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Chapitre XIV
Comment le Bâtard de Mauléon remit au roi Charles V l'anneau de sa belle-soeur la reine Blanche de Castille.

Dans le jardin d'un bel hôtel qui s'élevait rue Saint-Paul, mais qui cependant était encore inachevé dans plusieurs de ses parties, marchait un homme de vingt-cinq à vingt-six ans, vêtu d'une longue robe de couleur sombre avec des revers de velours noir, et serrée à la taille par une cordelière dont les glands retombaient jusqu'à ses pieds. Contre l'habitude du temps, cet homme n'avait ni épée, ni poignard, ni aucune marque distinctive de noblesse. Le seul joyau qu'il portât était une espèce de petite couronne de fleurs de lis d'or formant cercle autour d'un de ces bonnets de velours noir qui ont précédé la mode du chaperon. Cet homme avait tous les caractères de la pure race franque : il avait les cheveux blonds, coupés carrément en signe de haute naissance, les yeux bleus et la barbe châtaine ; son visage, quoique accusant l'âge que nous avons dit, ne portait l'empreinte d'aucune passion, et son caractère sérieux et réfléchi indiquait l'homme aux graves pensées, aux longues méditations. De temps en temps il s'arrêtait, laissait retomber sa tête sur sa poitrine et laissait pendre une main que léchaient alors deux grands lévriers marchant à ses côtés du même pas que lui, s'arrêtant quand il s'arrêtait, et continuant leur route aussitôt qu'il se remettait en chemin.
A quelque distance de cet homme, appuyé contre un arbre et portant un faucon chaperonné sur le poing, se tenait debout un jeune page au visage insoucieux, et agaçant l'oiseau de proie qu'à ses grelots d'or on pouvait reconnaître pour un serviteur favori.
An loin et dans les endroits reculés du jardin, on entendait les chants joyeux des oiseaux qui prenaient possession des fleurs et des bois du nouveau domicile royal, car cet homme au visage pensif n'était autre que le régent Charles V, qui tenait le royaume de France, tandis que son père le roi Jean, esclave de la parole donnée, demeurait prisonnier en Angleterre, et qui faisait bâtir ce bel hôtel neuf pour remplacer le château du Louvre et le palais de la Cité, dans lequel le studieux monarque, le seul de nos rois que la postérité dût appeler le Sage, ne trouvait pas assez de solitude et de tranquillité.
Dans les allées on voyait passer et repasser les nombreux serviteurs de cette maison somptueuse, et par-dessus les cris impatients du faucon, les gazouillements lointains des oiseaux et le bruit des paroles qu'échangeaient en se croisant les serviteurs, on entendait parfois rouler comme un tonnerre le rugissement des grands lions que le roi Jean avait fait venir d'Afrique, et que l'on tenait enfermés dans des fosses profondes.
Le roi Charles V suivait une allée de ce jardin, revenant sur ses pas lorsqu'il était arrivé à un certain point, afin de ne pas perdre de vue la porte de l'hôtel qui par six degrés extérieurs conduisait à la terrasse à laquelle aboutissait cette allée.
De temps en temps il s'arrêtait, fixant les yeux sur cette porte par laquelle il semblait attendre quelqu'un, et quoique cette personne parût vivement attendue, sans que son visage marquât la moindre impatience après chaque attente nouvelle, il reprenait sa promenade du même pas, et avec la même mélancolique sérénité.
Enfin au haut du perron apparut un homme vêtu de noir, tenant à la main un écriteau d'ébène et des parchemins. Il embrassa du regard le jardin dans lequel il allait descendre, et apercevant le roi il marcha droit à lui.
- Ah ! c'est vous, docteur, dit Charles en faisant quelques pas au-devant de lui, je vous attendais ; venez-vous du Louvre ?
- Oui, sire.
- Eh bien ! quelque messager est-il revenu de mes ambassades ?
- Personne ; seulement deux chevaliers qui paraissent avoir fait une longue course venaient d'arriver et demandaient instamment l'honneur d'être présentés à Votre Altesse, à laquelle ils avaient, disaient-ils, à communiquer des choses de la première importance.
- Qu'avez-vous fait ?
- Je les ai amenés, et ils attendent le bon plaisir du roi dans une salle de l'hôtel.
- Et pas de nouvelles de Sa Sainteté le pape Urbain V ?
- Non, sire.
- Pas de nouvelles de Duguesclin que je lui ai envoyé ?
- Pas encore ; mais nous ne pouvons tarder à en recevoir, puisqu'il faisait écrire il y a dix jours à Votre Altesse que le lendemain il quittait Avignon.
Le roi demeura un instant pensif et presque soucieux ; puis, comme prenant une résolution :
- Allons, docteur, dit-il, voyons les dépêches.
Et le roi tout tremblant, comme si chaque lettre nouvelle devait lui apprendre un nouveau malheur, s'assit sous une tonnelle où à travers les chèvrefeuilles transparaissaient les tièdes rayons d'un soleil d'août.
Celui que le roi avait désigné sous le nom de docteur ouvrit un portefeuille qu'il portait sous le bras, et en tira plusieurs grandes lettres. Le docteur en ouvrit une au hasard.
- Eh bien ? demanda le roi.
- Message de Normandie, répondit le docteur : les Anglais ont brûlé une ville et deux villages.
- Malgré la paix, murmura le roi, malgré le traité de Bretigny, qui coûte si cher !
- Que ferez-vous, sire ?
- J'enverrai de l'argent, dit le roi.
- Message du Forez.
- Allez, dit le roi.
- Les Grandes compagnies se sont abattues sur les rives de la Saône. Trois villes ont été mises à sac, les récoltes des campagnes coupées, les vignes arrachées, les bestiaux enlevés, on a vendu cent femmes.
Le roi cacha son visage entre ses mains.
- Mais Jacques de Bourbon n'est-il pas de ce côté ? dit-il. Il m'avait promis de me débarrasser de tous ces brigrands !
- Attendez, dit le docteur en ouvrant une troisième dépêche. Voici une lettre où il est question de lui. Il a rencontré des Grandes compagnies à Brignais, il a livré bataille ; mais...
Le docteur s'arrêta, hésitant.
- Mais !... reprit le roi en lui tirant la lettre des mains. Voyons, qu'y a-t-il ?
- Lisez vous-même, sire.
- Défait et tué ! murmura le roi, un prince de la maison de France tué et égorgé par ces bandits. Et notre saint père ne me répond rien. La distance d'Avignon ici n'est pas grande, cependant.
- Qu'ordonnez-vous, sire ? demanda le docteur.
- Rien ; que voulez-vous que j'ordonne en l'absence de Duguesclin ? Et n'est-il point, au milieu de tout cela, venu un messager de mon frère le roi de Hongrie ?
- Non, sire, répondit timidement le docteur, qui voyait s'alourdir peu à peu ce poids de calamités tombant sur le pauvre roi.
- Et la Bretagne ?
- Toujours en pleine guerre : le comte de Montfort a eu des avantages.
Charles V leva au ciel un regard moins désespéré que rêveur.
- Grand Dieu ! murmura-t-il, abandonnerais-tu donc le royaume de France ? Mon père était un bon roi. mais trop guerrier ; moi j'ai reçu pieusement les épreuves que tu m'as envoyées, mon Dieu ! j'ai toujours cherché à épargner le sang de tes créatures, regardant ceux au-dessus desquels tu m'as mis comme des hommes dont je devais te rendre compte, et non comme des esclaves dont le sang pouvait couler à mon caprice. Et cependant personne ne m'a su gré de mon humanité, pas même toi, mon Dieu ! Je veux mettre une digue à cette barbarie qui fait reculer le monde vers le chaos. L'intention est bonne, j'en suis sûr ; eh bien ! personne ne m'aide, nul ne me comprend.
Et le roi laissa retomber sur sa main sa tête rêveuse.
En ce moment on entendit un grand bruit de trompettes, et des acclamations courant par les rues vinrent retentir jusqu'aux oreilles distraites du roi. Le page cessa d'agacer son faucon et interrogea de l'oeil le docteur.
- Allez voir ce que c'est, dit le docteur. Sire, ajouta-t-il en se retournant vers le roi, entendez-vous ces fanfares ?
- Je parle au ciel de paix et de philosophie, dit le roi, il me répond guerre et violences.
- Sire, dit le page en accourant, c'est messire Bertrand Duguesclin qui revient d'Avignon et qui rentre dans la ville.
- Qu'il soit le bienvenu, dit le roi en se parlant à lui-même ; quoiqu'il vienne avec plus de bruit que je ne le voudrais.
Et il se leva vivement, se dirigeant à sa rencontre ; mais avant même qu'il eût atteint le bout de l'allée, une grande colonne de monde apparut sous la voûte et déborda par la porte du jardin : c'était le peuple, les gardes et les chevaliers, tressaillant de joie et entourant un homme de taille moyenne, à la tête grosse, aux épaules larges et aux jambes arquées par l'habitude de monter à cheval.
Cet homme, c'était messire Bertrand Duguesclin, qui, avec son visage vulgaire, mais doux, et son oeil intelligent, souriait et remerciait le peuple, les gardes et les chevaliers, qui le comblaient de bénédictions.
A ce moment le roi apparut à l'extrémité de l'allée ; tous s'inclinèrent, et Bertrand Duguesclin descendit vivement les degrés pour aller présenter ses hommages à son roi.
- On se prosterne devant moi, murmura Charles, mais on sourit à Duguesclin ; on me respecte, mais on l'aime. C'est qu'il est l'image de cette fausse gloire si puissante chez tous les esprits vulgaires, et que moi je leur représente la paix, c'est-à-dire, pour leurs regards à courte vue, la honte et la soumission. Ces gens-là sont de leur siècle, c'est moi qui ne suis pas du mien, et je les coucherais tous dans le tombeau plutôt que de leur imposer un changement qui n'est ni dans leurs goûts ni dans leurs habitudes. Cependant quand Dieu me donnera la force je persévérerai.
Puis fixant son regard calme et bienveillant sur le chevalier qui mettait un genou en terre devant lui :
- Soyez le bienvenu, dit-il tout haut, en lui tendant la main avec une grâce qui émanait de sa personne comme un parfum naturel.
Duguesclin appuya ses lèvres sur l'auguste main.
- Bon roi, dit le chevalier en se relevant, me voici. J'ai fait diligence comme vous le voyez, et j'apporte des nouvelles.
- Bonnes ? demanda le roi.
- Oui, sire, très bonnes. J'ai levé trois mille lances.
Le peuple poussa des cris de satisfaction en voyant ce renfort qui lui arrivait conduit par un si brave général.
- Voilà qui va bien, répondit Charles, ne voulant pas contrarier toute cette joie que les paroles de Duguesclin venaient de soulever dans l'assemblée pleine d'admiration.
Puis à voix basse :
- Hélas ! il ne fallait pas lever trois mille lances, messire, dit il, mais bien plutôt en supprimer six mille. Nous aurons toujours assez de soldats quand nous saurons les employer.
Et prenant le bras du bon chevalier, tout émerveillé de cet honneur, il monta les degrés, traversa celte foule de peuple, de courtisans, de gardes, de chevaliers et de femmes, qui, voyant le bon accord qui régnait entre le roi et le général dans lequel chacun avait mis ses espérances, criait Nol à faire trembler les voûtes.
Charles V salua tout le monde de la main et du sourire, et conduisit le chevalier breton dans une grande galerie destinée à donner plus tard ses audiences, et qui attenait à son appartement. Les cris de la foule les y suivirent, et on les entendit encore même quand le roi eut fermé la porte derrière lui.
- Sire, dit Bertrand tout joyeux, avec l'aide du ciel et l'amour de ces braves gens, vous recouvrerez votre héritage tout entier, et je suis bien certain qu'en deux années de guerre bien faite...
- Mais pour faire la guerre, Bertrand, il faut de l'argent, beaucoup d'argent, et nous n'en avons plus.
- Bah ! sire, dit Bertrand, avec une petite taxe sur les campagnes...
- Il n'y a plus de campagnes, mon ami : l'Anglais a tout ravagé, et nos bonnes alliées, les Grandes compagnies, ont achevé de dévorer ce qu'avait épargné l'Anglais.
- Sire, vous mettrez une imposition d'un franc par tête sur chaque membre du clergé, et vous prendrez sur leurs biens une dîme d'un dixième : il y a assez longtemps que les gens d'église prélèvent cette dîme sur les nôtres.
- C'est justement pour cela que je vous avais envoyé près de notre saint père le pape Urbain V, dit le roi : est-ce qu'il nous accorde l'autorisation de lever cette dîme ?
- Oh ! tout au contraire, répondit Bertrand, car il se plaint de la pauvreté du clergé et demande de l'argent.
- Vous voyez bien, mon ami, dit le roi avec un triste sourire, qu'il n'y a rien à faire de ce côté-là.
- Oui, sire ; mais il vous accorde une grande faveur.
- Toute faveur qui coûte cher, Bertrand, dit Charles V, n'est plus une faveur pour un roi dont les coffres sont vides.
- Sire, il vous l'accorde gratis.
- Alors, dites vite, Bertrand, quelle est cette faveur.
- Sire, le fléau de la France en ce moment, ce sont les Grandes compagnies, n'est-ce pas ?
- Oui, certes ; le pape a-t-il trouvé un moyen de les congédier ?
- Non, sire, cela dépasse son pouvoir ; mais il les a excommuniées.
- Ah ! voilà pour nous achever, s'écria le roi au désespoir, tandis que Bertrand, qui venait d'annoncer cette nouvelle d'un air triomphant, ne savait plus à quoi s'en tenir. De voleurs ils vont devenir assassins, de loups ils vont se faire tigres ; il y en avait peut-être quelques-uns dans le nombre qui craignaient encore Dieu, et ceux-là maintenaient les autres. A cette heure, ils n'auront plus rien à craindre et ne ménageront plus rien. Nous sommes perdus, mon pauvre Bertrand !
Le digne chevalier connaissait la sagesse profonde et l'esprit si fin du roi. Il avait cette qualité précieuse dans un homme de portée secondaire, la déférence pour un jugement supérieur au sien ; aussi se mit-il à réfléchir, et son bon sens naturel lui prouva que le roi avait deviné juste.
- C'est vrai, dit-il, ils vont bien rire quand ils sauront que notre saint père le pape les a traités comme des chrétiens, et c'est nous qu'ils vont traiter comme des mahométans et des juifs.
- Tu vois bien, mon cher Bertrand, dit le roi, dans quelle fâcheuse position nous sommes.
- En effet, dit le chevalier, je n'y avais pas songé, et je croyais vous apprendre une bonne nouvelle. Voulez-vous que je retourne auprès du pape, et que je lui dise qu'il ne se presse pas ?
- Merci, Bertrand, dit le roi.
- Excusez-moi, sire, dit Bertrand. Je suis un mauvais ambassadeur, je l'avoue. Ma besogne, à moi, c'est de monter à cheval et de charger quand vous me dites : Monte à cheval, Guesclin, et charge. Mais, dans toutes les questions qui se disputent à coups de plume, au lieu de se disputer à coups d'épée, sire, je l'avoue, je suis un pauvre politique.
- Et cependant, dit le roi, si tu voulais m'aider, mon cher Bertrand, rien ne serait perdu encore.
- Comment, si je voulais vous aider, sire ! s'écria Duguesclin ; mais je crois bien que je le veux ! Et mon bras, mon épée et mon corps, je mets tout à votre disposition.
- C'est que tu ne pourras pas me comprendre, dit le roi avec un soupir.
- Ah ! cela, sire, répondit le chevalier, c'est bien possible. car j'ai la tête un peu dure, ce qui est fort heureux pour moi au reste, car j'ai tant reçu de coups dessus, que si la nature ne l'eût pas faite de cette trempe, elle serait aujourd'hui bien endommagée.
- J'ai eu tort de dire que tu ne pourrais pas me comprendre, mon cher Bertrand ; j'aurais dû dire que tu ne voudrais pas.
- Que je ne voudrais pas ? reprit Bertrand étonné. Et comment ne pourrais je pas vouloir une chose que mon roi veut ?
- Hé ! mon cher Bertrand, parce que nous ne voulons en général que les choses qui sont dans notre nature, dans nos habitudes ou dans nos inclinations, et que la chose que j'ai à te demander te paraîtra au premier abord singulière et même étrange.
- Dites toujours, sire, reprit Duguesclin.
- Bertrand, reprit le roi, tu connais notre histoire, n'est-ce pas ?
- Pas beaucoup, sire, répondit Duguesclin ; un peu celle de Bretagne, parce que c'est mon pays.
- Mais enfin, tu as entendu parler de toutes ces grandes défaites qui à plusieurs reprises ont mis le royaume de France à deux doigts de sa perte.
- Quant à cela, oui, sire : Votre Majesté veut parler sans doute de la bataille de Courtray, par exemple, où le comte d'Artois a été tué ; de la bataille de Crécy, d'où le roi Philippe de Valois s'est sauvé, lui septième ; et enfin de la bataille de Poitiers, où le roi Jean a été fait prisonnier ?
- Eh bien ! Bertrand, demanda le roi, as-tu jamais réfléchi aux causes qui ont fait perdre ces batailles ?
- Non, sire je réfléchis le moins possible : cela me fatigue.
- Oui, je comprends cela ; mais j'ai réfléchi, moi, à cette cause, et je l'ai trouvée.
- Vraiment !
- Oui, et je vais te la dire.
- J'écoute, sire.
- As-tu remarqué qu'aussitôt que les Français sont en bataille, au lieu de se retrancher, comme les Flamands derrière leurs piques, ou comme les Anglais derrière leurs pieux, et au lieu de prendre leurs avantages quand le moment leur paraît bon, ils chargent tous pêle-mêle à l'envie sans s'inquiéter du terrain, chacun n'ayant qu'une préoccupation, celle d'arriver le premier et de faire les plus grands coups ? De là, absence d'unité ; car personne n'obéit qu'à sa volonté, ne suit qu'une loi, celle de son caprice ; n'obéit qu'à une voix, celle qui crie en avant ; c'est ce qui fait que les Flamands et les Anglais, qui sont des peuples graves et disciplinés, qui obéissent à la voix d'un seul chef, frappent à temps, et presque toujours nous défont.
- C'est vrai, dit Duguesclin, c'est bien comme cela que ça se passe ; mais le moyen d'empêcher les Français de charger quand ils voient l'ennemi devant eux ?
- C'est pourtant là qu'il faudrait en arriver, mon bon Duguesclin, dit Charles.
- Ce serait encore possible, dit le chevalier, si le roi se mettait à notre tête. Peut-être alors sa voix serait écoutée.
- C'est ce qui te trompe, mon cher Bertrand, dit Charles ; on sait que je suis d'une nature pacifique, toute différente en cela de mon père Jean et de mon frère Philippe. On croirait, si je ne marchais pas à l'ennemi, que c'est par peur ; car partout où est l'ennemi les rois de France ont l'habitude d'y marcher ; c'est donc un courage reconnu, c'est donc une renommée faite, c'est donc une réputation sans tache qui pourrait opérer seulement un pareil miracle ? C'est donc Bertrand Duguesclin, s'il le voulait.
- Moi, sire ! s'écria le chevalier en regardant le roi avec ses gros yeux étonnés.
- Oui, toi, et toi seul, car on sait, Dieu merci ! que tu aimes le danger, toi, et quand tu t'en écarterais, pas un ne pourrait soupçonner que c'est par crainte.
- Sire, ce que vous dites là est bon pour moi ; mais tous ces gentilshommes, tous ces chevaliers, qui les ferait obéir ?
- Toi, Bertrand.
- Moi, sire ! dit le chevalier en secouant la tête ; je suis bien petit compagnon pour donner des ordres à toute votre noblesse, dont la moitié est plus noble que moi.
- Bertrand, si tu voulais m'aider, si tu voulais me servir, si tu voulais me comprendre, d'un mot je te ferais plus grand que tous ces gens-là.
- Vous, sire ?
- Oui, moi, reprit Charles V.
- Et que feriez-vous donc ?
- Je te ferais connétable.
Bertrand se mit à rire.
- Votre Altesse se moque de moi, dit-il.
- Non pas, Bertrand, dit le roi ; je te parle sérieusement, au contraire.
- Mais, sire, l'épée à lame fleurdelisée a l'habitude de ne briller qu'en des mains presque royales.
- Et c'est justement le malheur des nations, dit Charles ; car les princes qui reçoivent cette épée la reçoivent comme un apanage de leur rang et non comme une récompense de leurs services ; tenant cette épée de leur naissance, pour ainsi dire, et non pas des mains de leur roi, ils oublient les devoirs que cette épée leur impose ; tandis que toi, Duguesclin, à chaque fois que tu tireras cette épée du fourreau, tu songeras à ton roi qui te l'a donnée et aux recommandations qu'il t'a faites en te la donnant.
- Le fait est, sire, reprit Duguesclin, que si jamais j'obtenais un pareil honneur... Mais non, c'est impossible.
- Comment ! impossible ?
- Oui ! oui ! cela ferait du tort à Votre Altesse voilà tout. Et l'on ne voudrait pas m'obéir comme n'étant point assez grand seigneur.
- Obéis-moi seulement, dit Charles en donnant à son visage l'expression d'une ferme volonté, et je me charge, moi, de te faire obéir par les autres.
Duguesclin secoua la tête en signe de doute.
- Ecoute, Duguesclin, continua Charles, crois-tu seulement que nous sommes battus parce que nous sommes trop braves ?
- Ma foi ! répondit Duguesclin, j'avoue que je n'avais jamais songé à cela ; mais en y songeant, je crois que je suis de l'avis de Votre Altesse.
- Eh bien alors, mon bon Bertrand, tout ira bien. Il ne faut pas essayer de battre les Anglais, il faut essayer de les chasser, et pour cela pas de bataille, Duguesclin, pas de bataille ; des combats, des rencontres, des escarmouches, voilà tout. Il faut détruire nos ennemis en détail, un à un, au coin des bois, au passage des rivières, dans les villages où ils s'attardent ; ce sera plus long, je le vois bien, mais ce sera plus sûr.
- Eh ! mon Dieu ! oui, je le sais bien ; mais jamais votre noblesse ne voudra faire une pareille guerre.
- Par la sainte Trinité ! il faudra bien qu'elle la fasse, cependant, quand il y aura deux hommes qui voudront la même chose, et que ces deux hommes seront le roi Charles V et le connétable Duguesclin.
- Il faudra pour cela que le connétable Duguesclin ait le même pouvoir que le roi Charles V.
- Tu l'auras, Bertrand, le même ; je te céderai mon droit de vie et de mort.
- Sur les manants, bon, mais sur les gentilshommes ?
- Sur les gentilshommes.
- Songez, sire, qu'il y a des princes dans l'armée.
- Sur les princes comme sur les gentilshommes, sur tout le monde. Duguesclin, écoute : j'ai trois frères, les ducs d'Anjou, de Bourgogne et de Berry ; eh bien ! j'en fais, non pas tes lieutenants, mais tes soldats ; ils donneront l'obéissance aux autres gentilshommes, et si l'un d'eux y manque, tu le feras mettre à genoux sur la place où il aura manqué, tu feras venir le bourreau et tu lui feras sauter la tête comme à un traître.
Duguesclin regarda le roi Charles avec étonnement. Jamais il n'avait entendu ce prince, si bon et si doux, parler avec une pareille fermeté.
Le roi confirma du regard ce qu'il venait de dire avec la bouche.
- Ah ! bien ! sire, reprit Duguesclin, si vous mettez de pareils moyens à ma disposition, j'obéirai à Votre Altesse, j'essaierai.
- Oui, mon bon Duguesclin, dit le roi en posant ses deux mains sur les épaules du chevalier, oui, tu essaieras et tu réussiras même ; et moi, pendant ce temps, je m'occuperai des finances, je ferai rentrer l'argent dans les coffres de l'épargne, j'achèverai de bâtir mon château de la Bastille, j'élèverai les murailles de Paris, ou plutôt je tracerai une nouvelle enceinte. Je fonderai une bibliothèque, car ce n'est pas tout de nourrir le corps des hommes, il faut encore nourrir leur esprit. Nous sommes des barbares, Duguesclin, qui ne nous occupons que d'enlever la rouille de nos cuirasses, sans songer à faire disparaître celle de notre intelligence. Ces Mores que nous méprisons sont nos maîtres ; ils ont des poètes, ils ont des historiens, ils ont des législateurs, nous n'avons rien de tout cela, nous.
- C'est vrai, sire, dit Duguesclin ; mais il me semble que nous nous en passons.
- Oui, comme l'Angleterre se passe de soleil parce qu'elle ne peut pas faire autrement ; mais cela ne veut pas dire que le soleil vaille l'air pur. Mais que le bon Dieu me prête vie, et à toi, Duguesclin, bon courage, et à nous deux nous donnerons à la France tout ce qui lui manque, et pour lui donner tout ce qui lui manque, il faut d'abord que nous lui donnions la paix.
- Et surtout, dit Duguesclin, que nous trouvions moyen de la débarrasser des Grandes compagnies, moyen qu'un miracle seul peut nous offrir.
- Eh bien, ce miracle, Dieu le fera, dit le roi. Nous sommes tous deux trop bons chrétiens, et nous avons tous de trop bonnes intentions pour qu'il ne vienne pas à notre aide.
En ce moment, le docteur se hasarda à ouvrir la porte.
- Sire, dit-il, Votre Altesse oublie les deux chevaliers.
- Ah ! c'est vrai, s'écria le roi. Mais c'est que, voyez-vous, docteur, nous étions en train, Duguesclin et moi, de faire de la France le premier pays du monde. Maintenant faites entrer.
Les deux chevaliers furent introduits aussitôt. Le roi alla au devant d'eux. L'un d'eux seulement avait sa visière levée. Le roi ne le connaissait pas. Le sourire avec lequel il l'accueillit n'en fut pas moins bienveillant pour cela.
- Vous avez demandé à me parler, chevalier, et l'on a ajouté que c'était pour affaire d'importance ?
- C'est vrai, sire, répondit le jeune homme.
- Soyez le bienvenu, alors, dit Charles.
- Ne vous hâtez pas de me souhaiter la bienvenue, mon roi, dit le chevalier, car je vous apporte une triste nouvelle.
Un sourire mélancolique erra sur les lèvres de Charles.
- Une triste nouvelle ! dit-il ; il y a longtemps que je n'en reçois pas d'autres. Mais nous ne sommes pas de ceux qui confondent le messager avec la nouvelle. Parlez donc, chevalier.
- Hélas ! sire.
- De quel pays venez-vous ?
- D'Espagne.
- Il y a longtemps que nous n'attendons plus rien de bon de ce côté-là ; vous ne nous surprendrez donc point, quelque chose que vous nous puissiez dire.
- Sire, le roi de Castille a fait mourir la soeur de notre reine.
Charles fit un mouvement d'effroi. Le chevalier continua :
- Il l'a tuée par l'assassinat après l'avoir déshonorée par la calomnie.
- Tuée ! tuée ! ma soeur ! dit le roi pâlissant. C'est impossible.
Le chevalier, qui était agenouillé, se leva brusquement.
- Sire, dit-il d'une voix tremblante, c'est mal à un roi d'injurier ainsi un bon gentilhomme qui a tant souffert pour rendre service à son prince. Puisque vous ne voulez pas me croire, voici l'anneau de la reine ; peut-être le croirez-vous plus que moi.
Charles V prit l'anneau, le considéra longtemps, et peu à peu sa poitrine se gonflait, et ses yeux se remplissaient de larmes.
- Hélas ! hélas ! dit-il, c'est bien lui, je le reconnais ; car c'est moi qui le lui ai donné. Eh bien ! Bertrand, entends-tu ? Encore ce coup, ajouta-t-il en se tournant vers Duguesclin.
- Sire, dit le bon chevalier, vous devez un regret à ce brave jeune homme pour la parole violente que vous lui avez dite.
- Oui, dit Charles, oui ; mais il me pardonnera, car je suis accablé de douleur, et je n'ai pas voulu croire d'abord, et maintenant je ne crois pas encore.
En ce moment le second chevalier s'approcha, et, levant la visière de son casque :
- Et moi, sire, me croirez-vous si je vous dis la même chose que lui ? me croirez-vous, moi qui près de vous ai appris la chevalerie, moi qui suis un enfant de la cour de France, moi que vous avez tant aimé !
- Mon fils, mon fils Henri ! s'écria Charles. Henri de Transtamare ! Oh ! dans toutes mes misères, tu viens me revoir, merci !
- Je viens, sire, répondit le prince, pleurer avec vous la mort cruelle de la reine de Castille. Je viens me mettre en sûreté sous votre bouclier, car si don Pedro a tué votre soeur dona Blanche, il a tué aussi mon frère don Frédéric.
Bertrand Duguesclin rougit de colère, et le feu exterminateur brilla dans ses yeux.
- Voilà un méchant prince, s'écria-t-il, et si j'étais roi de France...
- Eh bien ! que ferais-tu ? dit Charles en se retournant vivement vers lui.
- Sire, dit Henri toujours agenouillé, protégez-moi. Sire, sauvez moi.
- J'essaierai, dit Charles V, mais d'où vient que toi, Espagnol venant d'Espagne, toi si profondément intéressé dans cette affaire, d'où vient que tu te cachais tandis que ce chevalier venait à moi, et que tu te taisais tandis qu'il parlait !
- Parce que, sire, répondit Henri, ce chevalier, que je vous recommande comme un des plus nobles et des plus loyaux que je connaisse ; parce que, dis-je, ce chevalier m'a rendu un signalé service, et qu'il était tout simple que je lui accordasse l'honneur qu'il mérite en lui laissant vous parler le premier. Il m'a racheté des mains d'un capitaine de compagnie ; il m'a été un loyal compagnon, et puis personne au monde ne pouvait mieux parler au roi de France que ce chevalier, car il a vu, lui, expirer la reine de Castille, car il a touché la tête sanglante de mon malheureux frère.
A ces mots, que Henri entrecoupa de larmes et de sanglots, Charles V parut déchiré de douleur, et Bertrand Duguesclin frappa rudement du pied la terre.
Henri, à travers le gantelet dont il se couvrait les yeux, regardait attentivement l'effet produit par ses paroles. Cet effet dépassait ses espérances.
- Eh bien ! dit le roi enflammé de colère, voilà un récit qui sera fait à mon peuple, et que Dieu me punisse si je ne déchaîne à mon tour ce démon de la guerre que j'ai si longtemps contenu, enchaîné dans son antre. Oui, j'y mourrai, oui, j'y tomberai sur le cadavre de mon dernier serviteur ! La France s'y engloutira tout entière, mais ma soeur sera vengée !
Mais à mesure que Charles V s'animait, Bertrand devenait pensif à son tour.
- Un roi comme don Pèdre déshonore le trône de Castille ! dit Henri.
- Maréchal, dit Charles V en s'adressant à Bertrand, c'est maintenant que vos trois mille lances vont nous être utiles !
- C'était pour la France que je les avais levées, dit Duguesclin, et non pour passer les monts. Cela nous fera bien de la guerre à la fois ! Ce que m'a dit tout à l'heure Votre Altesse m'a fait réfléchir ; tandis que nous guerroierons en Espagne, sire, l'Anglais rentrera en France et se joindra aux Grandes compagnies.
- Alors nous y succomberons, dit le roi. Dieu le veut ainsi, sans doute, et là doivent s'arrêter les destinées du royaume ! Mais on saura pourquoi le roi Charles a laissé périr sa fortune. Les peuples périront ; mais du moins ils seront morts pour une cause bien autrement juste et bien autrement importante que ne l'est la possession d'une pièce de terre ou une querelle d'ambassadeur.
- Ah ! dit Bertrand, si vous aviez de l'argent, sire...
- J'en ai, dit le roi à voix basse et comme s'il eût craint qu'on ne l'eût entendu en dehors de l'appartement. Mais avec de l'argent, nous ne rendrons pas la vie à ma soeur, ni à son frère.
- C'est vrai, sire, dit Duguesclin ; mais nous les vengerons ! et cela sans dégarnir la France.
- Explique-toi, dit Charles.
- Sans doute, dit Bertrand. Avec de l'argent, nous enrôlerons les capitaines de quelques compagnies. Ce sont des démons à qui il importe peu pour qui ils se battent, pourvu qu'ils se battent pour de l'argent.
- Et moi, dit timidement Mauléon, si Votre Altesse me permettait de dire un seul mot...
- Ecoutez-le, sire, dit Henri ; malgré sa jeunesse, il est aussi sage que brave et loyal.
- Dites, reprit Charles.
- Je crois avoir compris, sire, que ces compagnies vous sont à charge.
- Elles désolent le royaume, chevalier ; elles ruinent mes sujets.
- Eh bien ! dit Mauléon, peut-être, comme l'a dit messire Duguesclin, y a t-il un moyen de vous délivrer d'elles...
- Oh ! parlez, parlez ! dit le roi.
- Sire, toutes ces bandes se rassemblent en ce moment sur la Saône. Corbeaux affamés, qui ne voient plus de proie dans un état ruiné par la guerre, ils se tourneront vers le premier appât qui leur sera présenté. Que messire Duguesclin, cette fleur de la chevalerie, qui est connu et respecté du dernier d'entre eux, aille vers eux, se mette à leur tête et les conduise en Castille, où il y a tant à piller et à brûler, et vous les verrez, sur la foi de ce grand capitaine, lever leur bannière et partir, jusqu'au dernier, pour cette nouvelle croisade.
- Mais si j'y vais, dit Bertrand, n'y a-t-il point de danger qu'ils me gardent et me fassent payer rançon ? Je ne suis, moi, qu'un pauvre chevalier de Bretagne.
- Oui, dit Charles ; mais tu as des rois pour amis.
- Et moi, dit Mauléon, je m'offrirai humblement pour introduire Votre Seigneurie près du plus redoutable d'entre eux, près de sire Hugues de Caverley.
- Qui êtes-vous donc ? demanda Bertrand.
- Rien, messire, ou du moins bien peu de chose ; mais je suis tombé entre les mains de ces bandits, et je leur ai appris à respecter ma parole, car c'est sur ma parole qu'ils m'ont relâché ; et lorsque je quitterai Votre Altesse, ce sera pour leur porter mille livres tournois que je leur dois et dont le prince Henri m'a généreusement fait don, et pour m'engager pendant un an dans leur compagnie.
- Vous, parmi ces bandits ! dit Duguesclin.
- Messire, dit Mauléon, j'ai engagé ma parole, et ce n'est qu'à cette condition qu'ils m'ont laissé sortir de leurs mains ; d'ailleurs, quand vous les commanderez, ce ne seront plus des bandits, ce seront des soldats.
- Et vous croyez qu'ils partiront ? dit le roi animé par l'espoir ; vous croyez qu'ils quitteront la France ? vous croyez qu'ils consentiront à abandonner le royaume ?
- Sire, répondit Mauléon, je suis sûr de ce que je dis, et il y a là vingt-cinq mille soldats pour vous.
- Et je les mènerai si loin, dit Duguesclin, que pas un ne reviendra en France, je le jure à vous, mon bon roi ; ils veulent la guerre, eh bien ! vive Dieu ! on leur en donnera.
- C'est ce que je voulais dire, reprit Mauléon, et messire Bertrand a complété ma pensée.
- Mais qui donc êtes-vous ? demanda le roi, regardant ce jeune homme avec étonnement.
- Sire, répondit Agénor, je suis un simple chevalier du Bigorre, au service, comme je l'ai dit à Votre Altesse, d'une de ces compagnies.
- Depuis combien de temps ? demanda le roi.
- Depuis quatre jours, sire.
- Et comment y êtes-vous entré ?
- Racontez cela, chevalier, dit Henri ; vous n'avez qu'à gagner à ce récit. Et Mauléon raconta au roi Charles V et à Bertrand Duguesclin l'histoire de son engagement avec Caverley, de manière à ravir d'admiration le roi qui se connaissait en sagesse, et le maréchal qui se connaissait en chevalerie.

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