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Chapitre XXVIII
Le Messager.

Ce fut vers la fin du second jour de marche que la petite ville de Calahorra s'offrit aux regards de la troupe commandée par Henri de Transtamare et par Bertrand Duguesclin. Cette troupe, qui s'était recrutée pendant les deux jours de marche de tous les petits corps épars dans les environs, pouvait compter dix mille hommes à peu près.
La tentative qu'on allait faire sur la ville de Calahorra, sentinelle avancée de Burgos, était presque décisive. En effet, de ce point de départ qui donnait la mesure des sentiments de la Vieille Castille, dépendait le succès ou l'insuccès de la campagne. Arrêté devant Calahorra, la marche de don Henri devenait une guerre ; Calahorra franchi sans obstacle, don Henri s'avançait sur la voie triomphale.
L'armée, au reste, était pleine de bonnes dispositions, l'avis général était que don Pedro était allé rejoindre de l'autre côté des montagnes un corps de troupes aragonaises et moresques dont on avait connaissance.
Les portes de la ville étaient fermées ; les soldats qui les gardaient se tenaient à leur poste ; les sentinelles, l'arbalète à l'épaule, se promenaient sur la muraille : tout était en état, sinon de menace, du moins de défense.
Duguesclin conduisit sa petite armée jusqu'à une portée de flèche des remparts. Là, il fit sonner un appel autour des drapeaux, et prononçant un discours tout empreint de l'assurance bretonne et de l'adresse d'un homme élevé à la cour de Charles V, il finit par proclamer don Henri de Transtamare roi des Deux-Castilles, de Séville et de Léon, à la place de don Pedro, meurtrier, sacrilège, et chevalier indigne.
Ces paroles solennelles, que Bertrand prononça de toute la vigueur de ses poumons, firent jaillir dix mille épées du fourreau, et, sous le plus beau ciel du monde, à l'heure où le soleil allait se coucher derrière les montagnes de la Navarre, Calahorra, du haut de ses remparts, put assister au spectacle imposant d'un trône qui tombe et d'une couronne qui surgit.
Bertrand, après avoir parlé, après avoir laissé parler l'armée, se tourna vers la ville comme pour demander son avis.
Les bourgeois de Calahorra si bien enfermés, si bien munis d'armes et de provisions qu'ils fussent, ne restèrent pas longtemps dans le doute.
L'attitude du connétable était significative. Celle de ses gens d'armes, lance levée, ne l'était pas moins. Ils réfléchirent probablement que le poids seul de cette cavalerie suffirait à enfoncer leurs murailles, et qu'il était plus simple d'obvier à ce malheur en ouvrant les portes. Ils répondirent donc aux acclamations de l'armée par un cri enthousiaste de Vive don Henri de Transtamare, roi des Castilles, de Séville et de Léon !
Ces premières acclamations, prononcées en langue castillane, émurent profondément Henri ; il leva la visière de son casque, s'avança seul vers les murailles :
- Dites vive le bon roi Henri ! cria-t-il, car je serai si bon pour Calahorra qu'elle se souviendra à jamais de m'avoir salué, la première, roi des Castilles.
Pour le coup, ce ne fut plus de l'enthousiasme, mais de la frénésie ; les portes s'ouvrirent comme si une fée les eût touchées de sa baguette, et une masse compacte de bourgeois, de femmes et d'enfants, s'échappa de la ville, et vint se mêler aux troupes royales.
En une heure s'organisa une de ces fêtes splendides dont la nature seule suffit à faire les frais ; toutes les fleurs, tout le vin, tout le miel de ce beau pays, les psaltérions, les doulcines, la voix des femmes, les flambeaux de cire, le son des cloches, les chants des prêtres, enivrèrent pendant toute la nuit le nouveau roi et ses compagnons.
Cependant, Bertrand avait assemblé son conseil de Bretons et leur disait :
- Voilà le prince don Henri de Transtamare, roi proclamé, sinon sacré ; vous n'êtes plus les soutiens d'un aventurier, mais d'un prince qui possède terres, fiefs et titres. Je gage que Caverley regrettera de ne plus être avec nous.
Puis, au milieu de l'attention qu'on lui accordait toujours, non seulement comme à un chef, mais comme à un guerrier aussi prudent que brave, aussi brave qu'expérimenté, il développa tout son système, c'est-à-dire ses espérances, qui devinrent bientôt celles des assistants.
Il achevait son discours lorsqu'on vint lui dire que le prince le faisait demander, ainsi que les chefs bretons, et qu'il attendait ses fidèles alliés au palais du gouvernement de Calahorra, que celui-ci avait mis à la disposition du nouveau souverain.
Bertrand se rendit aussitôt à l'invitation reçue. Henri était déjà assis sur un trône, et un cercle d'or, signe de la royauté, entourait le cimier de son casque.
- Sire connétable, dit le prince en tendant la main à Duguesclin, vous m'avez fait roi, je vous fais comte ; vous me donnez un empire, je vous offre un domaine ; Je m'appelle, grâce à vous, Henri de Transtamare, roi des Castilles, de Séville et de Léon : vous vous appelez, grâce à moi, Bertrand Duguesclin, connétable de France, et comte de Soria.
Aussitôt une triple acclamation des chefs et des soldats prouva au roi qu'il venait non seulement de faire un acte de reconnaissance, mais encore de justice.
- Quant à vous, nobles capitaines, continua le roi mes présents ne seront pas à la hauteur de votre mérite, mais vos conquêtes, agrandissant mes Etats et augmentant mes richesses, vous rendront plus puissants et plus riches.
En attendant, il leur fit distribuer sa vaisselle d'or et d'argent, les équipages de ses chevaux et tout ce que le palais de Calahorra renfermait de précieux, puis il nomma gouverneur de la province celui qui n'était que gouverneur de la ville. Puis, s'avançant sur le balcon, il fit distribuer aux soldats quatre vingt mille écus d'or qui lui restaient. Puis, leur montrant ses coffres vides.
- Je vous les recommande, dit-il, car nous les remplirons à Burgos.
- A Burgos ! s'écrièrent soldats et capitaines.
- A Burgos ! répétèrent les habitants, pour qui cette nuit, passée en fêtes, en libations et en accolades, était déjà une suffisante épreuve de la fraternité, épreuve que la prudence conseillait de ne pas laisser dégénérer en abus.
Or, le jour était venu sur ces entrefaites, l'armée était prête à partir, déjà s'élevait la bannière royale au-dessus des pennons de chaque compagnie castillane et bretonne, quand un grand bruit se fit entendre à la porte principale de Calahorra, et quand les cris du peuple, se rapprochant du centre de la ville, annoncèrent un événement d'importance.
Cet événement était un messager.
Bertrand sorti, Henri se redressa rayonnant.
- Qu'on lui fasse place, dit le roi.
La foule s'écarta.
On vit alors, monté sur un cheval arabe, aux naseaux fumants, à la longue crinière, frémissant sur ses jambes aigus comme des lames d'acier, un homme de couleur basanée, enveloppé dans un bournous blanc.
- Le prince don Henri ? demanda-t-il.
- Vous voulez dire le roi ! dit Duguesclin.
- Je ne connais d'autre roi que don Pedro, dit l'Arabe.
- En voilà un au moins qui ne tergiverse pas, murmura le connétable.
- C'est bien, dit le prince, abrégeons. Je suis celui à qui vous voulez parler.
Le messager s'inclina sans descendre de cheval.
- D'où venez-vous ? demanda don Henri.
- De Burgos.
- De la part de qui ?
- De la part du roi don Pedro.
- Don Pedro est à Burgos ! s'écria Henri.
- Oui, seigneur, répondit le messager.
Henri et Bertrand se regardèrent de nouveau.
- Et que désire don Pedro ? demanda le prince.
- La paix, dit l'Arabe.
- Oh ! oh ! dit Bertrand, en qui l'honnêteté parlait vite et plus haut que tout intérêt, voilà une bonne nouvelle.
Henri fronça le sourcil.
Agénor tressaillait d'aise : la paix c'était la liberté de courir après Aïssa, et la liberté de l'atteindre.
- Et cette paix, reprit Henri d'une voix aigre, à quelle condition nous sera t-elle accordée ?
- Répondez, monseigneur, que vous la désirez comme nous, fit l'envoyé, et le roi mon maître sera facile sur les conditions.
Cependant Bertrand avait réfléchi à la mission qu'il avait reçue du roi Charles V, mission de vengeance à l'égard de don Pedro, et de destruction à l'égard des Grandes compagnies.
- Vous ne pouvez accepter la paix, dit-il à Henri, avant d'avoir réuni de votre côté assez d'avantages pour que les conditions soient bonnes.
- Je le pensais ainsi, mais j'attendais votre assentiment, répliqua vivement Henri, qui tremblait à l'idée de partager ce qu'il voulait entièrement.
- Que répond monseigneur ? demanda le messager.
- Répondez pour moi, comte de Soria, dit le roi.
- Je le veux, sire, répondit Bertrand en s'inclinant.
Puis, se retournant vers le messager.
- Seigneur héraut, dit-il, retournez vers votre maître, et dites-lui que nous traiterons de la paix quand nous serons à Burgos.
- A Burgos ! s'écria l'envoyé avec un accent qui dénotait plus de crainte que de surprise.
- Oui, à Burgos.
- Dans cette grande ville que tient le roi don Pedro avec son armée ?
- Précisément, fit le connétable.
- C'est votre avis, seigneur ? reprit le héraut en se tournant vers Henri de Transtamare.
Le prince fit un signe affirmatif.
- Dieu vous conserve donc ! reprit l'envoyé en se couvrant la tête de son manteau.
Puis s'inclinant devant le prince avant de partir, comme il avait fait en arrivant, il tourna la bride de son cheval et repartit au pas, traversant la foule qui, trompée dans ses espérances, se tenait muette et immobile sur son passage. – Allez plus vite, seigneur messager, lui cria Bertrand, si vous ne voulez pas que nous arrivions avant vous.
Mais le cavalier, sans retourner la tête, sans paraître s'apercevoir que ces paroles lui étaient adressées, laissa son cheval passer insensiblement d'une allure modérée à un pas rapide, puis enfin à une course si précipitée qu'on l'avait déjà perdu de vue du haut des remparts quand l'avant garde bretonne sortit des portes de Calahorra pour marcher sur Burgos.
Certaines nouvelles traversent les airs comme les atomes que roule le vent ; elles sont un souffle, une senteur, un rayon de lumière. Elle touchent, avertissent, éblouissent à la même distance que l'éclair. Nul ne peut expliquer ce phénomène d'un événement deviné à vingt lieues de distance. Cependant déjà le fait que nous signalons est passé à l'état de certitude. Un jour peut-être la science qui aura approfondi ce problème ne daignera même plus l'expliquer, et elle traitera d'axiome ce qu'aujourd'hui nous appelons un mystère de l'organisation humaine.
Toujours est-il que le soir du jour où don Henri était entré dans Calahorra, côte à côte avec le connétable, la nouvelle de la proclamation de Henri comme roi des Castilles, de Séville et de Léon, vint s'abattre sur Burgos, où don Pedro venait d'entrer lui même depuis un quart d'heure.
Quel aigle en passant dans le ciel l'avait laissé tomber de ses serres ? Nul ne peut le dire, mais en quelques instants tout le monde en fut convaincu.
Don Pedro seul doutait. Mothril le ramena à l'opinion de tout le monde en lui disant : Il est à craindre que cela soit ; cela doit être, donc cela est.
- Mais, dit don Pedro, en supposant même que ce bâtard soit entré à Calahorra, il n'est pas probable qu'il ait été proclamé roi.
- S'il ne l'a pas été hier, dit Mothril, il le sera certainement aujourd'hui.
- Alors, marchons à lui et faisons la guerre, dit don Pedro.
- Non pas ! restons où nous sommes, et faisons la paix, dit Mothril.
- Faire la paix !
- Oui, achetez-la même, si c'est nécessaire.
- Malheureux ! s'écria don Pedro furieux.
- Une promesse, dit Mothril en haussant les épaules ; cela coûtera-t-il donc si cher, et à vous surtout, seigneur roi ?
- Ah ! ah ! fit don Pedro, qui commençait à comprendre.
- Sans doute, continua Mothril ; que veut don Henri ! un trône : faites-le lui de la taille qu'il vous plaira, vous l'en précipiterez ensuite. Si vous le faites roi, il ne se défiera plus de vous, qui lui aurez mis la couronne sur la tête.
Est-il donc si avantageux, je vous le demande, d'avoir sans cesse, dans des endroits inconnus, un rival qui, comme la foudre, peut tomber on ne sait quand, ni l'on ne sait d'où. Assignez à don Henri un royaume, enclavez-le dans des limites qui vous soient bien familières ; faites de lui ce que l'on fait de l'esturgeon, à qui, en apparence, on donne tout un vivier avec mille repaires. On est sûr de le trouver quand on le chasse dans ce bassin préparé pour lui. Cherchez-le dans toute la mer il vous échappera toujours.
- C'est vrai, dit don Pedro de plus en plus attentif.
- S'il vous demande Léon, continua Mothril, donnez lui Léon ; il ne l'aura pas plutôt accepté, qu'il faudra qu'il vous en remercie ; vous l'aurez alors à vos côtés, à votre table, à votre bras, un jour, une heure, dix minutes. C'est une occasion que jamais la fortune ne vous offrira tant que vous guerroierez l'un contre l'autre. Il est à Calahorra, dit-on ; donnez-lui tout le terrain qui est entre Calahorra et Burgos, vous n'en serez que plus près de lui.
Don Pedro comprenait tout à fait Mothril.
- Oui, murmura-t-il tout pensif, c'est ainsi que je rapprochai don Frédéric.
- Ah ! dit Mothril, je croyais en vérité que vous aviez perdu la mémoire.
- C'est bien, dit don Pedro en laissant tomber sa main sur l'épaule de Mothril, c'est bien.
Et le roi envoya vers don Henri un de ces Mores infatigables qui mesurent les journées par les trente lieues que franchissent leurs chevaux.
Il ne paraissait pas douteux à Mothril que Henri acceptât, ne fût-ce que dans l'espoir d'enlever à don Pedro la seconde partie de l'empire, après avoir accepté la première. Mais on comptait sans le connétable. Aussi, dès que la réponse arriva de Calahorra, don Pedro et ses conseillers furent-ils consternés d'abord, parce qu'ils s'en exagéraient les conséquences.
Cependant don Pedro avait une armée ; mais une armée est moins forte quand elle est assiégée. Il avait Burgos ; mais la fidélité de Burgos était-elle bien assurée ?
Mothril ne dissimula point à don Pedro que les habitants de Burgos passaient pour être grands amateurs de nouveautés.
- Nous brûlerons la ville, dit don Pedro.
Mothril secoua la tête.
- Burgos, dit-il, n'est pas une de ces villes qui se laissent brûler impunément. Elle est habitée d'abord par des chrétiens qui détestent les Mores, et les Mores sont vos amis ; par des Musulmans qui détestent les juifs, et les juifs sont vos trésoriers ; enfin les juifs qui détestent les chrétiens, et vous avez bon nombre de chrétiens dans votre armée. Ces gens- là s'entre-déchireront au lieu de déchirer l'armée de don Henri ; ils feront mieux, chacun des trois partis livrera les deux autres au prétendant. Trouvez un prétexte, croyez-moi, pour quitter Burgos, sire, et quittez Burgos, je vous le conseille, avant qu'on n'y apprenne la nouvelle de l'élection de don Henri.
- Si je quitte Burgos, c'est une ville perdue pour moi dit don Pedro hésitant.
- Non pas ; en revenant assiéger don Henri, vous le retrouverez dans la position où nous sommes aujourd'hui, et puisque vous reconnaissez que l'avantage est pour lui à cette heure, l'avantage alors sera pour vous. Essayez de la retraite, monseigneur.
- Fuir ! s'écria don Pedro en montrant son poing fermé au ciel.
- Ne fuit pas qui revient, sire, reprit Mothril.
Don Pedro hésitait encore ; mais la vue fit bientôt ce que ne pouvait faire le conseil. Il remarqua des groupes grossissant au seuil des portes ; des groupes plus nombreux encore dans les carrefours, et parmi les hommes qui composaient ces groupes, il en entendit un qui disait :
- Le roi don Henri.
- Mothril, dit-il, tu avais raison. Je crois à mon tour qu'il est temps de partir.
Deux minutes après, le roi don Pedro quittait Burgos, au moment même où apparaissaient les bannières de don Henri de Transtamare au sommet des montagnes des Asturies.

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