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Chapitre XLI
L'Entrevue.

C'était en effet Aïssa qui, pensive et seule, se tenait sur la terrasse inférieure du palais attenant aux appartements de son père et aux siens, et qui, nonchalante et rêveuse comme une vraie fille d'Orient, aspirait la brise du soir et poursuivait du regard les derniers rayons du soleil.
Lorsque le soleil fut couché, sa vue s'égara sur les jardins magnifiques de l'Alcazar, cherchant par-delà les murailles, par-delà les arbres, ce qu'elle avait cherché par delà l'horizon, tant que l'horizon avait existé. Cette idée, ce souvenir vivace, qui ne tient compte ni des lieux, ni des temps, et qu'on appelle amour, c'est-à-dire éternel espoir.
Elle rêvait aux campagnes de France, plus vertes et plus touffues sinon plus parfumées ; à ces riches jardins de Bordeaux, dont les ombrages protecteurs avaient abrité la plus douce scène de sa vie ; et comme en toute chose à laquelle il s'arrête, l'esprit humain cherche une analogie triste ou joyeuse, elle songeait en même temps au jardin de Séville, où pour la première fois elle avait vu de près Agénor, lui avait parlé, avait touché sa main, qu'à présent elle brûlait de serrer encore.
Il y a des abîmes dans la pensée des amants. Comme dans l'esprit des fous, les extrêmes s'y croisent avec l'incohérente rapidité des songes, et le sourire de la jeune fille qui aime se résout parfois, comme celui d'Ophélie, en larmes amères et en sanglots déchirants.
Aïssa, toute subjuguée par ses souvenirs, sourit, soupira, versa des larmes.
Elle en était aux larmes et peut-être allait passer aux sanglots, quand un pas précipité retentit dans l'escalier de pierre.
Elle crut que Mothril, déjà de retour, se hâtait, comme il faisait quelquefois, de la venir surprendre au milieu de ses plus doux rêves, comme si, chez cet homme clairvoyant jusqu'à la magie, une intelligence veillait, pareille à un flambeau infernal, pour éclairer toutes choses à l'entour de lui, et ne lui laissait d'obscur que sa pensée, immuable, profonde et toute puissante.
Et cependant il lui semblait que ce pas n'était point celui de Mothril, que ce bruit venait d'un côté opposé à celui par lequel venait Mothril.
Alors elle songea en frissonnant au roi ; au roi qu'elle avait complètement cessé de craindre, et par conséquent oublié depuis l'arrivée de dona Maria. Cet escalier par lequel venait le bruit était celui que Mothril avait ménagé comme un passage secret à son souverain.
Elle se hâta donc, non pas de sécher ses larmes, ce qui eût senti la dissimulation vulgaire, ce qui eût été au-dessous de sa fière pensée, mais de chasser un souvenir trop doux en présence de l'ennemi qui allait s'offrir à ses yeux ; si c'était Mothril, elle avait sa volonté ; si c'était don Pedro, elle avait son poignard.
Puis, elle affecta de tourner le dos à la porte, comme si rien d'heureux ou de menaçant ne pouvait parvenir à elle en l'absence d'Agénor, préparant son oreille à entendre la dure parole en harmonie avec le pas sinistre qui l'avait déjà fait frémir.
Soudain, elle sentit autour de son cou deux bras armés de fer ; elle poussa un cri de colère et de dégoût ; mais ses lèvres furent closes par deux lèvres avides. Alors, à la sensation dévorante qui passa dans ses veines, plus encore qu'au regard qu'elle jeta sur lui, elle reconnut Agénor agenouillé sur le marbre à ses pieds.
A peine put-elle étouffer le second cri de joie qui s'exhala de sa bouche et dégonfla son coeur. Elle se leva, toujours enlacée à son amant, et forte comme la jeune panthère qui traîne sa proie dans les broussailles de l'Atlas, elle emmena, elle emporta pour ainsi dire Agénor dans l'escalier, qui déroba dans son ombre mystérieuse la joie des deux amants.
La chambre aux longs stores d'Aïssa venait aboutir au pied de cet escalier ; elle s'y réfugia dans les bras de son amant, et comme la lumière des cieux était absorbée par les épaisses tentures, comme nul bruit ne traversait les murailles tapissées, on n'entendit pendant quelques instants que des baisers dévorants et des soupirs de flamme perdus dans les longues tresses noires d'Aïssa, qui s'étaient dénouées dans l'étreinte, et qui les enveloppaient tous deux comme un voile.
Etrangère à nos moeurs européennes, ignorant l'art de doubler les désirs par la défense, Aïssa s'était livrée à son amant, comme avait dû se livrer la première femme, sous l'empire de l'instinct, et avec l'abandon et l'entraînement d'un bonheur qu'on sent être soi-même le suprême bonheur.
- Toi ! toi ! murmurait-elle enivrée ; toi, dans le palais du roi don Pedro ! toi, rendu à mon fol amour ! Oh ! les jours sont trop longs dans l'absence, et Dieu a deux mesures pour le temps : les minutes où je te vois et qui passent comme l'ombre ; les jours où je ne te vois pas et qui sont des siècles.
Puis, leurs deux voix se perdirent dans un doux et long baiser.
- Oh ! tu es donc à moi ! s'écria enfin Agénor. Que m'importe la haine de Mothril, que m'importe l'amour du roi ! Je puis mourir maintenant.
- Mourir ! dit Aïssa les yeux humides et les lèvres frémissantes ; mourir !Oh !non, tu ne mourras pas, mon bien-aimé. Je t'ai sauvé à Bordeaux et te sauverai encore ici. Quant à l'amour du roi, regarde comme mon coeur est petit, comme il soulève une imperceptible partie de ma poitrine. Crois-tu que dans ce coeur tout rempli de toi, ne battant que pour toi, il y ait place même pour l'ombre d'un autre amour ?
- Oh ! Dieu me garde de pouvoir penser un instant que mon Aïssa m'oublie, dit Agénor. Mais là où la persuasion échoue, la violence est parfois toute puissante N'as-tu pas entendu raconter l'aventure de Lénor de Ximénès, à qui la brutalité du roi n'a laissé d'autre asile qu'un couvent !
- Lénor de Ximénès n'était point Aïssa, seigneur. Il n'en serait donc point, je te le jure, de l'une comme de l'autre.
- Tu te défendrais, je le sais bien, mais en te défendant, tu mourrais peut être !
- Eh bien ! ne m'aimerais-tu pas mieux morte qu'appartenant à un autre ?
- Oh ! oui ! oui ! s'écria le jeune homme en la serrant sur son coeur. Oh ! oui, meurs, meurs s'il le faut ! mais ne sois qu'à moi !
Et il l'enveloppa de nouveau dans ses bras avec un mouvement d'amour qui ressemblait presque à de la terreur.
La, nuit qui déjà brunissait les murailles extérieures, avait dans la chambre enlevé toute forme aux objets : comment, dans cette obscurité pleine de paroles d'amour et d'haleines brûlantes, comment ne pas se brûler de ce feu qui dévore sans éclairer, pareil à ces flammes terribles qui vivent sous les ondes.
Pendant un long espace de temps, le silence de la mort ou celui de l'amour régna dans la chambre où venaient de retentir deux voix, et de se heurter deux coeurs aux battements confondus.
Agénor s'arracha le premier de ce bonheur ineffable, il ceignit son épée dont le fourreau de fer résonna sur le marbre.
- Que fais-tu ! s'écria la jeune fille en saisissant le bras du chevalier.
- Tu l'as dit, répondit Agénor, le temps a deux mesures ; des minutes pour le bonheur, des siècles pour le désespoir. Je pars.
- Tu pars, mais tu m'emmènes, n'est-ce pas ? mais nous partons ensemble ?
Le jeune homme se dégagea avec un soupir des bras de sa maîtresse.
- Impossible, dit-il.
- Comment, impossible ?
- Oui, je suis venu ici avec le titre sacré d'ambassadeur, c'est lui qui me protège ; je ne puis le violer.
- Mais moi ! s'écria Aïssa, moi, je ne te quitte point.
- Aïssa, dit le jeune homme, je viens au nom du bon connétable ; je viens au nom de Henri de Transtamare, qui m'ont confié, l'un, les intérêts de l'honneur français ; l'autre, les intérêts du trône castillan ; que diraient-ils quand ils verraient qu'au lieu de remplir cette double mission, je ne me suis occupé que des intérêts de mon amour ?
- Qui le leur dira ! Qui t'empêche de me cacher à tous les yeux !
- Il faut que je retourne à Burgos. Il y a trois journées de chemin de Soria à Burgos.
- Je suis forte, habituée aux marches rapides.
- Tu as raison ; car la marche des cavaliers arabes est rapide, plus rapide que ne pourra l'être la nôtre. Dans une heure, Mothril s'apercevra de ton évasion ; dans une heure, il sera à notre poursuite, Aïssa ; je ne puis regagner Burgos en fugitif.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! nous séparer encore, dit Aïssa.
- Cette fois, du moins, la séparation sera courte, je te le jure. Laisse-moi m'acquitter de ma mission, laisse-moi rejoindre le camp de don Henri, laisse-moi dépouiller l'emploi dont il m'a chargé, laisse-moi redevenir Agénor, le cavalier franc qui t'aime, qui n'aime que toi, qui ne vit que pour toi, et alors, je te le jure, Aïssa, sous un déguisement quelconque, fût-ce sous celui d'un Infidèle, je reviens à toi, et cette fois, c'est moi qui t'emmène de force, si tu ne veux pas venir.
- Non ! non ! dit Aïssa, d'aujourd'hui seulement a commencé ma vie ; jusqu'aujourd'hui, je ne vivais pas, car je ne t'appartenais pas ; d'aujourd'hui, je ne pourrais vivre sans toi ; comme autrefois, je ne pourrais plus soupirer et pleurer en attendant ; non, je rugirais, je me déchirerais dans ma douleur : d'aujourd'hui, je suis ta femme ! Eh bien ! meurent tous ceux qui s'opposeront à ce que la femme suive son époux !
- Et quoi ! même notre protectrice, Aïssa ! même cette femme généreuse qui m'a guidé jusqu'à toi, même cette pauvre Maria Padilla, sur laquelle Mothril se vengerait ? Et tu sais de quelle façon se venge Mothril !
- Oh ! mon âme s'en va, murmura la jeune fille en, pâlissant ; car elle sentait qu'une force supérieure, celle de la raison, la détachait de son amant. Mais laisse-moi te rejoindre ; j'ai deux mules si rapides qu'elles dépassent à la course les plus rapides chevaux. Tu m'indiqueras un endroit où je puisse t'attendre ou te rejoindre ; et, sois, tranquille, je te rejoindrai.
- Aïssa, nous revenons au même but par un autre chemin, impossible ! impossible !
La jeune fille se laissa glisser sur ses deux genoux. La fière Moresque était aux pieds d'Agénor, priant, suppliant.
En ce moment, le son triste et plaintif d'une guzla traversa les airs au-dessus de leurs têtes en imitant le cri d'un ami inquiet qui appelle ; tous deux tressaillirent.
- D'où vient ce bruit ? dit Aïssa.
- Je devine, moi, dit Agénor ; viens, viens.
Tous deux remontèrent sur la terrasse.
Les yeux d'Agénor se portèrent aussitôt vers la terrasse de Maria.
L'ombre était épaisse, mais cependant, à la sombre clarté des étoiles, les deux jeunes gens purent distinguer une robe blanche penchée sur le parapet et tournée de leur côté.
Seulement peut-être eussent-ils pu rester dans le doute de savoir si c'était un fantôme ou si c'était une femme. Mais au même instant la vibration de la corde sonore retentit dans la même direction.
- Elle m'appelle, murmura Agénor ; elle m'appelle, tu l'entends.
- venez ! venez ! cria, comme venant du ciel, la voix assourdie de dona Maria.
- L'entends-tu, Aïssa ? l'entends-tu ? fit Agénor.
- Oh ! je ne vois rien, je n'entends rien, balbutia la jeune fille.
En même temps retentirent les trompettes, qui, d'habitude, escortaient le roi à sa rentrée au palais.
- Grand Dieu ! s'écria Aïssa transformée tout à coup en femme inquiète et faible ; ils viennent ; fuis, mon Agénor, fuis !
- Encore un adieu, fit Agénor.
- Un dernier peut-être, murmura la jeune fille en appuyant ses lèvres sur les lèvres de son amant.
Et elle poussa le jeune homme dans l'escalier.
Son pas n'avait pas cessé de retentir, que celui de Mothril se faisait entendre ; et la porte qui conduisait chez Maria Padilla se refermait à peine, que celle de la chambre d'Aïssa s'ouvrait.

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