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Chapitre V
Le passage de la rivière.

Le More, parti le premier, fut le premier au bord de le rivière.
Sans doute, soit en venant, soit pendant un autre voyage, il avait sondé le gué qu'il venait reconnaître, car sans hésitation aucune il descendit jusqu'au bord de la rivière, perdu jusqu'à la moitié du corps parmi les lauriers-roses qui, dans la partie méridionale de l'Espagne et du Portugal, accompagnent presque toujours les fleuves. Sur un signe de lui, les conducteurs de la litière prirent les mules par la bride, et après avoir reçu de Mothril l'indication du chemin qu'ils devaient suivre, et que rendait facile un petit bois d'orangers placé dans cette direction, ils descendirent dans la rivière et se mirent en devoir de la traverser, opération qu'ils exécutèrent sans que l'eau atteignît plus haut que le ventre des mules. Malgré la certitude où paraissait être Mothril de la sûreté du gué, il n'en suivit pas moins des yeux le trajet jusqu'à ce qu'il eût vu la précieuse litière en sûreté sur l'autre bord.
Alors seulement il regarda autour de lui, et se baissant au niveau des lauriers-roses :
- Es-tu là ? demanda-t-il.
- Oui, répondit une voix.
- Tu reconnaîtras bien le page, n'est-ce pas ?
- C'est celui qui a sifflé le chien.
- La lettre est dans un sachet qu'il porte pendu à son côté dans une petite gibecière. C'est cette gibecière qu'il me faut.
- Vous l'aurez, répondit le More.
- Alors je puis l'appeler, tu es à ton poste ?
- J'y serai quand il sera temps.
Mothril remonta sur le rivage et alla rejoindre don Frédéric et Fernand.
Pendant ce temps Agénor et Musaron étaient arrivés de leur côté sur le talus de la rivière, et comme il l'avait dit, sans s'inquiéter de la profondeur de l'eau, le chevalier avait bravement poussé son cheval dans le courant.
La rivière était peu profonde sur les bords. Le chevalier et son écuyer s'enfoncèrent donc lentement et progressivement. Vers les trois quarts du trajet, le cheval perdit pied ; mais soutenu par la bride et les caresses de son cavalier, il nagea vigoureusement, et il prit pied à une vingtaine de pas de l'endroit où il l'avait perdu. Musaron suivait son maître comme une ombre ; et, après avoir opéré à peu près la même manoeuvre, était, comme lui, arrivé sain et sauf de l'autre côté du courant. Selon son habitude, il voulut se féliciter tout haut de cette prouesse, mais son maître, en appuyant un doigt sur ses lèvres, lui fit signe de garder le silence. Tous deux gagnèrent donc le rivage sans qu'on entendît autre chose que le léger clapotement de l'eau, et sans qu'aucun signe eût révélé à Mothril le passage du chevalier.
Arrivé là, Agénor s'arrêta, mit pied à terre et jeta la bride de son cheval aux mains de Musaron, puis décrivant un cercle, il gagna l'autre extrémité du bois d'orangers, en face duquel il voyait un rayon de la lune se jouer sur la frise dorée de la litière ; d'ailleurs, n'eût-il pas su où elle était, qu'il l'eût facilement trouvée. Les sons vibrants de la guzla retentissaient dans la nuit, et indiquaient qu'Aïssa, pour se distraire en attendant que son gardien fût passé à son tour, en avait appelé à cet instrument. D'abord, ce n'étaient que des accords sans suite, une espèce de vague harmonie jetée au vent et à la nuit par les doigts distraits de la musicienne. Mais à ces accords succédèrent des paroles, qui quoique traduites de l'arabe, étaient chantées dans le plus pur castillan. La belle Aïssa savait donc l'espagnol. Le chevalier pourrait donc lui parler ; il continua de s'approcher, guidé cette fois par la musique et par la voix.
Aïssa avait tiré les rideaux de sa litière du côté opposé au fleuve, et pour obéir aux ordres du maître, sans doute, les deux conducteurs s'étaient retirés à une vingtaine de pas en arrière. La jeune fille était couchée dans le palanquin éclairé par le plus pur rayon de la lune dont elle suivait la marche dans un ciel sans nuage. Sa pose, comme celle de toutes ces filles de l'Orient, était pleine de grâce naturelle et de profonde volupté. Elle semblait aspirer par tous les pores ces parfums de la nuit qu'une chaude brise du Midi poussait de la Ceuta vers le Portugal. Quant à sa chanson, c'était une de ces compositions orientales :

          C'était l'heure du soir, c'était l'heure voilée
          Où suspendant son vol,
          Sur la branche déserte, au fond de la vallée,
          Chante le rossignol.

          C'était l'heure du soir, c'était l'heure tardive
          Où s'efface tout bruit,
          Où la rose inclinée offre, ainsi qu'à la rive,
          Son parfum à la nuit.

          L'air cessait tous ses chants, l'eau cessait son murmure,
          Toute chose écoutait,
          Et l'étoile elle-même écoutait la voix pure
          De l'oiseau qui chantait.

          Il disait à la rose : Oh ! pourquoi, fleur des femmes,
          Ne t'ouvres-tu qu'au soir !
          Elle, disait : Pourquoi n'offrir ton chant aux âmes
          Que quand le ciel est noir !

          Il répondait : Mon chant est à la fleur des rives
          Qui s'ouvre pour la nuit.
          - Mon parfum à l'oiseau dont les notes craintives
          Naissent quand meurt le bruit.

          Et la nuit confondait avec un doux mystère,
          Parfums et chants du coeur.
          Et le matin trouva descendu sur la terre
          L'oiseau près de la fleur.

Comme elle achevait le dernier mot et comme les derniers accords vibraient harmonieusement dans les airs, le chevalier, incapable de maîtriser plus longtemps son impatience, apparut dans l'espace vide et éclairé par les rayons de la lune entre le petit bois et la litière. En voyant un homme surgir ainsi tout à coup, une femme d'Occident eût jeté un cri et eût appelé au secours. La belle Moresque ne fit ni l'un ni l'autre ; elle se souleva sur la main gauche, tira de la droite un petit poignard qu'elle portait à sa ceinture ; mais presqu'aussitôt, reconnaissant le chevalier, elle repoussa le poignard dans son fourreau, laissa retomber sa tête sur une de ses mains mollement arrondie, et, rapprochant l'autre de ses lèvres, elle lui fit signe de s'avancer sans bruit. Agénor obéit. Les longues draperies de la litière, les caparaçons qui couvraient les mules formaient une espèce de muraille qui le rendait invisible aux yeux des deux gardiens occupés d'ailleurs à regarder vers l'autre rive les préparatifs du passage de Fernand et de don Frédéric ; il s'approcha donc hardiment de la main de la jeune fille en dehors de la litière ; il la prit, et y appuyant ses lèvres :
- Aïssa m'aime, et j'aime Aïssa, dit-il.
- Ceux de ton pays sont-ils donc nécromants, dit-elle, pour lire dans le coeur des femmes les secrets qu'elles n'ont dit qu'à la nuit et à la solitude ?
- Non, dit le chevalier ; mais ils savent que l'amour appelle l'amour. Aurais-je le malheur de m'être trompé ?
- Tu sais bien que non, dit la jeune fille. Depuis que don Mothril me conduit à sa suite et me garde comme si j'étais sa femme et non sa fille, j'ai vu passer les plus beaux chevaliers mores et castillans, sans que mes yeux se détournassent des perles de mon bracelet, et sans que ma pensée se détachât de ma prière. Mais il n'en a pas été de toi comme des autres hommes : du moment où je t'ai rencontré. dans la montagne, j'eusse voulu descendre de mon palanquin et te suivre. Cela t'étonne que je te parle ainsi, mais je ne suis pas une femme des villes. Je suis une fleur de la solitude, et comme la fleur donne son parfum à celui qui la cueille et meurt, moi je te donnerai mon amour si tu en veux et je mourrai si tu n'en veux pas.
De même qu'Agénor était le premier homme sur lequel la belle Moresque eût arrêté ses yeux, de même elle était la première femme qui, par l'harmonie de la voix, du geste et du regard, eût si doucement parlé à son coeur. Il s'apprêtait donc à répondre à cet étrange aveu qui, au lieu de se défendre, venait pour ainsi dire au-devant de lui, quand tout à coup un cri douloureux, profond, suprême, retentit et fit tressaillir Agénor et la jeune fille. En même temps on entendit la voix du grand-maître qui, de l'autre rive, criait :
- Au secours ! Agénor ! au secours ! Fernand se noie !
La jeune fille, par un mouvement rapide, sortit presque de son palanquin, effleura le front du jeune homme de ses lèvres, et lui dit ces seuls mots :
- Je te reverrai, n'est-ce pas ?
- Oh ! sur mon âme, dit Agénor.
- Va donc au secours du page, dit-elle, et elle le repoussa d'une main tandis que de l'autre elle referma ses rideaux.
En deux élans, et grâce à un léger détour, le chevalier se retrouva au bord de la rivière. En un instant il se débarrassa de son épée et de ses éperons. Comme heureusement il était sans armure, il s'élança vers le point où l'agitation de l'eau indiquait la disparition du page.
Voici ce qui s'était passé :
Comme nous l'avons indiqué, après avoir fait passer sa litière et donné ses instructions au More caché dans les lauriers-roses, Mothril était revenu trouver le grand-maître et Fernand qui attendaient à une centaine de pas du rivage avec le reste de la suite.
- Seigneur, avait dit le More, le gué est trouvé, et comme peut le voir Son Altesse, la litière est arrivée à l'autre bord sans accident. Cependant, pour plus grande précaution, je guiderai moi-même d'abord votre page, puis vous, mes hommes passeront ensuite.
Cette offre correspondait si bien avec les désirs du grand-maître qu'il n'eut point l'idée d'y faire la moindre objection. En effet, rien ne pouvait mieux faciliter l'exécution du projet convenu entre Fernand et don Frédéric.
- C'est bien, dit-il à Mothril. Fernand passera d'abord, et comme il doit nous précéder sur la route de Séville, il continuera son chemin, tandis que nous achèverons, nous, de passer la rivière.
Mothril s'inclina en signe qu'il ne voyait aucun empêchement à ce désir du grand-maître.
- Avez-vous quelque chose à faire dire au roi don Pèdre, mon frère, par la même occasion ? demanda don Frédéric.
- Non, monseigneur, répondit le More ; mon messager à moi est parti et arrivera avant le vôtre.
- C'est bien, dit don Frédéric, marchez devant.
Le grand-maître consacra le court espace qui lui restait jusqu'à la rivière à une exhortation tendre et prudente à Fernand ; il aimait beaucoup ce page qu'il avait pris près de lui tout enfant, et le jeune homme lui était profondément attaché. Aussi don Frédéric n'avait-il pas hésité à en faire, tout jeune qu'il était le confident de ses secrets les plus intimes.
Mothril attendait au bord de la rivière. Tout était calme. Le paysage éclairé par la lune, accidenté des grandes ombres de la montagne, illuminé de place en place par les reflets éclatants de la rivière, semblait appartenir à un de ces royaumes de fées que l'on voit en rêve. L'homme le plus devant, rassuré par ce silence et par cette limpidité nocturne, n'aurait pas, fût-il prévenu, voulu croire à la présence d'un danger.
Aussi, Fernand, naturellement brave et aventureux comme on l'est à son âge, n'éprouva-t-il pas la moindre crainte, et poussa-t-il son cheval à la rivière à la suite de la mule du More.
Mothril marchait devant. Pendant l'espace d'une quinzaine de pas, le cheval et la mule eurent pied ; mais insensiblement le More appuya vers la droite.
Vous vous écartez du chemin, Mothril ! cria don Frédéric du bord. Prends garde, Fernand, prends garde !
- Ne craignez rien, monseigneur, répondit Mothril, puisque je marche devant. S'il y avait un danger, je serais le premier à le reconnaître.
La réponse était plausible. Aussi, quoique le More s'écartât de plus en plus de la ligne droite, Fernand ne conçut-il aucun soupçon. Peut-être d'ailleurs était-ce un moyen employé par son guide pour couper le courant avec moins de difficulté.
La mule du More perdit pied, et le cheval de Fernand commença de nager ; mais peu importait au page, car il nageait lui-même de manière à traverser la rivière, dans le cas où il eût été forcé d'en appeler à ses propres forces. Le grand-maître continuait d'observer le passage avec une inquiétude croissante.
- Vous obliquez, Mothril ! cria-t-il ; vous obliquez. Tiens ta gauche, Fernand.
Mais Fernand, qui sentait sa monture nager vigoureusement, et qui d'ailleurs était toujours précédé par le More, ne conçut aucune crainte dans cette traversée, où il ne voyait qu'un jeu, et se retournant sur sa selle, il répondit à son maître :
- Ne craignez rien, monseigneur, je suis le bon chemin, puisque le seigneur don Mothril est avant moi.
Mais en faisant ce mouvement, une singulière vision lui était apparue ; – il avait cru, dans l'espèce de sillage que laissait après elle sa monture, apercevoir la tête d'un homme qui avait plongé aussitôt qu'il s'était retourné ; mais pas assez vite cependant pour échapper à sa vue.
- Seigneur Mothril, – dit-il au More, – il me semble en effet que nous nous trompons. Ce n'est point ici qu'est passé votre litière, et si je ne me trompe, je la vois là-bas aux rayons de la lune contre ce bois d'orangers, et tout a fait à notre gauche.
- Ce n'est qu'un petit espace plus profond, répliqua le More, et dans un instant nous allons reprendre terre.
- Mais tu t'écartes, tu t'écartes, cria encore don Frédéric, mais si éloigné déjà, que sa voix arrivait à peine jusqu'à l'enfant.
- En effet, dit Fernand, commençant a prendre quelque inquiétude en voyant les vains efforts que faisait son cheval entraîné comme par une force inconnue dans le courant, tandis que Mothril, maître de sa mule demeurait à sa gauche assez éloigné de lui.
- Seigneur Mothril, s'écria le page, il y a là quelque trahison.
A peine avait-il prononcé ces paroles, que le cheval poussa un gémissement subit, et fléchissant d'un côté, battit l'eau avec violence, mais sans nager comme auparavant de la jambe droite. Presque aussitôt il hennit encore douloureusement et cessa de nager de la jambe gauche.
Alors, ne se soutenant plus qu'avec ses deux pieds de devant, l'animal enfonça insensiblement sa croupe sous l'eau.
Fernand vit que le moment était venu de s'élancer à la rivière, mais il voulut vainement quitter les étriers, il se sentait attaché au cheval.
- Au secours ! au secours ! cria Fernand.
C'était ce cri douloureux qu'avait entendu Agénor et qui l'avait tiré de l'extase où le plongeait l'aspect et la voix de la belle Moresque.
En effet, le cheval continuait de s'enfoncer ; ses naseaux seuls dépassaient la surface de la rivière et soufflaient bruyamment, tandis que ses pieds de devant faisaient jaillir l'eau tout autour de lui.
Fernand voulut crier une seconde fois au secours, mais arraché par cette force secrète à laquelle il avait déjà inutilement tenté de résister, il suivit le cheval dans l'abîme ; seulement sa main élevée au ciel comme pour demander vengeance ou secours, s'agita encore un instant au-dessus du gouffre, mais comme le reste du corps elle disparut bientôt. Et l'on ne vit plus qu'un tourbillonnement, qui du fond de la rivière montait à sa surface, où allèrent éclater des bulles nombreuses et sanglantes.
Deux amis s'étaient élancés au secours de Fernand : d'un côté Agénor, comme nous l'avons dit, de l'autre le chien des montagnes habitué à obéir à la voix du page presqu'aussi fidèlement qu'à celle de son maître.
Tous deux cherchèrent inutilement, quoique deux ou trois fois Agénor eût vu plonger le chien dans une même direction ; à la troisième fois même, l'animal reparut tenant un lambeau d'étoffe dans sa gueule haletante. Mais comme si, en arrachant ce lambeau, il avait fait tout ce qu'il avait pu faire, il nagea vers le bord, et se couchant aux pieds de son maître, il fit entendre un de ces hurlements lugubres et désespérés qui font, lorsqu'ils passent dans la nuit, défaillir les coeurs les plus fermes. Ce lambeau d'étoffe, c'était tout ce qui restait du malheureux Fernand.
La nuit se passa en recherches inutiles. Don Frédéric, qui avait à son tour traversé le fleuve sans accident, demeura toute la nuit sur la rive. Il ne pouvait se décider à quitter cette tombe mouvante dont à chaque instant il espérait voir sortir son ami.
Son chien hurlait à ses pieds.
Agénor, rêveur et sombre, tenait à la main le lambeau d'étoffe rapporté par le chien, et semblait avec impatience attendre le jour.
Mothril, qui de son côté était longtemps demeuré courbé dans les lauriers- roses comme s'il cherchait le jeune homme, était revenu le visage désespéré, en répétant Allah ! Allah ! et cherchait à consoler le grand-maître avec ces phrases banales qui sont une douleur de plus pour celui qui souffre.
Le jour vint ; ses premiers rayons éclairèrent Agénor assis aux pieds de don Frédéric. Il était évident que le chevalier attendait ce moment avec impatience, car à peine les premiers rayons glissèrent-ils à travers l'ouverture de la tente, qu'il s'approcha de cette ouverture et regarda avec une attention profonde le lambeau d'étoffe arraché au pourpoint du malheureux page.
Cet examen le confirma sans doute dans ses soupçons, car secouant douloureusement la tête :
- Seigneur, dit-il au grand-maître, voilà un événement bien lamentable, et bien étrange surtout, – Oui, reprit Frédéric, bien lamentable et bien étrange ! Pourquoi la Providence m'a-t-elle fait une semblable douleur ?
- Monseigneur, dit Agénor, je crois que ce n'est pas la Providence qu'il faut accuser dans tout ceci. Regardez cette dernière relique de l'ami que vous pleurez.
- Mes yeux s'useraient à la regarder, dit don Frédéric et à pleurer en la regardant.
- Mais n'y voyez-vous rien, seigneur.
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire que le pourpoint du malheureux Fernand était blanc comme la robe d'un ange. – Je veux dire que l'eau de la rivière est limpide et claire comme le cristal, et cependant. regardez, monseigneur, la teinte de ce lambeau est rougeâtre. Il y a eu du sang sur cette étoffe.
- Du sang !
- Oui, monseigneur.
- Allan se sera blessé en cherchant à retenir celui qu'il aimait ; car, vous le voyez, il a sur sa tête ce même reflet de sang.
- Je l'ai d'abord pensé comme vous, monseigneur mais j'ai eu beau regarder je n'ai vu aucune blessure. Le sang ne vient pas du chien.
- Mais ne serait-ce point que Fernand lui-même se serait heurté à quelque rocher !
- Monseigneur, j'ai plongé à l'endroit où il a disparu et tout autour il y avait plus de vingt pieds d'eau. Mais voilà qui va nous guider peut-être. Voyez cette déchirure dans le morceau d'étoffe.
C'est la dent du chien.
- Non pas, monseigneur ! car voici l'endroit bien visible où le chien a mordu. Ceci est le trou fait par un instrument tranchant, par la lame d'un poignard.
- Oh ! quelle sombre idée ! s'écria don Frédéric en se levant pâle, les cheveux hérissés, la fureur et l'épouvante dans le regard ; tu as raison ! tu as raison ! Fernand était un excellent nageur ; son cheval, élevé dans mes haras, a cent fois traversé des cours d'eau bien autrement rapides que celui ci. Il y a un crime, Agénor, il y a un crime !...
- Je n'en douterais pas, seigneur, si j'y voyais une cause.
- Ah ! c'est vrai... Tu ne sais pas, toi, qu'en touchant cette rive, Fernand allait me quitter, non pas pour rejoindre le roi don Pèdre, comme je l'avais dit au More, qui ne l'aura pas cru, mais pour accomplir une mission dont je l'avais chargé. Mon pauvre ami ! Mon confident si fidèle et si sûr que son coeur ne s'ouvrait que pour moi. Hélas ! c'est pour moi et par moi qu'il meurt.
- Cela fût-il, monseigneur, c'est notre devoir à tous de mourir pour Votre Altesse.
- Oh ! qui peut savoir, murmura don Frédéric répondant à sa propre pensée, les conséquences terribles que doit avoir cette mort !
- Que ne suis-je votre ami au même degré que Fernand, dit tristement le chevalier, j'hériterais de votre confiance et je vous servirais comme il vous a servi.
- Tu es juste, Agénor, dit le prince en lui tendant la main, et en le regardant avec cette douceur infinie qu'on s'étonnait toujours de trouver dans le regard d'un tel homme. J'avais fait deux parts de mon coeur, une pour toi, l'autre pour Fernand. Fernand mort, tu es désormais mon seul ami, et je vais te le prouver en te disant quelle mission Fernand avait reçue de moi. Il devait porter une lettre à ta compatriote, à la reine dona Bianca.
- Ah ! voilà la cause, dit Agénor, et où était cette lettre ?
- Cette lettre était dans la gibecière qu'il portait pendue à sa ceinture. Si Fernand a été réellement assassiné, et je crois maintenant comme toi qu'il l'a été ; si les assassins ont traîné le cadavre qui n'a pas reparu sur quelque rive déserte, écartée, du fleuve, mon secret est découvert et nous sommes perdus.
- Mais s'il en est ainsi, monseigneur, s'écria Agénor, n'allez pas à Séville. Fuyez ! Vous êtes encore assez près du Portugal pour rejoindre sans accident votre bonne ville de Coïmbre, et pour vous mettre en sûreté derrière ses remparts.
- Ne pas aller à Séville, c'est l'abandonner, elle ; fuir, c'est donner des soupçons qui n'existent pas, si la mort de Fernand n'est qu'un accident ordinaire. D'ailleurs don Pèdre retient dona Bianca et me tient par elle. J'irai à Séville.
- Mais en quoi puis-je vous servir alors, demanda le chevalier : ne puis-je remplacer Fernand ? Cette lettre que vous lui aviez donnée, pouvez-vous m'en donner une pareille, un gage qui me fasse reconnaître ? Je ne suis pas un enfant de seize ans, moi ; je n'ai pas un pourpoint de drap léger doublé de soie, j'ai une bonne cuirasse, et elle à émoussé des poignards plus dangereux que tous les canjiards et tous les yatagans de vos Mores. Donnez, j'arriverai, moi, et s'il faut à tout homme huit jours pour aller à elle, elle aura, je vous le promets, votre lettre dans quatre jours.
- Merci ! mon brave Français. Mais si le roi est prévenu, ce serait doubler le danger. Le moyen que j'avais employé n'est pas bon, puisque Dieu n'a pas voulu qu'il réussît. Maintenant nous prendrons conseil des circonstances. Nous allons continuer notre route comme si rien n'était arrivé. A deux journées de Séville, et au moment où l'on n'aura plus aucun souvenir, tu me quitteras, tu feras un détour, et tandis que j'entrerai à Séville par une porte, tu entreras par l'autre. Puis le soir, tu te glisseras dans l'alcazar du roi, où tu demeureras caché dans la première cour, celle qu'ombragent de majestueux platanes, celle au milieu de laquelle il y a un bassin de marbre avec des têtes de lion : – tu verras des fenêtres avec des rideaux de pourpre, c'est mon logement habituel quand je vais visiter mon frère. – A minuit, viens sous ces fenêtres, – je saurai alors, d'après l'accueil du roi don Pedro, ce que nous avons à craindre ou à espérer. Je te parlerai, et si je ne puis te parler, je te jetterai un billet qui te dira ce qu'il faut que tu fasses. Jure-moi seulement d'exécuter à l'instant même soit ce que je te dirai, soit ce que je t'écrirai.
- Sur mon âme, monseigneur, je vous jure, dit Agénor, que votre volonté sera accomplie de point en point.
- C'est bien ! dit don Frédéric, – me voici un peu plus tranquille. Pauvre Fernand !
- Monseigneur, dit Mothril en apparaissant sur le seuil de la tente, Votre Altesse voudra-t-elle bien se rappeler que nous n'avons fait cette nuit que la moitié de notre course ? S'il lui plaisait d'ordonner le départ, nous arriverions dans trois ou quatre heures sous l'ombre d'une forêt que je connais pour y avoir déjà fait une halte en venant, et nous y laisserions passer la chaleur du jour.
- Partons, dit don Frédéric, – rien ne me retient plus ici, maintenant que j'ai perdu tout espoir de revoir Fernand.
Et la caravane se remit en route, mais non pas sans que le grand-maître et le chevalier ne tournassent bien des fois les yeux vers la rivière, et ne répétassent bien des fois aussi, comme une exclamation douloureuse échappée à leur poitrine : – Pauvre Fernand ! pauvre Fernand !
Ainsi se continua le voyage de don Frédéric vers Séville.

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