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Chapitre XXXI
Comment Mothril fut nommé chef des tribus moresques et ministre du roi don Pedro.

Nous avons dit qu'en quittant le roi, Mothril s'était dirigé vers l'appartement d'Aïssa.
La jeune fille, confinée dans son appartement, gardée par les grilles et surveillée par son père, aspirait après l'air à défaut de la liberté.
Aïssa n'avait pas la ressource, comme les femmes de notre temps, d'apprendre des nouvelles qui lui tinssent lieu de correspondance : pour elle, ne plus voir Agénor, c'était ne plus vivre ; ne plus l'entendre parler, c'était ne plus avoir l'oreille ouverte aux bruits de ce monde.
Cependant une conviction profonde vivait en elle : c'est qu'elle avait inspiré un amour égal à son amour ; elle savait qu'à moins d'être mort, Agénor, qui avait déjà trouvé le moyen de parvenir trois fois près d'elle, trouverait moyen de la voir une quatrième fois, et, dans sa confiance juvénile dans l'avenir, il lui semblait impossible qu'Agénor mourût.
Il ne restait donc pour Aïssa rien autre chose à faire qu'à attendre et à espérer.
Les femmes d'Orient se composent une vie de rêves perpétuels, mêlés d'actions énergiques qui sont les réveils ou les intermittences de leur voluptueux sommeil. Certes, si la pauvre captive eût pu agir pour retrouver Mauléon, elle eût agi ; mais, ignorante comme une de ces fleurs d'Orient dont elle avait le parfum et la fraîcheur, elle ne savait que se tourner du côté d'où lui venait l'amour, ce soleil de sa vie. Mais marcher, mais se procurer de l'or, mais questionner, mais fuir, c'étaient là de ces choses qui ne s'étaient jamais offertes à sa pensée, les croyant parfaitement impossibles.
D'ailleurs, où était Agénor ? où était-elle elle-même ? elle l'ignorait. A Ségovie, sans doute ; mais ce nom de Ségovie lui représentait un nom de ville, voilà tout. Où était cette ville, elle l'ignorait ; dans quelle province de l'Espagne, elle l'ignorait, elle qui ne connaissait pas même le nom des différentes provinces de l'Espagne ; elle qui venait de faire cinq cents lieues sans connaître les pays qu'elle avait traversés, et se rappelant seulement trois points de ces divers pays, c'est-à-dire les endroits où elle avait vu Agénor.
Mais aussi comme ces trois points étaient restés encadrés dans son esprit ! Comme elle voyait les rives de la ­ezère, cette soeur du Tage, avec ses bosquets d'oliviers sauvages près desquels on avait déposé sa litière, ses rives escarpées et ses flots sombres, pleins de bruissements et de sanglots du sein desquels semblaient encore monter la première parole d'amour d'Agénor et le dernier soupir du malheureux page ! Comme elle voyait sa chambre de l'Alcazar, aux barreaux enlacés de chèvrefeuilles, donnant sur un parterre plein de verdures, du milieu desquelles jaillissaient des eaux bouillonnantes dans des bassins de marbre ! Comme elle voyait enfin les jardins de Bordeaux avec leurs grands arbres au feuillage sombre, que séparait de la maison ce lac de lumière que la lune versait du haut du ciel !
De tous ces différents paysages, chaque ton, chaque aspect, chaque détail, chaque feuille étaient présents à ses yeux.
Mais de dire si ces points, si lumineux cependant au milieu de l'obscurité de sa vie, étaient à sa droite ou à sa gauche, au midi ou au nord du monde, c'est ce qui eût été impossible à l'ignorante jeune fille, qui n'avait appris que ce qu'on apprend au harem, c'est-à-dire les délices du bain et les rêves voluptueux de l'oisiveté.
Mothril savait bien tout cela, sans quoi il eût été moins calme.
Il entra chez la jeune fille.
- Aïssa, lui dit-il, après s'être prosterné selon sa coutume, puis-je espérer que vous écouterez avec quelque faveur ce que je vais vous dire ?
- Je vous dois tout, et je vous suis attachée, répondit la jeune fille en regardant Mothril, comme si elle eût désiré qu'il pût lire dans ses yeux la vérité de ses paroles.
- La vie que vous menez vous plaît-elle ? demanda Mothril.
- Comment cela ? demanda Aïssa, qui visiblement cherchait le but de cette question.
- Je veux savoir si vous vous plaisez à vivre renfermée.
- Oh ! non, dit vivement Aïssa.
- Vous voudriez donc changer de condition ?
- Assurément.
- Quelle chose vous plairait ?
Aïssa se tut. La seule qu'elle désirait, elle ne pouvait la dire.
- Vous ne répondez pas ? demanda Mothril.
- Je ne sais que répondre, dit-elle.
- N'aimeriez-vous point, par exemple, continua le More, à courir sur un grand cheval d'Espagne, suivie de femmes, de cavaliers, de chiens et de musique ?
- Ce n'est point cela que je désire le plus, répondit la jeune fille. Cependant, après ce que je désire, j'aimerais encore cela ; pourvu, néanmoins...
Elle s'arrêta.
Pourvu ? demanda Mothril avec curiosité.
- Rien ! fit l'altière jeune fille, rien !
Malgré la réticence, Mothril comprit parfaitement ce que le pourvu signifiait.
- Tant que vous serez avec moi, continua Mothril, et que, passant pour votre père, bien que je n'aie pas cet insigne honneur, je serai responsable de votre bonheur et de votre repos, Aïssa ; tant qu'il en sera ainsi, la seule chose que vous désiriez ne pourra pas être.
- Et quand cela changera-t-il ? demanda la jeune fille avec sa naïve impatience.
- Quand un mari vous possédera.
Elle secoua la tête.
- Un mari ne me possédera jamais, dit-elle.
- Vous m'interrompez, senora, dit gravement Mothril. Je disais pourtant des choses utiles à votre bonheur.
Aïssa regarda fixement le More.
- Je disais, continua-t-il, qu'un mari peut vous donner la liberté.
- La liberté ! répéta Aïssa.
- Peut-être ne savez-vous pas bien ce que c'est que la liberté, répéta Mothril. Je vais vous le dire : La liberté est le droit de sortir par les rues sans avoir le visage couvert et sans être enfermée dans une litière ; c'est le droit de recevoir des visites comme chez les Francs, d'assister aux chasses, aux fêtes, et de prendre sa part des grands festins en compagnie des chevaliers.
A mesure que Mothril parlait, une légère rougeur colorait le teint mat d'Aïssa.
- Mais au contraire, répondit en hésitant la jeune fille, j'avais entendu dire que le mari ôtait ce droit au lieu de le donner.
- Lorsqu'il est le mari, oui, c'est vrai parfois ; mais avant de l'être, surtout lorsqu'il occupe un rang distingué, il permet à sa fiancée de se conduire comme je vous l'ai dit. En Espagne et en France, par exemple, les filles mêmes des rois chrétiens écoutent les propos galants et ne sont pas déshonorées pour cela. Celui qui les doit épouser leur laisse faire auparavant un essai de la vie large et somptueuse qu'on leur réserve, et tenez, un exemple : vous rappelez-vous Maria Padilla ?
Aïssa écoutait.
- Eh bien ? demanda la jeune fille.
- Eh bien ! Maria Padilla n'était-elle point la reine des fêtes ; la maîtresse toute puissante à l'Alcazar, à Séville, dans la province, dans l'Espagne ! Ne vous souvient-il plus, l'avoir vue dans les cours du palais à travers nos jalousies grillées, fatiguant son beau coursier arabe, et rassemblant autour d'elle, pour des journées entières, les cavaliers qu'elle préférait ? Cependant, comme je vous le disais, vous étiez, vous, recluse et cachée, ne pouvant franchir le seuil de votre chambre, ne voyant que vos femmes, et ne pouvant parler à personne de ce que vous aviez dans l'esprit ou le coeur.
- Mais, dit Aïssa, dona Maria Padilla aimait don Pedro ; car, lorsqu'on aime en ce pays, on est libre, à ce qu'il paraît, de le dire publiquement à celui qu'on aime. Il vous choisit et ne vous achète pas, comme en Afrique. Dona Maria aimait don Pedro, vous dis-je, et moi je n'aimerai pas celui qui songerait à m'épouser.
- Qu'en savez-vous, senora ?
- Quel est-il ? demanda vivement la jeune fille.
- Vous questionnez bien ardemment, fit Mothril.
- Et vous répondez, vous, bien lentement, dit Aïssa.
- Eh bien ! je voulais vous dire que dona Maria était libre.
- Non, puisqu'elle aimait.
- On devient libre, même en aimant, senora.
- Comment cela ?
- On cesse d'aimer, voilà tout.
Aïssa haussa les épaules, comme si on lui disait une chose impossible.
- Dona Maria est redevenue libre, je vous dis ; car don Pedro ne l'aime plus et n'est plus aimé d'elle.
Aïssa leva la tête avec surprise ; le More continua.
- Vous voyez donc, Aïssa, que leur mariage n'est point fait, et que tous deux cependant ont joui du haut rang et du bien-être que donnent un haut rang et d'illustres fréquentations.
- Où voulez-vous en venir ? s'écria Aïssa, comme éblouie tout à coup par un éclair.
- A vous dire, reprit Mothril, ce que vous avez déjà parfaitement compris.
- Dites toujours.
- C'est qu'un illustre seigneur..
- Le roi, n'est-ce pas ?
- Le roi lui-même, senora, répondit Mothril en s'inclinant.
- Songe à me donner la place laissée vacante par Maria.
- Et sa couronne.
- Comme à Maria Padilla ?
- Dona Maria n'a su que se la faire promettre ; une autre plus jeune, plus belle, ou plus habile, saura se la faire donner.
- Mais elle, elle qu'on n'aime plus, que devient-elle ? demanda la jeune fille toute pensive, et suspendant le rapide mouvement que ses doigts effilés imprimaient aux grains et un chapelet de bois d'aloès enchâssé dans de l'or.
- Oh ! fit Mothril en affectant l'insouciance, elle s'est crée un autre bonheur ; les uns disent qu'elle a craint les guerres où le roi va être entraîné ; les autres, et cela est plus probable, qu'aimant une autre personne, elle va prendre cette autre personne comme époux.
- Quelle personne ? demanda Aïssa.
- Un chevalier d'Occident, répondit Mothril.
Aïssa tomba dans une profonde rêverie, car ces paroles perfides lui révélaient tour à tour, comme par une magique puissance, tout l'avenir si doux qu'elle rêvait et dont, par ignorance ou par timidité, elle n'avait point osé soulever le voile.
- Ah ! l'on dit cela ? demanda enfin Aïssa ravie...
- Oui, dit Mothril, et l'on ajoute qu'elle s'est écriée, en reprenant sa liberté : Oh ! que la recherche du roi m'a porté bonheur, puisqu'elle m'a sortie de la maison et du silence pour me placer en ce beau soleil qui m'a fait distinguer mon amour.
- Oui, oui, continua la jeune fille absorbée.
- Et certes, reprit Mothril, ce n'est point dans le harem ou dans le couvent qu'elle eût trouvé cette joie qui lui échoit à heure.
- C'est vrai, dit Aïssa.
- Ainsi, dans l'intérêt même de votre bonheur, Aïssa, vous écouterez le roi.
- Mais le roi me laissera le temps de réfléchir, n'est-ce pas ?
- Tout le temps qu'il vous plaira, et qu'il convient de laisser à une noble fille comme vous. Seulement c'est un seigneur triste et irrité par ses malheurs. Votre parole est douce quand vous le voulez ; veuillez-le, Aïssa. Don Pedro est un grand roi dont il faut ménager la sensibilité et augmenter les désirs.
- J'écouterai le roi, seigneur, répondit la jeune fille.
- Bon ! dit Mothril, j'étais sûr que l'ambition parlerait si l'amour ne parlait pas. Elle aime assez son chevalier franc pour saisir cette occasion qui se présente de le revoir ; en ce moment, elle sacrifie le monarque à l'amant, peut-être plus tard serai-je forcé de veiller à ce qu'elle ne sacrifie pas l'amant au monarque.
- Donc vous ne refusez pas de voir le roi, dona Aïssa ? demanda-t-il.
- Je serai la respectueuse servante de Son Altesse, dit la jeune fille.
- Non pas, car vous êtes l'égale du roi, ne l'oubliez pas Seulement pas plus d'orgueil que d'humilité. Adieu, je vais prévenir le roi que vous consentez à assister à la sérénade qu'on lui donne tous les soirs. Toute la cour y sera, et bon nombre de nobles étrangers. Adieu, dona Aïssa.
- Qui sait, murmura la jeune fille, si parmi ces nobles étrangers je ne verrai pas Agénor !
Don Pedro, l'homme aux passions violentes et subites rougit de joie comme un jeune novice, lorsque le soir il vit s'approcher du balcon, resplendissante sous son voile brodé d'or, la belle Moresque dont les yeux noirs et le teint pâle effaçaient tout ce que Ségovie avait eu jusque-là de parfaites beautés.
Aïssa semblait une reine habituée aux hommages des rois. Elle ne baissa point les yeux, regarda souvent don Pedro en fouillant l'assemblée des yeux, et plus d'une fois dans la soirée, don Pedro quitta ses plus sages conseillers ou les femmes les plus jolies pour venir tout bas dire un mot à la jeune fille, qui lui répondit sans trouble et sans embarras ; seulement, avec un peu de distraction peut-être, car sa pensée était ailleurs.
Don Pedro lui donna la main pour la reconduire à sa litière, et pendant le chemin, il ne cessa de lui parler à travers ses rideaux de soie.
Toute la nuit les courtisans s'entretinrent de la nouvelle maîtresse que le roi s'apprêtait à leur donner ; et en se couchant, don Pedro annonça publiquement qu'il confiait le soin des négociations et de la paix des troupes à son premier ministre Mothril, chef des tribus moresques employées à son service.

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