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Chapitre XLIII
La Bataille.

Une heure après cette lugubre réflexion du bon écuyer, comme Bertrand appelait Musaron, le soleil se leva sur la plaine de Navarrette, aussi pur, aussi calme et aussi tranquille que s'il ne devait pas éclairer bientôt l'une des plus célèbres batailles qui ensanglantent les annales du monde.
Lorsque le soleil se leva, la plaine était occupée par l'armée du roi Henri, disposée en trois corps.
Don Tellez, avec son frère Sanche, tenait la gauche, à la tête de vingt-cinq mille hommes.
Duguesclin, avec six mille hommes d'armes, c'est-à-dire dix-huit mille chevaux à peu près, tenait l'avant-garde.
Enfin don Henri lui-même, placé à droite, à peu près sur le même plan que ses deux frères, tenait la droite avec vingt-et-un mille chevaux et trente mille fantassins.
Cette armée était disposée comme les trois gradins d'un escalier.
Il y avait une réserve d'Aragonais bien montés et commandés par les comtes d'Aigues et de Roquebertin.
C'était le 3 avril 1368, et la journée de la veille avait été accablante de chaleur et de poussière.
Le roi Henri monta sur une belle mule d'Aragon et parcourut les vides de ses escadrons, encourageant les uns, louant les autres, et leur représentant surtout le danger qu'il y avait pour eux de tomber vivants entre les mains du cruel don Pedro.
Quant au connétable, qui se tenait froid et résolu à son poste, il l'était allé embrasser en disant :
- Ce bras va me donner à jamais la couronne. Que n'est-ce la couronne de l'univers ! je vous l'offrirais, car c'est la seule qui soit digne de vous.
Les rois trouvent toujours de ces paroles-là au moment du danger. Il est vrai que le danger, en passant, les emporte avec lui comme fait le tourbillon de la poussière.
Puis il se mit à genoux, la tête nue, pria Dieu, et tout le monde l'imita.
En ce moment les rayons du soleil levant jaillirent derrière la montagne de Navarette, et les soldats, en le regardant, aperçurent les premières lances anglaises hérissant le coteau, d'où elles commencèrent à descendre lentement, et s'étageant sur différents plateaux aux flancs de la montagne.
Agénor reconnut dans les bannières placées au premier rang celle de Caverley, plus raide et plus fière qu'elle ne l'était au moment même de l'attaque nocturne. Lancastre et Chandos qui, comme notre capitaine, avaient échappé à la défaite de la nuit, commandaient avec lui, d'autant plus résolus qu'ils avaient à prendre une terrible revanche.
Tous trois allèrent prendre position en face de Duguesclin.
Le prince de Galles et le roi don Pedro se placèrent en face de don Sanche et de don Tellez.
Le captal de Buch, Jean Grailly, se porta devant le roi don Henri de Transtamare.
Pour toute exhortation à ses troupes, le prince Noir, touché de la vue de tant de milliers d'hommes qui allaient s'égorger, le prince de Galles versa des larmes, et demanda à Dieu, non la victoire, mais ce droit qui est la devise de la couronne d'Angleterre.
Alors les trompettes sonnèrent.
Aussitôt on sentit trembler la plaine sous les pieds des chevaux, et un bruit pareil à celui de deux tonnerres roulant au-devant l'un de l'autre gronda dans l'air.
Cependant les deux avant-gardes, composées d'hommes résolus et surtout expérimentés, n'avançaient qu'au pas.
Après les flèches dont l'air fut d'abord obscurci, les chevaliers s'élancèrent l'un sur l'autre, combattirent corps à corps et en silence ; c'était pour la partie de l'armée qui n'en était pas encore venue aux mains un spectacle terrible et excitant.
Le prince Noir s'y laissa entraîner comme un simple homme d'armes.
Il poussa au galop tout son corps d'armée contre don Tellez.
C'était la première bataille rangée à laquelle se trouvait le jeune homme, et il voyait venir à lui les hommes qui, avec les Bretons, passaient pour les premiers soldats du monde.
Il eut peur : il recula.
Ses cavaliers le voyant reculer tournèrent bride, et en un instant toute l'aile gauche de l'armée fut en déroute sous l'influence d'une de ces paniques dont les plus braves partagent parfois l'entraînement et la honte.
En repassant devant les Bretons, qui, quoique formant d'abord l'avant-garde, se trouvaient maintenant en arrière par le mouvement qu'avait fait don Tellez en se portant en avant, don Tellez précipita sa course en détournant la tête.
Quant à don Sanche, il rencontra le regard méprisant du connétable, et, sous ce regard tout-puissant s'arrêtant court, il se retourna contre l'ennemi et se fit prendre.
Don Pedro, qui était à la poursuite des fuyards avec le prince de Galles, ardent à profiter de ce premier succès, voyant l'aile gauche en déroute, se tourna aussitôt contre son frère Henri, qui luttait bravement contre le captal de Buch.
Mais, attaqué en flanc par sept mille lances fraîches et insolentes du succès, il plia.
On entendait, au milieu du bruit du fer froissé contre le fer, des chevaux hennissants, et des combattants qui hurlaient de rage, la voix du roi don Pedro dominant tout ce bruit, et criant : Pas de quartier aux rebelles ! pas de quartier !
Il combattait avec une hache dorée, dont la dorure, depuis le tranchant jusqu'au manche, avait déjà disparu sous le sang.
Pendant ce temps, la réserve, atteinte aux derniers rangs par Olivier de Clisson et le sire de Retz, qui avaient tourné la bataille, était culbutée et mise en fuite. Il n'y avait que Duguesclin avec ses Bretons, qui, ainsi qu'ils l'avaient promis, n'avaient pas reculé d'un pas, et, formés en bloc inattaquable, semblaient un rocher de fer autour duquel venaient s'enrouler, comme de longs et avides serpents, les bataillons vainqueurs.
Duguesclin jeta un regard rapide vers la plaine ; il reconnut la bataille perdue.
Il vit fuir trente mille soldats dans toutes les directions, il vit l'ennemi partout où une heure auparavant étaient des alliés et des amis. Il comprit qu'il n'y avait plus qu'à mourir en faisant le plus de mal possible à l'ennemi.
Il jeta les yeux à gauche, et aperçut un vieux mur, rempart d'une ville détruite. Deux compagnies d'Anglais le séparaient de cet appui, qui une fois gagné ne permettait plus de l'attaquer que par devant. Il donna un ordre de sa voix pleine et sonore ; les deux compagnies anglaises furent écrasées, et les Bretons se trouvèrent appuyés à la muraille.
Là, Bertrand reforma sa ligne et respira un instant.
Le Bègue de Vilaine et le maréchal d'Andreghem reprenaient haleine avec lui.
Agénor, dont le cheval avait été tué dans l'affaire, attendait derrière un des éperons du mur le cheval de main que Musaron lui amenait.
Le connétable profita de ce moment de répit pour lever la visière de son casque, essuyer son visage suant et poudreux, et regarder autour de lui, en comptant tranquillement ce qui lui restait d'hommes.
- Le roi ? demanda-t-il ; où est le roi ? est-il mort ? a-t-il fui ?
- Non, messire, dit Agénor, il n'est ni tué ni en fuite ; le voilà qui se replie et qui vient à nous.
Don Henri, couvert du sang ennemi mêlé au sien, la couronne de son casque brisée par un coup de hache, rejoignait le connétable, combattant en brave chevalier.
En effet, harcelé, essoufflé, reculant sans fuir sur les jarrets pliés de son cheval, qui n'avait pas cessé un moment de regarder l'ennemi, le brave roi venait doucement aux Bretons, attirant sur ces fidèles alliés la nuée d'Anglais qui, comme des corbeaux, convoitaient cette riche proie.
Bertrand donna l'ordre à cent hommes d'aller soutenir don Henri et de le dégager.
Ces cent hommes se ruèrent sur dix mille, s'ouvrirent un passage, et formèrent autour du prince une ceinture au milieu de laquelle il put respirer.
Mais aussitôt libre, don Henri changea de cheval avec un écuyer, jeta son casque moulu de coups, en prit un autre des mains d'un page, s'assura que son épée tenait toujours ferme à la poignée, et, fort comme un autre Antée à qui il suffit de toucher la terre :
- Amis ! dit-il, vous m'avez fait roi ; voyez si je suis digne de l'être !
Et il se rejeta dans la mêlée.
On le vit alors lever quatre fois son épée, et à chaque coup on vit tomber un ennemi.
- Au roi ! au roi ! dit le connétable ; sauvons le roi !
En effet, il était temps : les Anglais se refermaient sur don Henri, comme la mer se referme sur le nageur. Il allait être pris, quand le connétable parvint à ses côtés.
Bertrand le prit par le bras, et jetant quelques Bretons entre le roi et l'ennemi :
- Assez de courage comme cela : plus serait folie. La bataille est perdue, fuyez ! c'est à nous de mourir ici en protégeant votre retraite.
Le roi refusait ; Bertrand fit un signe : quatre Bretons saisirent Henri de Transtamare.
- Maintenant, Notre-Dame-Guesclin ! cria le connétable ; à l'ennemi ! à l'ennemi !
Et abaissant sa lance, avec ce qui lui restait d'hommes, il attendit le choc de trente mille cavaliers, choc effroyable, qui semblait devoir renverser jusqu'au mur contre lequel la petite troupe était appuyée.
- C'est ici qu'il faut se dire adieu, dit Musaron en envoyant à l'ennemi le dernier vireton qui restait dans sa trousse. Ah ! seigneur Agénor, voici ces affreux Mores derrière les Anglais.
- Eh bien ! adieu, mon cher Musaron, dit Agénor remonté, et qui était allé se placer côte à côte du connétable.
Le nuage et hommes arrivait grondant et près d'éclater : on voyait seulement à travers la poussière s'avancer une forêt de lances baissées horizontalement.
Mais tout à coup, dans l'espace vide encore, au risque d'être broyé entre ces deux masses, s'élança un chevalier à l'armure noire, au casque noir, à la couronne noire, et tenant en main un bâton de commandement.
- Arrêtez ! dit le chevalier Noir en levant le bras ; qui fait un pas est mort !
On vit à cette voix puissante les chevaux lancés se tordre sous le mors ; quelques-uns touchèrent la terre de leurs jarrets nerveux.
Le prince, alors seul dans l'espace demeuré libre, regarda avec cette tristesse particulière dont la postérité lui a fait une auréole, ces intrépides Bretons prêts à disparaître sous l'effort du nombre.
- Bonnes gens, dit-il, braves chevaliers, je ne veux pas que vous mouriez ainsi ! Regardez : un Dieu n'y résisterait pas.
Puis, se retournant vers Duguesclin, vers lequel il fit un pas en le saluant :
- Bon connétable, continua-t-il, je suis le prince de Galles, et je désire que vous viviez : votre mort ferait un trop grand vide parmi les braves. Votre épée à moi, je vous en supplie.
Duguesclin était homme à comprendre la vraie générosité ; celle du prince le toucha.
- C'est un loyal chevalier qui parle, dit-il, et je comprends l'anglais parlé de cette façon.
Et il inclina son épée.
A la voix de leur prince, les Anglais avancèrent, la lance basse, sans précipitation, sans colère.
Le connétable prit son épée par la lame.
Il allait la rendre au prince.
Tout à coup, don Pedro couvert de sang, avec son armure faussée en dix endroits, apparut sur son cheval écumant.
Il avait quitté ceux qui fuyaient pour venir à ceux qui résistaient encore.
- Quoi ! s'écria-t-il en s'élançant sur le connétable, quoi ! vous laissez vivre ces gens-là ! mais nous ne serons jamais les maîtres tant qu'ils vivront. Pas de quartier ! A mort ! à mort !
- Ah ! celui-ci est une bête brute, s'écria Duguesclin, et comme une bête brute il mourra.
Puis, comme le prince fondait sur lui, il leva son épée par la lame, et asséna de la poignée de fer un tel coup sur la tête de don Pedro, que celui-ci, pliant sous le coup, qui eût abattu un taureau, tomba sur la croupe de son cheval, étourdi, à demi-mort.
Duguesclin releva son terrible fléau.
Mais en s'élançant de son côté au-devant du prince, il avait laissé un espace vide derrière lui ; deux Anglais s'y étaient glissés, et tandis qu'il levait les deux bras. ils le saisirent l'un par le casque, l'autre par le milieu du corps.
Celui qui le tenait par le casque l'attirait en arrière, celui qui le tenait par le milieu du corps essayait de l'enlever de sa selle.
- Messire connétable, crièrent-ils ensemble, se rendre ou mourir.
Bertrand releva la tête, et, fort comme un taureau sauvage, il arracha de ses arçons l'Anglais qui avait saisi son casque, tandis que glissant la pointe de son épée sur le gorgerin de l'Anglais qui le tenait à bras le corps, il lui traversait le col, étouffant la menace avec le sang.
Mais cent autres Anglais se ruèrent sur lui, prêts à frapper chacun un coup sur le géant.
- Voyons, cria le prince Noir d'une voix de tonnerre, voyons qui sera assez hardi pour le toucher du doigt.
Aussitôt les plus acharnés firent un pas en arrière, et Duguesclin se trouva libre.
- Assez, mon prince, dit-il, je vous dois deux fois mon épée ; vous êtes le plus généreux vainqueur du monde.
Et il tendit son épée au prince.
Agénor tendait la sienne.
- Etes-vous fou ? lui dit Bertrand ; vous avez un bon cheval frais entre les jambes. Fuyez, gagnez la France, dites au bon roi Charles que je suis prisonnier ; et s'il ne veut rien faire pour moi, allez trouver mon frère Olivier : il fera, lui.
- Mais monseigneur... objecta Agénor.
- On ne fait pas attention à vous, partez, je le veux.
- Alerte ! alerte ! dit Musaron, qui ne demandait pas mieux que de gagner aux champs. Profitons de ce que nous sommes petits, nous reviendrons grands.
En effet, Le Bègue de Vilaine, le maréchal., les grands capitaines étaient disputés par les Anglais. Agénor se glissa entre eux, Musaron se glissa derrière son maître, et tous deux, mettant leurs montures au galop, s'éloignèrent sous une grêle de flèches, dont les saluèrent, mais trop tard, Caverley et Mothril.

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