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Chapitre XXXII
Comment s'entretenaient Agénor et Musaron en chevauchant dans la sierra d'Aracena.

On a vu que Mauléon et son écuyer s'étaient, par un beau clair de lune, mis en chemin, selon le désir du nouveau roi de Castille.
Rien n'ouvrait à la joie le coeur de Musaron comme le son indiscret de quelques écus se balançant dans les profondeurs de son immense poche de cuir ; et, ce jour-là, ce n'était plus le cliquetis d'une rencontre fortuite qui égayait le digne écuyer, c'était le son gras, en danse, d'une centaine de grosses pièces, comprimées dans un sac et cherchant à emboîter leurs épaisseurs ; aussi la joie de Musaron était-elle grosse et sonore en proportion.
La route de Burgos à Ségovie, déjà frayée à cette époque, était belle ; mais justement à cause de sa fréquentation et de sa beauté, Mauléon pensa qu'il ne serait pas prudent de la suivre dans son tracé rigoureux. Il se lança donc, en vrai Béarnais, dans la sierra, en suivant les ondulations pittoresques du versant occidental, qui se prolonge, fleuri, rocailleux et moussu, comme une ride naturelle, de Coïmbre à Tudéla.
Dès le commencement du voyage, Musaron, qui avait compté sur le secours de ses écus pour se faire un chemin comme il le comprenait, Musaron, disons-nous, trouva un grand mécompte. Si, dans les villes et la plaine, les peuples avaient dégorgé leurs richesses sous la double pression de don Pedro et de Henri, que devait-il en être des montagnards qui, eux, n'avaient jamais possédé de richesses. Aussi, nos voyageurs, réduits au lait de brebis, au vin grossier de la métairie, au pain d'orge et de millet, regrettèrent-ils bien vite, Musaron surtout, les dangers de la plaine : dangers entremêlés de délices, de chevreau rôti, d'olla-podrida et de bon vin vieilli dans les outres.
Aussi Musaron commença-t-il par se plaindre amèrement de n'avoir pas d'ennemi à combattre.
Agénor, qui songeait à autre chose, le laissa se plaindre sans lui répondre, puis enfin, tiré de sa rêverie, si profonde qu'elle fût, par les rodomontades féroces de son écuyer, il eut le malheur de sourire.
Ce sourire, dans lequel perçait, il est vrai, une nuance d'incrédulité, déplut fort à Musaron.
- Je ne crois pas, seigneur, dit-il en se pinçant les lèvres pour se donner l'air mécontent, bien que cette expression insolite de physionomie jurât avec l'habituelle bonhomie de sa figure honnête, je ne crois pas que monseigneur ait jamais douté de ma bravoure, et plus d'un trait pourrait en faire preuve.
Agénor fit un signe d'assentiment.
- Oui, plus d'un trait, reprit Musaron. Parlerai-je du More si bien perforé dans les fossés de Médina-Sidonia, hein ? de l'autre égorgé par moi dans la chambre même de l’infortunée reine Blanche, dites ! Adresse et courage, je le dis modestement, continua-t-il, seront ma devise si jamais je m'élève au rang de chevalier.
- Tout cela est l'exacte vérité, mon cher Musaron, dit Agénor ; mais voyons, où veux-tu en venir avec ces longs discours et les rudes froncements de sourcils ?
- Seigneur, reprit Musaron réconforté par l'intonation sympathique qu'il avait remarquée dans la voix de son maître, seigneur, vous ne vous ennuyez donc pas ?
- Avec toi, je m'ennuie rarement, mon bon Musaron, avec ma pensée, jamais.
- Merci, monsieur ; mais quand on pense qu'il n'y a pas ici le moindre voyageur suspect, à qui nous puissions enlever, à la pointe de la lance, un bon quartier de venaison froide ou quelque grosse outre de ces jolis vins qu'on récolte là-bas du côté de la mer, voilà ce qui m'ennuie !
- Ah ! je comprends, Musaron, tu as faim, et ce sont tes entrailles qui crient en avant.
- Absolument, senor, comme on dit ici ; voyez donc, au-dessous de nous, le joli chemin ! Dire qu'au lieu de vagabonder dans ces éternelles gorges, et sous ces bouleaux inhospitaliers, nous pourrions, en suivant ce sentier qui descend pendant une lieue à peu près, aller rejoindre ce plateau sur lequel on voit une église. Tenez, monsieur, à côté d'une grosse fumée grasse ; voyez- vous ? Est-ce que rien ne parle en faveur de cette église à un pieux chevalier, à un bon chrétien ? Oh ! la belle fumée ; elle sent bon d'ici.
- Musaron, répondit Agénor, j'ai aussi bonne envie que toi de changer de vie, et d'apercevoir des hommes ; mais je ne puis exposer ma personne à des dangers inutiles. Assez de périls sérieux et indispensables m'attendent dans l'accomplissement de ma mission. Ces montagnes sont arides, désertes, mais sûres.
- Eh ! seigneur, continua Musaron qui paraissait décidé à ne pas se rendre sans avoir combattu, par grâce ! descendez avec moi jusqu'au tiers de la pente seulement : là vous m'attendrez ; et moi, poussant jusqu'à cette fumée, je ferai quelques provisions qui nous aideront à patienter. Deux heures seulement, et je reviens. Quant à ma trace, la nuit passera dessus, et demain, nous serons loin.
- Mon cher Musaron, reprit Agénor, écoutez bien ceci.
L'écuyer prêta l'oreille en secouant la tête, comme s'il eût prévu d'avance que ce que son maître le priait d'écouter ne serait pas dans ses idées.
- Je ne permettrai ni détours, ni écarts, continua Agénor, tant que nous ne serons pas arrivés à Ségovie. A Ségovie, monsieur le sybarite, vous aurez tout ce que vous pourrez désirer : chère exquise, agréable société. A Ségovie, enfin, vous serez traité comme un écuyer d'ambassadeur que vous êtes. Mais jusque-là, marchons droit, s'il vous plaît. N'est-ce pas d'ailleurs Ségovie, cette ville que j'aperçois là-bas dans la brume, et du centre de laquelle s'élève ce beau clocher et ce dôme éblouissant ! Demain soir, nous y serons ; ce n'est donc pas la peine pour si peu de nous détourner de notre chemin.
- J'obéirai à Votre Seigneurie, reprit Musaron d'une voix dolente ; c'est mon devoir, et je chéris mon devoir ; mais si j'osais me permettre une réflexion, toute dans l'intérêt de Votre Seigneurie...
Agénor regarda Musaron, lequel répondit à ce regard par un signe de tête qui voulait dire : Je maintiens ce que j'ai dit.
- Allons ! parle, dit le jeune homme.
- C'est que, se hâta de reprendre Musaron, il y a un proverbe de mon pays, et par conséquent du vôtre, qui conseille au carillonneur d'essayer les petites cloches avant les grandes.
- Eh bien ! que signifie ce proverbe ?
- Il signifie, monseigneur, qu'avant de faire notre entrée à Ségovie, c'est-à- dire dans la grande ville, il serait prudent de tâter de la bourgade ; là, selon toute probabilité, nous entendrons quelque bonne vérité touchant l'état des affaires. Ah ! si Votre Seigneurie savait tous les bons présages que je tire de la fumée de ce bourg !
Agénor était homme de bon sens. Les premières raisons de Musaron l'avaient médiocrement ému, mais la dernière le toucha ; en outre, il réfléchit que Musaron avait pour idée fixe d'aller au bourg voisin, et que déranger son idée, c'était déranger l'horloge si bien réglée de son caractère, dérangement qui le menaçait d'essuyer pendant toute une journée au moins ce qu'il y a de plus odieux sous le ciel, la mauvaise humeur d'un valet, orage plus inévitable et plus noir que toute tempête.
- Eh bien ! soit, dit-il, je consens à ce que tu désires, Musaron, va voir ce qui se passe autour de cette fumée et reviens me le dire.
Comme dès le commencement de la discussion Musaron était à peu près sûr de la conduire à sa volonté, il reçut cette permission sans faire éclater une joie immodérée, et partit au trot de son cheval, suivant les détours de ce petit sentier que depuis si longtemps il dévorait des yeux.
De son côté, Agénor choisit, pour attendre commodément le retour de son écuyer, un charmant amphithéâtre de roches parsemées de bouleaux, dont le centre était tapissé de cette fine mousse qu'on ne trouve que dans les montagnes, et où l'on voit éclore à l'envi toutes ces fleurs charmantes qui ne s'ouvrent qu'au bord des précipices ; une source transparente comme un miroir dormait un instant dans un bassin naturel, puis fuyait en sanglotant parmi les pierres. Agénor s'y désaltéra, puis ôtant son casque, il s'adossa, sous la ruisselante fraîcheur de l'ombrage, à la souche moelleuse d'un vieux chêne vert.
Bientôt, comme un véritable chevalier des vieux fabliaux et des légendes romanesques, le jeune homme s'abandonna aux douces pensées d'amour, qui bientôt l'absorbèrent si profondément que, sans s'en apercevoir, il passa de la rêverie à l'extase et de l'extase au sommeil.
A l'âge d'Agénor, on ne dort guère sans rêver ; aussi, à peine le jeune homme fut-il endormi, qu'il rêva qu'il était arrivé à Ségovie, que le roi don Pedro le faisait charger de fers et jeter dans une étroite prison, à travers les barreaux de laquelle apparaissait la belle Aïssa ; mais à peine la douce vision venait-elle éclairer l'obscurité de son cachot, que Mothril accourait pour chasser l'image consolante, et qu'une lutte s'engageait entre le More et lui ; au milieu de la lutte, et lorsqu'il sentait qu'il allait succomber, un galop se faisait entendre, annonçant l'arrivée d'un auxiliaire inespéré.
Le bruit de ce galop s'enfonça si persévérant dans le rêve, que les sens d'Agénor en furent captivés uniquement, et qu'il s'éveilla aux premiers accents du cavalier que ce galop avait ramené près de lui.
- Seigneur ! seigneur ! criait la voix.
Agénor ouvrit les yeux ; Musaron était devant lui.
C'était une curieuse apparition au reste que celle du digne écuyer planté sur son cheval dont il ne dirigeait plus les mouvements qu'à l'aide des genoux, car ses deux mains étaient étendues au-devant de lui comme s'il jouait au colin-maillard ; c'est qu'à la jointure de chaque bras il portait d'un côté une outre liée par les quatre pattes, de l'autre un linge noué aux quatre coins, fermant un paquet de raisins secs et de langues fumées, tandis que des deux mains il présentait comme une paire de pistolets une oie grasse et un pain qui eût suffi au souper de six hommes.
- Seigneur ! seigneur ! criait comme nous l'avons dit Musaron, grande nouvelle !
- Qu'est-ce donc ! s'écria le chevalier en se coiffant de son casque et en portant la main à la garde de son épée, comme si Musaron eût précédé une armée ennemie.
- Oh ! que j'étais bien inspiré ! continua Musaron ; et quand je pense que si je n'avais pas insisté, nous passions outre !
- Voyons, qu'y a-t-il, damné bavard ? s'écria Agénor impatient.
- Ce qu'il y a !...Il y a que c'est Dieu lui-même qui m'a conduit à ce village.
- Mais qu'y as-tu appris, mordieu ! parle !
- J'y ai appris que le roi don Pedro... l'ex-roi don Pedro, voulais-je dire...
- Eh bien !
- Eh bien ! il n'est plus à Ségovie.
- En vérité ! s'écria Mauléon avec dépit.
- Non, seigneur : l'alcade est revenu hier d'une excursion faite avec les notables du bourg au-devant de don Pedro, lequel a passé avant-hier dans la plaine là-bas, venant de Ségovie.
- Mais allant... où ?
- A Soria.
- Avec sa cour ?
- Avec sa cour.
- Et continua Agénor en hésitant, avec Mothril ?
- Sans doute.
- Et, balbutia le jeune homme, avec Mothril était sans doute...
- Sa litière ? je le crois bien ; il ne la quitte pas de vue, excepté quand il dort. Au reste, elle est bien gardée, maintenant.
- Que veux-tu dire ?
- Que le roi ne la quitte plus.
- La litière ?
- Sans doute, il l'escorte à cheval ; c'est près de cette litière qu'il a reçu la députation du bourg.
- Eh bien ! mon cher Musaron, allons à Soria, dit Mauléon avec un sourire qui voilait mal un commencement d'inquiétude.
- Allons, monseigneur, allons, mais il ne s'agit plus de suivre la même route ; nous tournons le dos à Soria, maintenant. Je me suis renseigné au bourg : nous coupons la montagne à gauche, et nous entrons dans un défilé parallèle à la plaine. Ce défilé nous épargnera le passage de deux rivières et onze lieues de chemin.
- Soit, je consens à t'accepter pour guide ; mais songe à la responsabilité que tu prends, mon pauvre Musaron.
- En songeant à cette responsabilité, je vous dirai, seigneur, que vous eussiez dû passer cette nuit au bourg.
Voyez, voici le soir qui vient, la fraîcheur se fait sentir ; encore une heure de marche et les ténèbres vont nous gagner.
- Mettons cette heure à profit, Musaron, et, puisque tu es si bien renseigné, montre-moi le chemin.
- Mais votre dîner, seigneur ? fit Musaron tentant un dernier effort.
- Notre dîner aura lieu lorsque nous aurons trouvé un gîte convenable. Allons, marche, Musaron, marche.
Musaron ne répliqua pas. Il y avait chez Agénor une certaine intonation de voix qu'il reconnaissait parfaitement ; quand cette intonation de voix accompagnait un ordre quelconque, il n'y avait plus rien à dire.
L'écuyer, par un effort de combinaisons plus savantes les unes que les autres, vint tenir l'étrier à son maître, sans débarrasser ses bras d'aucun des fardeaux qui le chargeaient, et toujours chargé, remontant à cheval lui- même par un miracle d'équilibre, il passa le premier, et s'enfonça bravement dans cette gorge de montagnes qui devait leur épargner deux rivières et leur raccourcir le chemin de onze lieues.

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