Le Bâtard de Mauléon Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XXV
Où se trouve la suite et l'explication du précédent.

Voici comment s'étaient succédé les événements qui nous sont restés inconnus depuis le départ ou plutôt depuis la fuite d'Agénor, après la scène du jardin de Bordeaux.
Don Pedro avait obtenu du prince de Galles la protection dont il avait besoin pour rentrer en Espagne ; et, sûr d'un renfort d'hommes et d'argent, il s'était aussitôt mis en route avec Mothril, muni d'un sauf-conduit du prince qui lui donnait puissance et sécurité au milieu des bandes anglaises.
La petite troupe s'était dirigée ainsi vers la frontière, où, comme nous l'avons dit, le vaillant Hugues de Caverley avait tendu son véritable réseau.
Et cependant, quelles que fussent la vigilance du chef et l'adresse du soldat, il est probable que, grâce à la connaissance qu'il avait des localités, le roi don Pedro eût longé l'Aragon et atteint la Castille Nouvelle sans accident aucun s'il n'était advenu l'épisode que voici :
Un soir, tandis que le roi suivait avec Mothril, sur un grand parchemin de Cordoue représentant une carte de toutes les Espagnes, la route qu'ils devaient prendre, les rideaux de la litière s'ouvrirent doucement et la tête d'Aïssa se glissa entre eux.
D'un seul regard de ses yeux, la jeune Moresque fit signe à un esclave couché près de sa litière de venir à elle.
- Esclave, lui demanda-t-elle, de quel pays es-tu ?
- Je suis né de l'autre côté de la mer, dit-il, sur le rivage qui regarde Grenade et qui ne l'envie pas.
- Et tu voudrais bien revoir ton pays, n'est-ce pas ?
- Oui, dit l'esclave avec un profond soupir.
- Demain, si tu veux, tu seras libre.
- Il y a loin d'ici au lac Laoudiah, dit-il, et le fugitif sera mort de faim avant d'y arriver.
- Non, car le fugitif emportera avec lui ce collier de perles dont une seule suffirait pour le nourrir pendant toute la route.
Et Aïssa détacha son collier qu'elle laissa tomber dans la main de l'esclave.
- Et que faut-il faire pour gagner à la fois la liberté et ce collier de perles ? demanda l'esclave frissonnant de joie.
- Tu vois, lui dit Aïssa, cette digue grisâtre qui coupe l'horizon, c'est le camp des chrétiens. Combien te faut-il de temps pour y arriver ?
- Avant que le rossignol ait fini son chant, dit l'esclave, j'y serai.
- Eh bien donc, écoute ce que je vais te dire, et que chacune de mes paroles se grave au plus profond de ta mémoire.
L'esclave écoutait avec le ravissement de l'extase.
- Prends ce billet, continua Aïssa, gagne le camp, et une fois dans le camp, tu t'informeras d'un noble chevalier franc, d'un chef nommé le comte de Mauléon ; tu te feras conduire à lui et tu lui remettras ce sachet contre lequel, à son tour, il te rendra cent pièces d'or ; va !
L'esclave saisit le sachet, le cacha sous son habit grossier, choisit le moment où une des mules gagnait le bois voisin, et, faisant semblant de courir après elle pour la ramener, il disparut dans le bois avec la rapidité d'une flèche.
Nul ne remarqua cette disparition de l'esclave, excepté Aïssa, qui le suivait des yeux, et qui, palpitante, ne respira que lorsqu'il eut disparu à tous les yeux.
Ce qu'avait prévu la jeune Moresque arriva. L'esclave ne fut pas longtemps à rencontrer sur la lisière du taillis un de ces oiseaux de proie aux serres d'acier, au morion en forme de bec, au souple plumage en mailles de fer, perché sur un rocher dominant les ronces où il s'était placé pour voir de plus loin.
L'esclave, en sortant tout effarouché du taillis, tomba sous l'envergure de la sentinelle, qui aussitôt le coucha en joue avec son arbalète.
C'était ce que cherchait le fugitif. Il fit signe de la main qu'il voulait parler ; la sentinelle s'approcha sans cesser de le mettre en joue. L'esclave alors dit qu'il allait au camp des chrétiens et demanda d'être conduit à Mauléon.
Le nom dont Aïssa s'exagérait l'importance jouissait pourtant d'une certaine notoriété parmi les compagnies depuis le trait hardi d'Agénor arrêté par les bandes de Caverley, depuis surtout qu'on savait que c'était à lui qu'était due la coopération du connétable.
Le soldat poussa son cri de ralliement, prit l'esclave par le poignet, et le conduisit à une seconde sentinelle placée à deux cents pas à peu près de lui. Celle-ci à son tour mena l'esclave au dernier cordon de vedettes, derrière lequel le seigneur Caverley, au centre de sa troupe comme l'araignée au centre de sa toile, se tenait dans sa tente.
Ayant compris à une certaine agitation qu'il ressentait autour de lui, à une certaine rumeur parvenue à ses oreilles, qu'il se passait quelque chose de nouveau, il parut sur le seuil de sa tente.
L'esclave fut conduit droit à lui.
Celui-ci nomma le Bâtard de Mauléon ; c'était le laissez-passer qui lui avait réussi jusque-là.
- Qui t'envoie ? demanda Caverley à l'esclave, essayant d'éviter une explication.
- Etes-vous le seigneur de Mauléon ? demanda l'esclave.
- Je suis un de ses amis, répondit Caverley, et un des plus tendres encore.
- Ce n'est pas la même chose, dit l'esclave, j'ai ordre de ne remettre qu'à lui la lettre que je porte.
- Ecoute, dit Caverley, le seigneur de Mauléon est un brave chevalier chrétien qui a bon nombre d'ennemis parmi les Mores et les Arabes, qui ont juré de l'assassiner. Nous avons donc juré, nous, de ne laisser pénétrer personne jusqu'à lui sans que nous connussions auparavant le message dont l'envoyé est chargé.
- Eh bien ! dit l'esclave, voyant que toute résistance serait inutile, et d'ailleurs les intentions du capitaine lui paraissant bonnes, eh bien ! je suis envoyé par Aïssa.
- Qu'est-ce que Aïssa ? demanda Caverley.
- La fille du seigneur Mothril.
- Ah ! ah ! fit le capitaine, du conseiller du roi don Pedro ?
- Justement.
- Tu vois que la chose devient de plus en plus ténébreuse, et que sans doute ce message contient quelque magie.
- Aïssa n'est point une magicienne, dit l'esclave en secouant la tête.
- N'importe, je veux lire ce message.
L'esclave jeta autour de lui un coup d'oeil rapide pour voir si la fuite lui était possible, mais un grand cercle d'aventuriers s'était déjà formé autour de lui. Il tira de sa poitrine le sachet d'Aïssa et le tendit au capitaine.
- Lisez, dit-il, vous y trouverez quelque chose qui me concerne.
La conscience tant soit peu élastique de Caverley n'avait pas besoin de cette invitation. Il ouvrit le sachet parfumé de benjoin et d'ambre, en tira un carré de soie blanche, sur laquelle, à l'aide d'une encre épaisse, la main d'Aïssa avait écrit en espagnol les paroles suivantes :

« Cher seigneur, je t'écris selon ma promesse : le roi don Pedro et mon père sont avec moi prêts à passer le défilé pour entrer en Aragon, tu peux faire d'un seul coup notre bonheur éternel et ta gloire. Fais-les prisonniers et moi avec eux, qui serai ta douce captive ; si tu veux les mettre à rançon, ils sont assez riches pour satisfaire ton ambition ; si tu préfères la gloire à l'argent et que tu leur rendes la liberté pour rien, ils sont assez fiers pour publier au loin ta générosité ; mais si tu les délivres, toi, tu me garderas, mon grand seigneur, et j'ai un coffret tout plein de rubis et d'émeraudes qui ne feraient pas tort à une couronne de reine.
Ecoute donc et retiens bien ceci. Cette nuit, nous nous mettrons en marche. Poste tes soldats dans le défilé de manière à ce que nous ne puissions traverser sans être vus. Notre escorte est faible en ce moment, mais d'une heure à l'autre, elle peut devenir plus forte, car six cents hommes d'armes que le roi attendait à Bordeaux n'ont pu le rejoindre encore, tant sa marche a été rapide.
Voilà comment, mon grand seigneur, Aïssa sera bien à toi, et comment personne ne pourra te la reprendre, car tu l'auras bien conquise par la force de tes armes victorieuses.
Un de nos esclaves te porte ce message. Je lui promets que tu le mettras en liberté, et que tu lui donneras cent pièces d'or : accomplis mon désir.

                    Ton Aïssa. »

- Oh ! oh ! pensa Caverley, tandis que l'émotion faisait couler sous son casque une sueur ardente... Un roi !... mais qu'ai-je donc fait depuis quelque temps à la fortune pour qu'elle m'envoie de pareilles aubaines !... Un roi !... Il faut voir cela, de par le diable ! Mais d'abord, débarrassons-nous de cet imbécile.
- Donc, dit-il, le seigneur de Mauléon te doit la liberté !
- Oui, capitaine, et cent pièces d'or.
Hugues de Caverley ne jugea point à propos de répondre à cette dernière partie de la demande. Seulement il appela son écuyer :
- Holà, dit-il, prends ton cheval, conduis cet homme jusqu'à deux bonnes lieues du camp, et laisse-le là. S'il te demande de l'argent, et que tu en aies de trop, donne-lui en. Mais je t'en préviens, ce sera une pure libéralité de ta part.
- Va, mon ami, dit-il à l'esclave, ta commission est faite. C'est moi qui suis le seigneur de Mauléon.
L'esclave se prosterna.
- Et les cent pièces d'or ? demanda-t-il.
- Voici mon trésorier qui est chargé de te les remettre, dit Hugues de Caverley en lui montrant l'écuyer.
L'esclave se releva et suivit tout joyeux celui qui lui était désigné.
A peine fut-il à cent pas de la tente, que le capitaine envoya un détachement dans la montagne, et ne dédaignant pas de descendre à ces humbles soins, plaça lui-même les sentinelles dans le défilé, de telle façon que personne ne pouvait le traverser sans être vu ; et, après avoir recommandé qu'aucune violence ne fût faite aux prisonniers, il attendit l'événement.
Nous l'avons vu dans cette attente, et l'événement fut prompt à seconder ses désirs. Le roi, impatient de continuer sa route, voulut, sans attendre plus longtemps, se remettre en chemin.
Ils furent donc enveloppés dans le ravin, à la grande joie d'Aïssa, qui attendait impatiemment l'attaque et qui croyait cette attaque dirigée par Mauléon. Au reste, les mesures étaient si bien prises par Caverley, et le nombre des Anglais était si grand, que pas un des hommes de don Pedro ne fit un mouvement pour se défendre.
Mais Aïssa, qui comptait voir Mauléon à la tête de cette embuscade, commença bientôt de s'inquiéter de son absence ; elle pensa néanmoins qu'il agissait ainsi par prudence, et d'ailleurs voyant l'entreprise succéder selon ses souhaits elle ne devait encore désespérer de rien.
Maintenant nous ne nous étonnerons plus que l'aventurier ait si facilement reconnu don Pedro, qui d'ailleurs était parfaitement reconnaissable.
Quant à Mothril et à Aïssa, dont il devinait toute l'histoire avec son étonnante perspicacité, il s'effrayait bien un peu du courroux qu'allumerait en Mauléon la découverte de ce secret, mais presqu'aussitôt il avait réfléchi qu'il était facile de mettre tout sur le compte de la trahison de l'esclave, et, qu'au contraire, il pourrait se faire de cet abus de confiance un titre à la reconnaissance de Mauléon : car, tout en faisant payer leur rançon au roi et à Mothril, il comptait abandonner sans intérêt Aïssa au jeune homme, et c'était une générosité dont il s'applaudissait comme d'une innovation.
On a vu comment le sauf-conduit du prince de Galles, exhibé par don Pedro, changea toute la face de l'affaire et renversa les plans si hardis et si savamment improvisés de Caverley.
Don Pedro, après le départ de Robert, était occupé de raconter au chef des aventuriers les événements du traité conclu à Bordeaux, quand un grand bruit se fit entendre. C'était un roulement de pieds de chevaux, un fracas d'armures et de chaînes d'épées bondissantes au côté des hommes d'armes.
Puis la toile de la tente se releva brusquement, et l'on vit apparaître la figure pâle de Henri de Transtamare, dont un rayon de sinistre joie illuminait le visage.
Mauléon, derrière le prince, cherchait vaguement quelqu'un ; il aperçut la litière, et ses yeux ne la quittèrent plus.
A l'arrivée de Henri, don Pedro se recula de son côté, non moins pâle que son frère, cherchant à son flanc son épée absente, et ne parut tranquillisé que lorsque, à force de reculer, il rencontra un des piliers de la tente supportant une panoplie complète, et sentit sous ses doigts le froid d'une hache d'armes.
Tous se regardèrent un instant silencieux, échangeant des regards qui se croisaient menaçants comme des éclairs d'orage.
Henri rompit le premier le silence :
- Je crois, dit-il avec un sombre sourire, que voici la guerre finie avant d'être commencée.
- Ah ! vous croyez cela ! dit don Pedro, railleur et menaçant.
- Je le crois si bien, répondit Henri, que je demanderai d'abord à ce noble chevalier, Hugues de Caverley, quel prix il réclame pour une capture de l'importance de celle qu'il vient de faire ; car, eût-il pris vingt villes et gagné cent batailles, exploits qui se paient cher, il n'aurait pas tant de droits à notre reconnaissance que par ce seul exploit.
- Il est flatteur pour moi, reprit don Pedro en jouant avec le manche de la hache, d'être apprécié à une valeur si considérable. Aussi, courtoisie pour courtoisie. Combien, si vous étiez dans la situation où vous pensez que je suis, combien, dis-je, estimeriez-vous votre personne, don Henri ?
- Je crois qu'il raille encore ! dit Henri avec une fureur qui se détendait sous la joie comme les glaces du pôle aux premiers sourires du soleil.
- Voyons un peu comment tout cela va finir, murmura Caverley en s'asseyant pour ne pas perdre un détail de la scène, et commençant à jouir du spectacle en amateur artiste plutôt qu'en avide spéculateur.
Henri se retourna de son côté ; on voyait qu'il se préparait à répondre à don Pedro.
- Eh bien ! soit, dit-il en enveloppant don Pedro du plus haineux regard ; ami Caverley, pour cet homme autrefois roi, et qui n'a plus même aujourd'hui au front le reflet doré de sa couronne, je te donnerai soit deux cent mille écus d'or, soit deux bonnes villes à ton choix.
- Mais, fit Caverley en caressant de sa main la mentonnière de son casque, tandis qu'à travers sa visière toujours baissée il regardait don Pedro... mais il me semble que l'offre est acceptable, quoique...
Celui-ci répondit à l'interrogatoire par un geste et un coup d'oeil qui signifiaient : Capitaine, mon frère Henri n'est pas généreux, et j'enchérirai sur la somme.
- Quoique ?... reprit Henri, répétant le dernier mot du chef des aventuriers. Que voulez-vous dire, capitaine ?
Mauléon ne put contenir plus longtemps son désir curieux.
- Le capitaine veut dire sans doute, répondit-il, qu'avec le roi don Pedro, il a fait d'autres prisonniers, et qu'il voudrait qu'on les estimât aussi.
- Ma foi ! voilà ce qui s'appelle lire dans la pensée d'un homme, s'écria Caverley, et vous êtes un brave chevalier, sire Agénor. Oui, sur mon âme, j'ai fait d'autres prisonniers, et très illustres même ; mais...
Et une nouvelle réticence vint accuser l'irrésolution de Caverley.
- On vous les paiera, capitaine, dit Mauléon, qui bouillait d'impatience, où sont-ils ? Dans cette litière, sans doute ?
Henri posa la main sur le bras du jeune homme et le contint doucement.
- Acceptez-vous, capitaine Caverley ? dit-il.
- C'est à moi de vous répondre, monsieur, dit don Pedro.
- Oh ! ne faites pas le maître ici, don Pedro, car vous n'êtes plus roi, fit Henri avec dédain, et attendez que je vous parle pour me répondre.
Don Pedro sourit, et se tournant vers Caverley :
- Expliquez-lui donc, capitaine, dit-il, que vous n'acceptez point.
Caverley passa de nouveau sa main sur sa visière, comme si ce fer eût été son front, et tirant Agénor à part :
- Mon brave ami, lui dit-il, de bons compagnons comme nous se doivent la vérité, n'est-ce pas ?
Agénor le regarda avec étonnement.
- Eh bien ! continua le capitaine, si vous m'en croyez, sortez par la petite porte de la tente qui est derrière vous, et si vous avez un bon cheval, piquez jusqu'à qu'il n'en puisse plus.
- Nous sommes trahis ! s'écria Mauléon éclairé d'une lueur subite. Aux armes, prince ! aux armes !
Henri regarda Mauléon avec étonnement, et machinalement porta la main au pommeau de son épée.
- Au nom du prince de Galles ! s'écria en étendant la main avec le geste du commandement don Pedro qui voyait que la comédie tirait à sa fin ; je vous requiers, messire Hugues de Caverley, d'arrêter le prince Henri de Transtamare.
Ces paroles n'étaient pas achevées que Henri avait déjà l'épée à la main ; mais Caverley souleva un instant sa visière, approcha une trompe de ses lèvres, et au son qu'elle rendit, vingt aventuriers se précipitèrent sur le prince qui fut aussitôt désarmé.
- C'est fait, dit Caverley à don Pedro. Maintenant, si vous m'en croyez, sire roi, retirez-vous, car les coups vont pleuvoir ici tout à l'heure, je vous en réponds.
- Comment cela ? demanda le roi.
- Ce Français qui est sorti par la petite porte ne laissera pas prendre son prince sans avoir en son honneur abattu quelques bras ou fendu quelques têtes.
Don Pedro se pencha du côté de l'ouverture, et vit Agénor qui mettait le pied à l'étrier, sans doute pour aller chercher du secours.
Le roi saisit une arbalète, la tendit, y plaça une flèche, et ajusta le chevalier :
- Bon, dit-il. David tua Goliath avec une pierre, il ferait beau voir que Goliath ne tuât pas David avec une arbalète.
- Un moment, s'écria Caverley, que diable ! sire roi. A peine arrivé ici, vous allez me bouleverser tout ; et monsieur le connétable, que dira-t-il si je lui laisse tuer son ami !
Et il releva avec le bras le bout de l'arbalète au moment même où don Pedro appuyait le doigt sur la détente. Le vireton partit en l'air.
- Le connétable ! dit don Pedro en frappant du pied ; c'était bien la peine de me faire manquer mon coup en vue d'une pareille crainte. Ouvre ton piège, chasseur, et prends-y encore ce gros sanglier ; de cette façon, la chasse sera finie d'un seul coup, et à cette condition, je te pardonne.
- Vous en parlez à votre aise. Prendre le connétable ! Bon ! Venez un peu prendre le connétable ! Bon Dieu ! répéta-t-il en haussant les épaules, que ces Espagnols sont bavards !
- Sire Caverley !
- Pardieu ! je dis vrai. Prendre le connétable !... Je ne suis pas curieux, sire roi, mais, foi de capitaine ! je vous verrais faire cette capture avec beaucoup d'intérêt.
- En voici déjà un en attendant, dit don Pedro en montrant Agénor que l'on ramenait prisonnier.
Au moment où il passait au grand galop de son cheval, l'un des aventuriers avait coupé le jarret à sa monture à l'aide d'un croissant, et le cheval était tombé engageant le cavalier sous lui.
Tant qu'elle avait cru son amant hors de cette lutte et exempt de ce danger, Aïssa n'avait pas dit une seule parole ni fait un mouvement. On eût dit que les intérêts qui se débattaient autour d'elle, quelque graves qu'ils fussent, ne l'occupaient en aucune façon ; mais à l'approche de Mauléon désarmé et aux mains de ses ennemis, on vit s'écarter les rideaux de la litière et apparaître la tête de la jeune fille plus pâle que le long voile de fine laine blanche qui enveloppe les femmes d'Orient.
Agénor poussa un cri. Aïssa bondit hors de la litière et courut à lui.
- Oh ! oh ! fit Mothril en fronçant le sourcil.
- Qu'est-ce à dire ? demanda le roi.
- Voilà l'explication qui menace, murmura Caverley.
Henri de Transtamare jeta sur Agénor un sombre et défiant regard que celui ci comprit à merveille.
- Vous me pouvez parler, dit-il à Aïssa ; faites vite, et tout haut, madame ; car de ce moment où nous sommes vos prisonniers, jusqu'à celui de notre mort, il n'y aura probablement pas de temps à perdre, même pour les plus amoureux.
- Nos prisonniers ! s'écria Aïssa, oh ! ce n'était point cela que je voulais, mon grand seigneur ; bien au contraire.
Caverley se démenait fort embarrassé ; cet homme de fer tremblait presque devant l'accusation qu'allaient porter contre lui deux jeunes gens qu'il tenait entre ses mains.
- Ma lettre ? dit Aïssa au jeune homme, n'as-tu donc pas reçu ma lettre ?
- Quelle lettre ? demanda Agénor.
- Assez ! assez ! dit Mothril, dont cette scène commençait à briser tous les projets. – Capitaine, le roi ordonne que vous conduisiez le prince Henri de Transtamare au logis du roi don Pedro, et ce jeune homme chez moi.
- Caverley, tu es un lâche, rugit Agénor essayant de se débarrasser des rudes gantelets qui l'étreignaient au poing.
- Je t'ai dit de te sauver, tu n'as pas voulu, ou tu t'es sauvé trop tard, ce qui revient au même, dit le capitaine. Par ma foi ! c'est ta faute. Et puis plains toi donc, tu logeras chez elle.
- Hâtons-nous, messieurs, dit le roi, et qu'un conseil s'assemble cette nuit même pour juger ce bâtard qui se dit mon frère, et ce rebelle qui se prétend mon roi. Caverley, il t'avait offert deux villes ; je suis plus généreux que lui, moi : je te donne une province. Mothril, faites avancer mes gens ; il faut que nous soyons à couvert avant une heure dans quelque bon château.
Mothril s'inclina et sortit ; mais il n'avait pas fait dix pas hors de la tente qu'il se rejeta précipitamment en arrière, en faisant avec la main ce signe qui, chez toutes les nations et dans toutes les langues, commande le silence.
- Qu'y a-t-il, demanda Caverley avec une inquiétude mal déguisée.
- Parle, bon Mothril, dit don Pedro.
- Ecoutez, fit le More.
Tous les sens des assistants semblèrent passer dans leurs oreilles, et un instant la tente du chef anglais présenta l'aspect d'une réunion de statues.
- Entendez-vous ? continua le More en s'inclinant de plus en plus vers la terre.
En effet, on commençait à entendre comme un roulement de tonnerre, ou comme le galop progressif d'une troupe de cavaliers.
- Notre-Dame Guesclin ! cria tout à coup une voix ferme et sonore.
- Ah ! ah ! le connétable, murmura Caverley, qui reconnut le cri de guerre du rude Breton.
- Ah ! ah ! le connétable, dit à son tour don Pedro en fronçant le sourcil, – car, sans l'avoir entendu jamais, il connaissait cependant ce terrible cri.
Les prisonniers, de leur côté, échangèrent un regard, et un sourire d'espérance se dessina sur leurs lèvres.
Mothril se rapprocha de sa fille, dont il étreignit plus étroitement la taille dans ses bras.
- Sire roi, dit Caverley avec cet accent goguenard qui ne l'abandonnait pas, même au moment du danger, vous vouliez prendre le sanglier, je crois ; le voici qui vient vous épargner la besogne.
Don Pedro fit un signe aux gens d'armes qui se rangèrent derrière lui. Caverley, décidé à rester neutre entre son ancien compagnon et son nouveau chef, se retira à l'écart.
Un rang de gardes tripla le cordon de fer qui garrottait le prince et Mauléon.
- Que fais-tu, Caverley ? demanda don Pedro.
- Je vous cède la place, comme à mon roi et à mon chef, sire, dit le capitaine.
- C'est bien, répondit don Pedro ; alors, qu'on m'obéisse.
Les chevaux s'arrêtèrent ; on entendit le frissonnement de l'acier et le bruit d'un homme qui sautait à terre, alourdi par son armure.
Presque aussitôt Bertrand Duguesclin entra dans la tente.

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