Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXIX
L'Audience.

Agénor et son fidèle écuyer se lamentaient chacun à sa façon.
Musaron faisait adroitement remarquer à son maître qu'il avait prédit ce qui était arrivé.
Agénor répondait que, sachant ce qui allait arriver, il n'en avait pas moins dû courir la chance.
Ce à quoi Musaron répondait que certains ambassadeurs avaient été vus accrochés à des potences, plus hautes peut-être, mais certainement non moins désagréables que de plus petites.
Ce à quoi Mauléon ne trouvait rien à répondre.
On connaissait la justice expéditive de don Pedro : quand on fait aussi peu de cas de la vie des hommes, on agit toujours vite.
Les deux prisonniers se livraient donc à ces lugubres pensées, et Musaron examinait déjà les pierres du mur, pour s'assurer si quelqu'une ne se prêtait point à être descellée, lorsque Mothril apparut sur le seuil de la tour, suivi d'une escorte de capitaines qu'il laissa à la porte.
Si vite qu'il eût paru, Agénor avait eu le temps de baisser la visière de son casque.
- Français, dit Mothril, réponds-moi et ne mens pas, si toutefois tu peux parler sans mentir.
- Tu juges les autres d'après toi, Mothril, dit Agénor, qui, tout en désirant ne pas aggraver sa position par un élan de colère, répugnait, surtout d'instinct, à se laisser insulter par l'homme qu'il haïssait le plus au monde.
- Que veux-tu dire, chien ? fit Mothril.
- Tu m'appelles chien, parce que je suis chrétien ; alors ton maître est un chien aussi, n'est-ce pas ?
La riposte atteignit le More.
- Qui te parle de mon maître et de sa religion ? dit-il ; ne mêle pas son nom au tien, et ne crois pas lui ressembler parce qu'il adore le même Dieu que toi.
Agénor s'assit en haussant les épaules.
- Est-ce pour me dire toutes ces misères que tu es venu, Mothril ? demanda le chevalier.
- Non, j'ai d'importantes questions à te faire.
- Voyons, fais.
- Avoue d'abord comment tu t'y es pris pour correspondre avec le roi.
- Avec quel roi ? demanda Agénor.
- Je n'en reconnais qu'un seul, envoyé des rebelles, et c'est le roi, mon maître.
- Don Pedro ? Tu me demandes comment j'ai pu correspondre avec don Pedro ?
- Oui.
- Je ne comprends pas.
- Nies-tu avoir demandé audience au roi ?
- Non, puisque c'est à toi-même que j'ai fait cette demande.
- Oui, mais ce n'est pas moi qui ai transmis cette demande au roi... et cependant...
- Et cependant ?... répéta Agénor.
- Il connaît ton arrivée.
- Ah ! fit Agénor avec une stupéfaction qui eut pour écho le : Ah ! beaucoup plus accentué encore de Musaron.
- Ainsi, tu ne veux rien m'avouer ? dit Mothril.
- Que veux-tu que je t'avoue ?
- Par quel moyen d'abord tu as correspondu avec le roi ?
Agénor haussa une seconde fois les épaules.
- Demande à nos gardes, dit-il.
- Ne crois pas rien obtenir du roi, chrétien, si tu n'as d'abord mon assentiment.
- Ah ! dit Agénor, je verrai donc le roi ?
- Hypocrite ! fit Mothril avec rage.
- Bon ! cria Musaron, nous n'aurons pas besoin de trouer le mur, à ce qu'il paraît.
- Silence ! dit Agénor.
Puis, se retournant vers Mothril :
- En bien ! dit il, puisque je parlerai au roi, nous verrons, Mothril, si mes paroles ont si peu de poids que tu le supposes.
- Avoue ce que tu as fait pour que le roi ait su ton arrivée, dis-moi les conditions auxquelles tu viens proposer la paix, et tu auras tout mon appui.
- A quoi bon acheter un appui dont ta colère même prouve en ce moment que je puis me passer ? dit Agénor en riant.
- Montre-moi ton visage au moins, s'écria Mothril, inquiet de ce rire et du son de cette voix.
- Devant le roi tu me verras, dit Agénor ; au roi, je parlerai à coeur et visage découverts.
Tout à coup, Mothril se frappa le front et regarda autour de la chambre :
- Tu avais un page ? dit-il.
- Oui.
- Qu'est-il devenu ?
- Cherche, demande, interroge, c'est ton droit.
- C'est pour cela que je te questionne.
- Entendons-nous : c'est ton droit sur tes officiers, tes soldats, tes esclaves, mais pas sur moi.
Mothril se retourna vers sa suite :
- Il y avait un page avec le Français, dit-il ; qu'on s'informe de ce qu'il est devenu.
Il y eut un instant de silence tandis que les recherches se faisaient ; chacun des trois personnages attendait le résultat de ces recherches avec un aspect différent. Mothril, agité, se promenait devant la porte comme une sentinelle devant son poste, ou plutôt comme une hyène dans sa loge. Agénor, assis, attendait avec l'immobilité et le silence d'une statue de fer. Musaron, attentif à toutes choses, demeurait muet comme son maître, mais dévorait des yeux le More.
La réponse fut que le page avait disparu depuis la veille, et n'avait pas reparu depuis.
- Est-ce vrai ? demanda Mothril à Agénor.
- Dame ! fit le chevalier, ce sont des hommes de ta croyance qui le disent. Les infidèles mentent-ils donc aussi ?
- Mais pourquoi a-t-il fui ?
Agénor comprit tout.
- Pour aller dire au roi, sans doute, que son maître était arrêté, répondit-il.
- On ne parvient pas jusqu'au roi, quand Mothril veille autour du roi, répondit le More.
Puis, tout à coup se frappant le front :
- Oh ! la fleur d'oranger ! dit-il. Oh ! le billet !
- Décidément le More devient fou, dit Musaron.
Tout à coup Mothril parut se rasséréner. Ce qu'il venait de découvrir était moins terrible sans doute que ce qu'il avait craint d'abord.
- Eh bien ! dit-il, soit ; je te félicite de l'adresse de ton page ; l'audience que tu désirais t'est accordée.
- Et pour quel jour ?
- Pour demain, répondit Mothril.
- Dieu soit loué ! dit Musaron.
- Mais prends garde, continua le More, s'adressant au chevalier, que ton entrevue avec le roi n'ait pas l'heureux dénouement que tu espères.
- Je n'espère rien, dit Agénor ; je remplis ma mission, voilà tout.
- Veux-tu un conseil ? dit Mothril en donnant à sa voix une expression presque caressante.
- Merci, dit Agénor, je ne veux rien de toi.
- Pourquoi cela ?
- Parce que je ne reçois rien d'un ennemi.
A son tour, le jeune homme prononça ces paroles avec un tel accent de haine que le More en frissonna.
- C'est bien, dit-il ; adieu, Français.
- Adieu, infidèle, dit Agénor.
Mothril sortit : il savait en somme ce qu'il désirait savoir ; le roi avait été instruit, mais par une voix peu redoutable. Ce n'était pas ce qu'il avait craint d'abord.
Deux heures après cette entrevue, une garde imposante vint prendre Agénor au seuil de la tour, et le conduisit, avec de grandes marques de respect, à une maison située sur la place de Soria.
De vastes appartements, aussi somptueusement meublés qu'il avait été possible de le faire, étaient préparés pour recevoir l'ambassadeur.
- Vous êtes ici chez vous, seigneur envoyé du roi de France, dit le capitaine commandant l'escorte.
- Je ne suis pas l'envoyé du roi de France, dit Agénor, et je ne mérite pas d'être traité comme tel. Je suis l'envoyé du connétable Bertrand Duguesclin.
Mais le capitaine se contenta de répondre au chevalier par un salut et se retira.
Musaron faisait le tour de chaque chambre, inspectant les tapis, les meubles, les étoffes, et disant à chaque inspection :
- Décidément, nous sommes mieux ici qu'à la tour.
Pendant que Musaron passait sa revue, le grand gouverneur du palais entra, et demanda au chevalier s'il lui plaisait de faire quelques préparatifs pour paraître devant le roi.
- Aucun, dit Agénor ; j'ai mon épée, mon casque et ma cuirasse ; c'est la parure du soldat, et je ne suis qu'un soldat envoyé par son capitaine.
Le gouverneur sortit en ordonnant aux trompettes de sonner.
Un instant après, on amena à la porte un superbe cheval, couvert d'une housse magnifique.
- Je n'ai pas besoin d'un autre cheval que le mien, dit Agénor ; on me l'a pris, qu'on me le rende : voilà tout ce que je désire.
Dix minutes après, le cheval d'Agénor lui était rendu.
Une foule immense bordait l'intervalle, d'ailleurs très court, qui séparait la maison d'Agénor du palais du roi. Le jeune homme chercha à retrouver, parmi les femmes entassées au balcon, sa compagne de voyage, qu'il connaissait si bien. Mais ce fut une vaine prétention à laquelle il renonça bien vite.
Toute la noblesse fidèle à don Pedro formait un corps de cavalerie rangé dans la cour d'honneur du palais. C'était un spectacle éblouissant que celui de ces armes couvertes d'or.
A peine Agénor eut-il mis pied à terre, qu'il se trouva quelque peu embarrassé. Les événements s'étaient succédé avec tant de rapidité, qu'il n'avait pas encore eu le temps de songer à sa mission, persuadé qu'il était que, sa mission ne s'accomplirait pas.
Sa langue semblait collée à son palais, il n'avait pas une idée précise dans l'esprit. Toutes ses pensées flottaient vagues, indécises, et se heurtant comme les nuées dans les jours brumeux de l'automne.
Son entrée dans la salle d'audience fut celle d'un aveugle à qui la vue revient tout à coup sous un ardent rayon de soleil, qui illumine pour lui un nuage d'or, de pourpre et de panaches mouvants.
Tout à coup, une voix vibrante retentit, voix qu'il reconnaissait pour l'avoir entendue, une nuit dans le jardin de Bordeaux, un jour dans la tente de Caverley.
- Sire, chevalier, dit cette voix, vous avez désiré parler au roi, vous êtes devant le roi.
Ces paroles fixèrent les yeux du chevalier sur le point qu'ils devaient embrasser. Il reconnut don Pedro. A sa droite était une femme assise et voilée, à sa gauche était Mothril debout.
Mothril était pâle comme la mort ; il venait de reconnaître dans le chevalier l'amant d'Aïssa.
Cette inspection avait été rapide comme la pensée.
- Monseigneur, dit Agénor, je n'ai jamais cru un seul instant que je fusse arrêté par les ordres de Votre Seigneurie.
Don Pedro se mordit les lèvres.
- Chevalier, dit-il, vous êtes Français, et, par conséquent, peut-être ignorez-vous que lorsqu'on parle au roi d'Espagne on l'appelle Sire et Altesse.
- En effet, j'ai eu tort, dit le chevalier en s'inclinant, vous êtes roi à Soria.
- Oui, roi à Soria, reprit don Pedro, en attendant que celui qui a usurpé ce titre ne soit plus roi ailleurs.
- Sire, dit Agénor, ce n'est point heureusement sur ces hautes questions que j'ai à discuter avec vous. Je suis venu de la part de don Henri de Transtamare, votre frère, vous proposer une bonne et loyale paix, dont vos peuples ont si grand besoin, et dont vos coeurs de frères se réjouiront aussi.
- Sire chevalier, dit don Pedro, si vous êtes venu pour discuter ce point avec moi, dites-nous alors pourquoi vous venez me proposer aujourd'hui ce que vous m'avez refusé il y a huit jours ?
Agénor s'inclina.
- Altesse, dit-il, je ne suis point juge entre Vos puissantes Seigneuries ; je rapporte les paroles qu'on m'a dites, voilà tout. Je suis une voie qui s'étend de Burgos à Soria, d'un coeur de frère à un autre coeur.
- Ah ! vous ne savez pas pourquoi l'on m'offre aujourd'hui la paix, dit don Pedro. Eh bien ! moi, je vais vous le dire.
Il se fit, en attendant les paroles du roi, un profond silence dans l'assemblée ; Agénor profita de ce moment pour reporter de nouveau les yeux sur la femme voilée et sur le More. La femme voilée était toujours muette et immobile comme une statue. Le More était pâle et changé, comme si en une nuit il eût souffert toutes les douleurs qu'un homme peut atteindre en toute une vie.
- Vous m'offrez la paix au nom de mon frère, dit le roi, parce que mon frère veut que je la refuse, et sait que je la refuserai aux conditions que vous allez me faire.
- Sire, dit Agénor, Votre Altesse ignore encore quelles sont ces conditions.
- Je sais que vous venez m'offrir la moitié de l'Espagne ; je sais que vous venez me demander des otages, au nombre desquels doit être mon ministre Mothril et sa famille.
Mothril, de pâle qu'il était, devint livide ; son oeil ardent semblait vouloir lire jusqu'au fond du coeur de don Pedro, pour s'assurer s'il persévérerait dans son refus.
Agénor tressaillit, il ne s'était ouvert de ses conditions à personne, excepté à la bohémienne, à laquelle il en avait dit quelques mots.
- En effet, dit-il, Votre Altesse est bien instruite, quoique je ne sache pas comment et par qui elle a pu l'être.
En ce moment, sans affectation et d'un mouvement naturel, la femme assise auprès du roi leva son voile brodé d'or et le rejeta sur ses épaules.
Agénor faillit pousser un cri d'effroi ; dans cette femme qui siégeait à la droite de don Pedro, il venait de reconnaître sa compagne de voyage.
Le sang afflua à son visage, il comprit d'où le roi tenait les renseignements qui lui avaient épargné la peine d'exposer les conditions de la paix.
- Sire chevalier, dit le roi, apprenez ceci de ma bouche, et répétez-le à ceux qui vous ont envoyé : quelles que soient les conditions que l'on me propose, il y en a une que je repousserai toujours ; c'est celle de partager mon royaume, attendu que mon royaume est à moi, et que je veux être libre d'en disposer à mon gré ; vainqueur, j'offrirai à mon tour des conditions.
- Alors son Altesse veut donc la guerre ? demanda Agénor.
- Je ne la veux pas, je la subis, répondit don Pedro.
- C'est la volonté immuable de Votre Altesse ?
- Oui.
Agénor détacha lentement son gantelet d'acier, et le jeta dans l'espace qui le séparait du roi.
- Au nom de Henri de Transtamare, roi de Castille, dit-il, j'apporte ici la guerre.
Le roi se leva au milieu d'un grand murmure et d'un effroyable froissement d'armes.
- Vous avez fidèlement rempli votre mission, sire chevalier, dit-il ; il nous reste à faire loyalement notre devoir de roi. Nous vous offrons vingt-quatre heures d'hospitalité dans notre ville, et s'il vous convient, notre palais sera votre demeure, notre table sera la vôtre.
Agénor, sans répondre, fit un profond salut au roi, et en relevant la tête, il jeta les yeux sur la femme assise aux côtés du roi.
Elle le regardait en souriant avec douceur. Il lui sembla même qu'elle appuyait son doigt sur ses lèvres comme pour lui dire :
- Patience ! Espérez !

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente