maîtresse contre une amante, jamais Maria ne vous pardonnera cette infidélité, elle-même vous débarrassera d'elle.
- Oui, elle est fière, c'est vrai, et tu crois qu'Aïssa viendra ?
- Je ne crois pas, je sais.
- Ce jour-là, Mothril, demande-moi la moitié de mon royaume, elle est à toi.
- Vous n'aurez jamais plus justement récompensé de loyaux services.
- Ainsi donc dans huit jours ?
- A la dernière heure du jour, oui, monseigneur Aïssa sortira de la ville escortée par un More, je te la conduirai.
- Va, Mothril.
- Jusque-là, n'éveillez pas les soupçons de dona Maria.
- Ne crains rien. J'ai bien caché mon amour, ma douleur ; crois-tu que je ne cacherai pas ma joie !
- Annoncez donc, monseigneur, que vous voulez partir pour un château de campagne.
- Je le ferai, dit le roi.

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