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Chapitre VIII


Comme mon père, afin de ne partir de Williams-house qu'au dernier moment, ne s'était réservé que six jours pour notre route, nous laissâmes Londres à notre gauche, et nous traversâmes, pour nous rendre directement à notre destination, les comtés de Warwick, de Glocester et de Sommerset ; au matin du cinquième jour, nous entrâmes dans le Devonshire, et, le même soir, vers les cinq heures, nous nous trouvâmes au pied du mont Edgecombe, situé à l'ouest de la baie de Plymouth : nous touchions au terme de notre voyage. Mon père nous invita à mettre pied à terre, indiqua au cocher l'auberge à laquelle il comptait descendre, et la voiture continua de s'avancer sur la grande route, tandis que nous gravissions un sentier qui devait nous conduire sur la plate-forme de la montagne. Je donnais le bras à ma mère, et mon père nous suivait, appuyé sur celui de Tom. Je montais lentement, tout plein de pensées tristes qui semblaient passer, par le contact, du cœur de ma pauvre mère dans le mien ; mes yeux étaient fixés sur le haut d'une tour en ruine, qui semblait grandir à mesure que nous avancions, quand tout à coup, en abaissant mes regards de son sommet à sa base, je jetai un cri de surprise et d'admiration. La mer était devant moi.

La mer, c'est-à-dire l'image de l'immensité et de l'infini ; la mer, miroir éternel que rien ne peut ni ternir ni briser ; surface indélébile qui, depuis la création, reste la même, tandis que la terre, vieillissant comme un homme, se couvre tour à tour de rumeurs et de silence, de moissons et de déserts, de villes et de ruines ; la mer, enfin, que je voyais pour la première fois, et qui, pareille à une coquette, se montrait à moi à son heure la plus favorable, c'est-à-dire au moment où, toute frémissante d'amour, elle semble envoyer ses flots d'or au-devant du soleil qui se couche. Je restai un moment dans une contemplation muette et profonde ; puis, de l'ensemble, qui avait absorbé toutes mes facultés, je passai aux détails. Quoique, de l'endroit où nous étions, la mer parût calme et unie comme une glace, une large frange d'écume, qui bordait l'extrémité de la nappe étendue sur le rivage, trahissait, en avançant et en se retirant, la respiration éternelle et puissante du vieil Océan ; devant nous était la baie, formée par ses deux promontoires ; un peu à gauche, la petite île de Saint-Nicolas ; enfin, à nos pieds, la ville de Plymouth, avec ses milliers de mâts tremblants qui semblaient une forêt sans feuillage, ses nombreux vaisseaux qui rentraient ou sortaient en saluant la terre, sa vie bruyante, son mouvement animé et ses rumeurs confuses composées de coups de maillet et de chants de matelots, que la brise nous apportait tout imprégnés de l'air parfumé de la mer.

Chacun de nous s'était arrêté, laissant se refléter sur son visage les impressions différentes qui agitaient son cœur : mon père et Tom, joyeux de revoir une ancienne maîtresse ; moi, étonné de la nouvelle connaissance que je venais de faire : ma mère, effrayée comme en face d'une ennemie. Puis, après quelques minutes données à la contemplation, mon père chercha, au milieu du port, que nous dominions de toute la hauteur de la montagne, le bâtiment qui devait m'emporter loin de lui, et, avec l'œil exercé d'un marin qui reconnaît un navire au milieu de mille autres, comme le berger un mouton dans un troupeau, il distingua le Trident, beau vaisseau de soixante et quatorze, qui se balançait sur son ancre, tout fier de son pavillon royal et de son triple rang de canons. Le maître de ce bâtiment était, comme nous l'avons dit, le capitaine Stanbow, vieux et excellent marin, ancien compagnon d'armes de mon père ; aussi, lorsque, le lendemain, jour fixé pour mon installation, nous nous présentâmes à bord du Trident, sir édouard y fut accueilli, non seulement comme un ami, mais encore comme un supérieur. On se rappelle que sir édouard, en se retirant, avait, en effet, reçu le grade et obtenu la retraite de contre-amiral ; le capitaine Stanbow exigea donc que mon père, ma mère et moi restions à dîner avec lui, tandis que Tom, qui avait demandé à manger avec les matelots, valut à l'équipage, qui le festoyait de son côté, une double ration de vin et une distribution de rhum. Mon arrivée à bord du Trident fut ainsi l'occasion d'une espèce de fête, dont le souvenir resta dans tous les cœurs. J'étais entré, comme un vieux Romain, sous des auspices heureux.

Le soir, le capitaine voyant les larmes qui roulaient dans les yeux de ma mère, quelque effort qu'elle fit pour les cacher, me permit de passer encore cette nuit avec ma famille, à la condition expresse, cependant, que je serais à bord le lendemain matin à dix heures. Quelques instants, en pareille circonstance, semblent une éternité : ma mère remercia le capitaine avec autant de reconnaissance que si chaque minute qu'il lui donnait eût été une pierre précieuse.

Le lendemain, à neuf heures, nous nous rendîmes au port. Le canot du Trident m'attendait ; car, pendant la nuit, le nouveau gouverneur que nous devions conduire à Gibraltar était arrivé, porteur de dépêches qui ordonnaient de mettre à la voile le 1er octobre. Le moment terrible était venu, et cependant ma mère le supporta mieux que nous ne nous y étions attendus. Quant à mon père et à Tom, ils cessèrent d'abord de faire de l'héroïsme ; mais, à l'instant de nous séparer, ils ne purent y tenir, et ces hommes, qui n'avaient jamais pleuré peut-être, versèrent de véritables larmes de femme. Je vis que c'était à moi de terminer cette scène, et, pressant une dernière fois ma bonne mère contre mon cœur, je sautai dans le canot, qui, au même instant, et comme s'il n'eût attendu, pour s'éloigner de la terre, que l'impulsion que je lui donnais, glissa légèrement sur la mer et s'avança vers le vaisseau. Le groupe que je quittais n'en resta pas moins immobile à me suivre des yeux jusqu'à ce que je fusse monté à bord. Arrivé là, je saluai une dernière fois de la main ; ma mère me répondit avec son mouchoir, et je descendis chez le capitaine, qui avait recommandé qu'aussitôt mon arrivée on me prévînt qu'il avait quelque chose à me dire. Je le trouvai dans sa cabine avec le premier lieutenant, ayant sous les yeux une carte des environs de Plymouth, sur laquelle les villages, les chemins, les petits bois et jusqu'aux buissons étaient indiqués avec une exactitude remarquable. Au bruit que je fis en entrant, il leva la tête et me reconnut.

– Ah ! c'est vous ? me dit-il avec un sourire d'amitié. Je vous attendais.

– Serais-je assez heureux, capitaine, pour vous être utile à quelque chose le jour même de mon arrivée ? C'est une bonne fortune à laquelle j'étais loin de m'attendre, et dont je remercie le ciel.

– Peut-être, dit le capitaine ; venez ici et regardez.

Je m'approchai et fixai mes yeux sur la carte.

– Voyez-vous ce village ? continua-t-il.

– Walsmouth ? répondis-je.

– Oui. à combien de distance le croyez-vous dans l'intérieur des terres ?

– Mais à huit milles, à peu près, si j'en crois l'échelle de proportion.

– C'est cela. Vous ne connaissez pas ce village ?

– Je ne savais pas même qu'il existât.

– Cependant, avec les renseignements topographiques que vous avez sous les yeux, vous iriez de la ville à ce village sans vous égarer ?

– Certainement.

– Eh bien, c'est tout ce qu'il faut ; tenez-vous prêt pour six heures ; au moment de partir, M. Burke vous dira le reste.

– Il suffit, capitaine.

Je salue M. Stanbow ainsi que le lieutenant, et remonte sur le pont. Mon premier regard fut pour la partie du port où j'avais laissé tout ce que j'aimais au monde. Cette partie du port était toujours animée et vivante ; mais ceux que j'y cherchais n'y étaient plus. C'en était donc fait, je venais de laisser derrière moi une partie de mon existence. Cette partie, que j'apercevais encore comme à travers une porte entrouverte sur le passé, était le doux voyage de ma jeunesse, que j'avais accompli au milieu de fraîches prairies, sous un beau soleil de printemps et appuyé sur l'amour de tout ce qui m'entourait. Cette porte fermée, une autre s'ouvrait, et celle-là donnait sur l'âpre et rude chemin de l'avenir.

J'étais plongé au plus profond de ces pensées, les yeux fixés sur la terre et appuyé tristement contre le mât de misaine, lorsque je sentis qu'on me frappait sur l'épaule. C'était un de mes futurs camarades, jeune homme de seize à dix-sept ans, à peu près, et qui, depuis trois ans déjà, était au service de Sa Majesté Britannique. Je lui fis un salut qu'il me rendit avec la politesse ordinaire des officiers de la marine anglaise ; puis, avec un sourire demi-railleur :

– Monsieur John, me dit-il, je suis chargé, par le capitaine, de vous faire les honneurs du vaisseau, depuis le perroquet du grand mât jusqu'à la soute aux poudres. Comme vous avez, selon toutes les probabilités quelques années à passer à bord du Trident, peut être ne serez-vous pas fâché de faire connaissance avec lui.

– Quoique le Trident soit, monsieur, je le présume, comme tous les vaisseaux de soixante et quatorze, et, que son arrimage n'ait sans doute rien de particulier, je ferai avec grand plaisir cette visite en votre compagnie, que je conserverai, je l'espère, aussi longtemps que celle du bâtiment. Vous connaissez mon nom ; puis-je vous demander le vôtre, afin que je sache à qui je devrai ma première leçon ?

– Je me nomme James Bulwer ; je suis sorti, il y a trois ans, de l'école de marine de Londres, et, depuis ce temps, j'ai fait deux voyages, l'un au cap Nord, l'autre à Calcutta. Sans doute, vous sortez aussi de quelque école préparatoire ?

– Non, monsieur, répondis-je ; je sors du collège d'Harrow-sur-la-Colline, et avant-hier, pour la première fois, j'ai vu la mer.

James ne put dissimuler un sourire.

– Alors, continua-t-il, je crains moins de vous ennuyer ; les objets que vous allez voir seront, sans doute, pour vous, aussi curieux que nouveaux.

Je m'inclinai en signe d'assentiment et je m'apprêtai à suivre mon cicérone, qui, me faisant descendre par l'escalier du mât d'artimon, me conduisit d'abord dans le second pont. Là, il me fit entrer dans la salle à manger, qui était de vingt à vingt-deux pieds de longueur, et me montra qu'elle était terminée par une cloison qui pouvait se démonter au moment du combat ; puis, dans la grande pièce qui joignait cette cloison, il me fit voir six cabinets en toile, destinés à disparaître aussi dans un moment d'urgence : c'étaient nos chambres à coucher. En avant de cette grande chambre, nous rencontrâmes le poste des gardes de la marine, l'office, la boucherie ; et, en passant sous le gaillard d'avant, les cuisines, les potagers (5), le petit four réservé à la table du capitaine, et, de chaque côté, à bâbord et à tribord, une magnifique batterie de trente canons de dix-huit.

De ce second pont, nous descendîmes dans le premier, que nous visitâmes dans le même détail et avec la même attention. C'est ce pont qui renferme la sainte-barbe, les chambres de l'écrivain, du maître canonnier, du chirurgien, de l'aumônier, et tous les hamacs des matelots suspendus au-dessous des poutres. Il était armé de vingt-huit canons de trente-huit, montés sur leurs affûts avec tous les palans et ustensiles nécessaires. De là nous descendîmes dans le faux pont, dont nous fîmes d'abord le tour par les galeries, pratiquées afin qu'on puisse voir, pendant le combat, si un boulet perce le bâtiment à fleur d'eau, et, dans ce cas, boucher le trou avec des tapons de calibre ; puis nous entrâmes dans les soutes à pain, à vin et à légumes ; de là, nous passâmes dans celles du chirurgien, du pilote et du charpentier et, de ces dernières, dans la fosse aux câbles et aux lions. Enfin, vint le tour de la cale, que nous visitâmes avec la même religion que le reste du bâtiment.

James avait raison : quoique tous ces différents objets ne fussent pas aussi nouveaux pour moi qu'il le pensait, il n'en étaient pas moins curieux. à part la différence qu'il y a d'un brick à un vaisseau, c'était bien là l'aménagement qui m'était familier ; mais, relativement à ce que j'avais vu jusqu'alors, le tout se présentait à moi sur une échelle si colossale, que j'éprouvais la même sensation que si, comme Gulliver, j'avais été transporté tout à coup dans le pays des Géants. Nous remontâmes sur le pont, et James s'apprêtait à me faire faire, dans la mâture, un voyage pareil à celui que nous venions d'exécuter dans la carène, lorsque la cloche du dîner sonna. Elle nous appelait à une opération trop importante pour que nous pussions la retarder d'une seconde ; aussi nous rendîmes nous à l'instant même à la cabine, où quatre autres jeunes gens de notre âge nous attendaient.

Quiconque a mis le pied à bord d'un bâtiment de guerre anglais sait ce que c'est que le dîner d'un midshipman. Un morceau de bœuf à demi rôti, des pommes de terre cuites à l'eau et revêtues de leur robe grise, une liqueur noirâtre baptisée du nom usurpé de porter, le tout dressé sur une table boiteuse, couverte du torchon qui sert à la fois de nappe et de serviette, et qu'on renouvelle tous les huit jours, forment l'ordinaire des Howes futurs et des Nelson à venir. Heureusement, je sortais du collège et mon apprentissage était fait. Je pris donc ma part du repas en homme qui ne veut pas quitter le morceau pour l'ombre, et je tirai si bien à moi, que je finis par en avoir à peu près autant que les autres, au grand désappointement de mes camarades, qui avaient, sans doute, compté augmenter leurs cinq portions de la sixième.

Après le dîner, James, qui probablement aimait les digestions tranquilles, au lieu de me reparler de notre promenade aérienne, proposa une partie de cartes : c'était justement jour de paye ; chacun avait de l'argent dans le gousset, de sorte que chacun accepta sans conteste. Quant à moi, dès cette époque, je ressentais pour le jeu une sainte horreur, qui n'a fait qu'augmenter avec l'âge ; je m'excusai donc de ne pouvoir répondre dignement à l'honneur qu'on voulait bien me faire, et je remontai sur le pont. Le temps était beau, le vent soufflait ouest-nord-ouest ; cette direction était la plus favorable qu'il pût adopter relativement à nous : aussi tous les préparatifs d'un départ prochain, préparatifs invisibles peut-être à tout autre œil que celui d'un marin, s'exécutaient-ils sur tous les points du bâtiment. Le capitaine se promenait à tribord du gaillard d'arrière, s'arrêtant de temps en temps pour donner un coup d'œil à chaque chose ; puis il reprenait sa marche, mesurée comme celle d'une sentinelle, tandis qu'à bâbord le second se mêlait à ces préparatifs d'une manière plus active, sans cependant y prendre part autrement que par un geste impérieux ou une parole brève.

Il ne fallait que voir ces deux hommes, pour apprécier la différence de leurs caractères. M. Stanbow était un vieillard de soixante à soixante-cinq ans : appartenant à l'aristocratie anglaise, il avait conservé la tradition des formes élégantes et des manières polies, et s'était même fortifié dans le culte de cette tradition par un séjour de trois ou quatre années en France. D'un naturel un peu paresseux, c'était surtout lorsqu'il s'agissait de punir que sa lenteur devenait visible, et ce n'était jamais qu'à regret, et après avoir longtemps tourné et retourné entre ses doigts sa prise de tabac d'Espagne, qu'il se décidait à prononcer le châtiment. Cette faiblesse donnait alors à son jugement un caractère d'hésitation qui lui ôtait son apparence de justice ; de sorte que, quoiqu'il ne frappât jamais à tort, rarement il frappait à temps. Tous ses efforts n'avaient pu lui faire vaincre cette bonté facile de caractère, si agréable dans le monde, si dangereuse sur un vaisseau. Cette prison flottante, où quelques planches seulement séparent la vie de la mort et le temps de l'éternité, a ses mœurs spéciales, sa population particulière : il lui faut des lois spéciales et un code particulier. Un matelot est à la fois au-dessus et au-dessous de l'homme civilisé ; il est plus généreux, plus hardi, plus grand, plus redoutable ; mais, toujours en face de la mort, le danger, qui exalte ses bonnes qualités, développe aussi les mauvaises. Le marin est comme le lion qui, lorsqu'il ne caresse plus son maître, le déchire. Il faut donc d'autres ressorts pour exciter ou retenir les rudes fils de l'Océan que pour dominer les débiles enfants de la terre ferme. Eh bien, c'étaient ces ressorts violents que notre doux et vénérable capitaine n'avait jamais su employer. Il est juste de dire cependant qu'au moment du combat ou de la tempête cette hésitation disparaissait sans laisser de trace. Alors la grande taille de M. Stanbow se redressait de toute sa hauteur, sa voix devenait ferme et vibrante, et son œil, qui retrouvait toute la vivacité de la jeunesse, lançait de véritables éclairs ; puis, le moment du danger passé, il retombait dans cette apathique douceur, seul défaut que ses ennemis mêmes pussent lui reprocher.

M. Burke offrait avec le portrait que nous venons de tracer un contraste si remarquable, qu'on eût dit que la Providence, en réunissant ces deux hommes sur le même vaisseau, avait voulu corriger l'un par l'autre et combattre la faiblesse par la sévérité. M. Burke était un homme de trente-six à quarante ans : né à Manchester, dans les classes inférieures de la société, son père et sa mère, qui avaient voulu lui donner une éducation plus élevée que celle qu'ils avaient reçue eux-mêmes, avaient commencé à faire quelques sacrifices pour lui, lorsque tous deux moururent à six mois de distance. L'enfant, qui n'était soutenu dans sa pension que par le prix de leur travail, se trouva sans personne au monde pour l'aider à poursuivre ses études, et, trop jeune pour exercer un métier, il s'embarqua, avec une demi-éducation, sur un vaisseau de l'état. Là, toutes les lois de la discipline, appliquées rudement au jeune marin, l'avaient rendu, à mesure qu'il était passé des grades inférieurs au grade qu'il occupait, impitoyable pour les autres. Tout au contraire du capitaine Stanbow, la justice exercée par M. Burke prenait le caractère de la vengeance. On aurait dit qu'il voulait rendre aux malheureux qu'il punissait, à bon droit sans doute, tous les mauvais traitements dont il avait été, peut-être injustement, frappé. Une autre différence plus remarquable existait encore entre lui et son digne commandant : c'était au moment de la tempête et du combat qu'on pouvait remarquer en M. Burke une certaine hésitation. On eut dit alors qu'il sentait que sa position sociale ne lui avait pas donné, en naissant, le droit de commander aux hommes ni la force de lutter avec les éléments. Néanmoins, comme, tant que durait le feu ou le vent, il était le premier aux coups et à la manœuvre, nul ne l'avait jamais accusé de ne pas faire alors strictement son devoir. Il n'en était pas moins vrai que, dans ces deux cas, une certaine pâleur de visage, une légère altération de voix, laissaient percer une émotion intérieure dont il n'était jamais parvenu à se rendre maître au point de la cacher à ses subordonnés ; et cela aurait pu faire croire que le courage, chez lui, était non pas un don de la nature, mais un résultat de l'éducation.

Au reste, ces deux hommes, qui tenaient chacun sur le gaillard d'arrière, la place que la hiérarchie maritime assignait à leur rang, paraissaient plutôt encore séparés par une antipathie naturelle que par l'étiquette de leur grade. Quoique les formes du capitaine fussent pour son premier lieutenant ce qu'elles étaient pour tout le monde, c'est-à-dire décentes et polies, on ne pouvait pas se dissimuler que sa voix ne conservait pas, en lui parlant, cet accent de bienveillance qui le faisait chérir de ses subordonnés. Aussi M. Burke recevait-il d'une manière toute particulière les ordres du capitaine, et sa soumission, quoique entière, avait quelque chose de sombre et de contraint, qui contrastait avec l'obéissance joyeuse et rapide du reste de l'équipage.

Cependant un événement de quelque importance les avait momentanément réunis, comme on l'a vu, au moment où je mettais le pied sur le vaisseau. On s'était aperçu, la veille, qu'il manquait sept hommes à l'appel du soir.

La première idée qui vint au capitaine fut que les sept drôles, dont quelques-uns étaient connus pour ne pas détester le gin, s'étaient attardés seulement autour de la table d'un cabaret, et qu'ils en seraient quittes pour passer trois ou quatre heures en pénitence sur les haubans du grand mât. Mais, à cette espèce d'excuse suggérée au capitaine Stanbow par sa bonté naturelle, M. Burke secoua la tête en signe de doute ; et, comme la nuit s'écoula sans que le vent qui venait de terre apportât la moindre nouvelle des absents, il fallut bien que, le lendemain, le digne capitaine, si porté qu'il fût à l'indulgence, reconnut que le cas, ainsi que l'avait prévu M. Burke, était d'une certaine gravité.

En effet, ces désertions sont assez fréquentes à bord des vaisseaux de Sa Majesté Britannique, attendu qu'il arrive souvent que les matelots de la marine militaire trouvent sur les bâtiments de la Compagnie des Indes un meilleur engagement que celui que leur ont fait MM. les lords de l'amirauté, qui en général, ne les consultent pas sur les conditions. Cependant, une fois l'ordre donné de se mettre en mer, comme le bâtiment doit obéir au premier vent favorable, il n'y aurait pas moyen d'attendre leur retour volontaire ou forcé. C'est dans ce cas que l'on a ordinairement recours au moyen ingénieux de la presse, moyen qui consiste à descendre dans la première taverne venue, et à enlever un nombre d'hommes égal à celui qui fait défaut. Mais comme, dans ces sortes d'expéditions, on ne peut prendre que ce que l'on trouve, et que, parmi les sept hommes qui nous manquaient, il y en avait trois ou quatre qui, une fois à l'œuvre, faisaient parfaitement leur office de matelot, il avait été décidé, par le capitaine, qu'on tenterait d'abord tous les moyens possibles de les ramener à bord du bâtiment.

Il y a, dans tous les ports d'Angleterre, soit dans la ville même, soit dans quelque village des environs, une ou deux maisons portant enseigne et titre de taverne, et dont la véritable industrie est de recéler les déserteurs. Comme ces maisons sont connues de tous les équipages, c'est d'abord sur elles que se portent les soupçons, lorsqu'un déficit quelconque est reconnu sur un navire, et presque toujours les premières expéditions sont dirigées de leur côté ; mais aussi, plus les honorables propriétaires de ces maisons sont exposés à ce genre de visite militaire, plus ils prennent de précautions pour en contrarier le résultat : c'est une affaire de contrebande, dans laquelle, le plus souvent, les douaniers sont dupes. Au reste, M. Burke était si convaincu de cette vérité, que, quoique le commandement d'une semblable entreprise fût fort au-dessous de son rang, il n'avait voulu en céder la direction à personne, et c'était lui qui en avait réglé tous les détails, que le capitaine avait approuvés.

En conséquence, dès le matin, les quinze plus vieux matelots du Trident avaient été convoqués, et, en présence du capitaine et du second, un conseil avait été tenu, dans lequel, au rebours des autres réunions de ce genre, les opinions inférieures devaient être celles qui auraient le plus de poids. Dans le cas dont il s'agissait, les matelots étaient, en effet, beaucoup plus experts que les officiers ; et, si la direction devait toujours rester à ceux-ci, les renseignements ne pouvaient venir que de ceux-là. Le résultat de la délibération fut que les coupables, selon toutes les probabilités, étaient réfugiés dans la taverne de la Verte érin, honnête maison tenue par un Irlandais nommé Jemmy, et qui faisait partie du petit village de Walsmouth, situé à huit milles, à peu près, dans l'intérieur des terres. Il avait donc été décidé que l'expédition se dirigerait sur ce point.

Cette décision prise, une proposition qui devait en assurer le succès avait été faite : c'était d'envoyer d'avance un éclaireur qui, sous un prétexte quelconque, pénétrerait dans la taverne de maître Jemmy et parviendrait à savoir dans quelle partie de son établissement se tenaient les réfractaires ; car les précautions, de la part de ces derniers, étaient probablement prises avec d'autant plus de soin, que, le moment du départ du Trident étant arrivé, ils devaient bien penser que l'on était en quête de leurs respectables personnes.

Mais là s'était présentée une difficulté sérieuse : c'est que le matelot qui aurait joué le rôle d'éclaireur courrait grand risque, après la réussite de l'expédition, de payer cher la part qu'il y aurait prise ; d'un autre côté un officier, si bien déguisé qu'il fût, ne pouvait manquer d'être reconnu ou par M. Jemmy, ou par les déserteurs. Le conseil tout entier était donc dans une grande perplexité, lorsqu'il vint à l'idée de M. Burke de me charger de cette mission : arrivé le jour même et, par conséquent, inconnu de tout le monde, je ne devais éveiller les soupçons de personne, et, si j'avais le quart de l'intelligence que m'avait d'avance accordée le bon capitaine, je ne pouvais manquer de conduire la chose à un heureux résultat. Ce préambule explique les questions que m'avait faites M. Stanbow, et la recommandation, qui les avait suivies, d'aller prendre les ordres de M. Burke.

On vint donc me dire, vers les cinq heures, que le lieutenant m'attendait dans sa cabine. Je m'empressai de me rendre à son invitation, et, là, après m'avoir mis brièvement au courant de ce qu'on attendait de moi, il tira d'un coffre une chemise, des pantalons et une jaquette de matelot, qu'il m'invita à revêtir en échange de mon costume de midshipman. Quoique j'éprouvasse, au fond du cœur, quelque répugnance pour le rôle qui m'était réservé dans cette tragi-comédie, force me fut d'obéir. M. Burke parlait au nom de la discipline, et l'on sait combien, à bord des vaisseaux anglais, la discipline est une maîtresse sévère ; d'ailleurs, le lieutenant, je l'ai dit, n'était pas un homme à souffrir une réplique, quelque respectueuse qu'elle fût. Je ne perdis donc pas mon temps en observations inutiles, je mis bas mon costume de midshipman, et, grâce à mon large pantalon, à ma chemise de flanelle rouge, à mon bonnet bleu et à mes dispositions naturelles, j'eus bientôt acquis cet air de vaurien qui forme le caractère distinctif du personnage que j'étais appelé à représenter.

Mon déguisement achevé, nous descendîmes dans la chaloupe, M. Burke, moi et les quinze matelots qui avaient formé le conseil du matin. Dix minutes après, nous étions à Plymouth ; comme nous ne pouvions traverser ainsi la ville en masse sans être remarqués, et que, dans ce cas, l'alarme, sans aucun doute, devait être portée à Walsmouth, nous nous séparâmes sur le port, nous donnant rendez-vous dix minutes après notre séparation, sous un arbre isolé que l'on voit de la rade, et qui s'élève sur une petite colline au delà de la ville. Au bout d'un quart d'heure, nous fîmes l'appel ; tout le monde était à son poste.

Le plan de la campagne était d'avance arrêté dans la tête de M. Burke, et, arrivé au moment de l'exécuter, il me fit l'honneur de me l'expliquer dans tous ses détails : il avait décidé que je me dirigerais aussi vite que me le permettraient mes jambes, dont, à cette occasion chacun me fit l'honneur d'exagérer la vélocité, vers le village de Walsmouth, tandis que le reste de la troupe me suivrait au pas ordinaire. Comme, en vertu de cette disposition, je devais gagner près d'une heure sur mes compagnons, il était convenu qu'ils m'attendraient jusqu'à minuit dans une masure située à une portée de fusil en avant du village. Si, à minuit, je n'étais pas de retour, c'est que j'étais prisonnier ou tué, et, dans ce cas, on devait marcher immédiatement sur la Verte érin, pour me délivrer ou venger ma mort.

Il ne fallait pas moins que l'aspect d'un danger comme celui qu'on me faisait entrevoir, pour rehausser, à mes propres yeux, la singulière mission dont j'étais chargé. L'œuvre que j'accomplissais était une tâche de chacal, et non une besogne de lion ; je le sentais au fond du cœur, et cela m'avait jusqu'alors donné un certain malaise dont je n'étais pas le maître de triompher ; mais, du moment que ma vie courait quelque chance, du moment qu'il y avait lutte enfin, il pouvait y avoir victoire, et la victoire justifie tout : c'est le talisman qui change le plomb en or.

En ce moment, sept heures sonnèrent à Plymouth : il fallait, à moi une heure et demie, et à mes compagnons deux heures au moins pour arriver à Walsmouth. Je pris donc congé de mes compagnons. M. Burke adoucit sa voix rude pour me souhaiter une chance heureuse, et je pars.

Nous entrions dans les mois brumeux de l'automne, le temps était sombre et bas, des nuages, pareils à des vagues silencieuses, roulaient à quelques pieds au-dessus de ma tête, et, de temps en temps, des rafales de vent, qui arrivaient tout à coup et passaient de même, courbaient les arbres de la route, leur arrachant, à chaque bouffée, quelques-unes de leurs dernières feuilles qui venaient me fouetter le visage. La lune, sans paraître cependant, jetait, à travers les voiles qui la couvraient, assez de lumière pour éclairer tous les objets d'une teinte grisâtre et maladive ; par intervalles, de larges ondées tombaient, qui dégénéraient en pluie fine, jusqu'à ce qu'une nouvelle cataracte s'ouvrit ; au bout de deux milles, j'étais à la fois glacé et couvert de sueur. Je continuai de marcher ou plutôt de courir, au milieu de ce morne silence qui n'était interrompu que par les plaintes de la terre et les larmes du ciel. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu une nuit plus triste que cette triste nuit.

Après une heure et demie de cette course, que je n'avais pas ralentie un instant, et pendant laquelle je n'avais point éprouvé la moindre fatigue, tant cette nuit sombre et la préoccupation de ce qui allait se passer séparaient mon esprit de mon corps, j'aperçus les premières lumières de Walsmouth. Je m'arrêtai un instant pour m'orienter ; car il me fallait aller droit à la taverne de maître Jemmy, sans demander ma route. Cette demande n'aurait pas manqué d'exciter les soupçons, vu que c'était une des choses qu'il n'était pas permis à un matelot d'ignorer. Mais, comme, du lieu où j'étais, je ne voyais qu'un amas de maisons, je résolus d'entrer dans le village, espérant que quelque indice extérieur me guiderait. En effet, d'un bout d'une rue à l'autre, j'aperçus bientôt la lanterne que mes camarades m'avaient indiquée comme le fanal qui devait me conduire, et je m'approchai, résolu, puisque j'en étais là, à payer bravement de ma personne.

Le cabaret de maître Jemmy n'avait du moins pas la prétention de tromper les yeux par une fausse apparence ; c'était un véritable repaire : la porte, qui semblait celle d'un cachot, tant elle était basse et étroite, avait, à hauteur d'homme, cette petite ouverture grillée, appelée généralement le trou de l'espion, en argot de taverne, parce que c'est à travers ce vasistas que le maître de la maison s'assure de la nature des visites qu'il reçoit. J'en approchai mon œil et je regardai à travers le grillage ; mais cette ouverture donnait sur une espèce de caveau sombre où je ne pus rien apercevoir, que des filets de lumière qui, se glissant à travers les fentes d'une porte, indiquaient, au moins, que la chambre attenante était éclairée.

– Holà, quelqu'un ! criai-je alors, en frappant et en appelant en même temps.

Si fermement qu'ils eussent été dits, et quoiqu'un vigoureux coup de poing les eut accompagnés, ces mots restèrent sans réponse. J'attendis un instant, puis je les répétai une seconde fois, mais sans plus de succès. Je m'éloignai alors à reculons de cette maison étrange, afin de regarder si, à défaut de la porte, qui n'était peut-être placée là que pour ne pas détruire la symétrie de l'architecture, il n'y avait pas quelque autre entrée plus praticable ; mais les fenêtres étaient barricadées avec un soin tout particulier ; force me fut donc d'en revenir au moyen d'introduction ordinaire. Je rapprochai une troisième fois ma tête de l'ouverture ; mais, cette fois, je m'arrêtai à quelques pouces du grillage : une autre tête, collée contre les barreaux, me regardait de l'autre côté.

– Enfin ! dis-je, ce n'est pas malheureux.

– Qui êtes-vous ? que demandez-vous dit une voix douce à laquelle j'étais loin de m'attendre en pareille circonstance, et que je reconnus pour celle d'une jeune fille.

– Qui je suis, la belle enfant ? répondis-je en tâchant de mettre mon fausset au diapason du sien. Je suis un pauvre diable de matelot qui ira probablement coucher en prison, si vous lui refusez la porte.

– à quel équipage appartenez-vous ?

– Au Boreas qui fait voile demain matin.

– Entrez, dit la jeune fille en entr'ouvrant la porte dans une largeur qui semblait si bien calculée d'après celle de mon corps, qu'elle n'eut pas permis à un oiseau-mouche de pénétrer en même temps que moi. Et aussitôt elle referma la porte, dont deux énormes verrous et une barre de bois assuraient la solidité.

Au bruit que firent en glissant derrière moi ces garants de la sûreté intérieure, je sentis, je l'avoue, l'eau et la sueur se glacer sur mon front ; mais il n'y avait pas à reculer : d'ailleurs, au même moment, la jeune fille ouvrit la porte, et je me trouvai dans la lumière. Aussitôt mes regards parcoururent la chambre et s'arrêtèrent avant tout, je dois l'avouer, sur maître Jemmy, dont l'aspect formidable n'était pas de nature à rassurer un homme qui eût été moins résolu que je ne l'étais. C'était un grand gaillard de près de six pieds, aux membres robustes, aux cheveux et aux sourcils roux ; sa figure disparaissait de temps en temps derrière la fumée de sa pipe, qui, en s'évanouissant, laissait briller deux yeux qui semblaient habitués à aller chercher au fond de l'âme la pensée de celui qu'ils regardaient.

– Mon père, dit la jeune fille, c'est un pauvre garçon en faute qui vient vous demander l'hospitalité pour cette nuit.

– Qui es-tu ? demanda Jemmy en laissant écouler quelques secondes entre les paroles de sa fille et les siennes, et avec un accent si prononcé, qu'il dénonçait un Irlandais à la première syllabe.

– Qui je suis ? répondis-je dans le patois de Manchester que je parlais comme ma propre langue, ma mère étant de Limerick. Pardieu ! maître Jemmy, il me semble qu'à vous, moins qu'à tout autre, j'ai besoin de le dire.

– C'est ma foi vrai ! s'écria l'hôte de la Verte érin en se levant de sa chaise par un premier mouvement dont il n'avait pas été le maître, en entendant l'idiome chéri de son île : un Irlandais !

– Et pur sang, répondis-je.

– Alors, sois le bienvenu, me dit-il en me tendant la main.

Je m'avançai aussitôt pour répondre à l'honneur que me faisait maître Jemmy ; mais, comme si une réflexion soudaine le faisait repentir de son trop de confiance :

– Si tu es Irlandais, dit-il en remettant ses deux mains derrière son dos, et en me regardant de nouveau avec ses petits yeux de démon, tu dois être catholique ?

– Comme saint Patrick, répondis je.

– C'est ce que nous allons voir, dit maître Jemmy.

à ces mots, qui ne laissaient pas de m'inquiéter, il s'avança vers une armoire, et, tirant un livre, il l'ouvrit.

– In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, dit-il.

– Je le regardais avec la plus profonde surprise.

– Réponds, dit-il, réponds ; si tu es véritablement catholique, tu dois savoir la messe.

Je compris aussitôt, et, comme, étant enfant, j'avais joué souvent avec le missel de mistress Denison, orné de figures saintes, j'essayai de rappeler tous mes souvenirs.

– Amen, répondis-je.

– Introïbo ad altare Dei, continua mon interrogateur.

– Dei qui laetificat juventutem meam, répondis-je avec le même aplomb.

– Dominus vobiscum, dit maître Jemmy en levant les mains et en se retournant comme un prêtre qui a fini son office.

Mais j'étais au bout de mon latin ; et, comme je ne répondais rien, maître Jemmy resta la main sur la clef de l'armoire, attendant cette dernière réponse, qui devait le convaincre.

– Et cum Spiritu tuo, me souffla tout bas la jeune fille.

– Et cum spiritu tuo, m'écriai-je de toute la force de mes poumons.

– Bravo ! dit Jemmy en se retournant, tu es un frère. Maintenant, que désires-tu ? que veux-tu ? Demande, et tu seras servi, pourvu que tu aies de l'argent, toutefois.

– Oh ! l'argent ne manque pas, répondis-je en faisant sonner quelques écus que j'avais dans mon gousset.

– Alors, vivent Dieu et saint Patrick ! mon enfant, s'écria le digne hôtel de la Verte érin, tu arrives à merveille pour être de la noce.

– De la noce ? repris-je étonné.

– Sans doute ; connais-tu Bob ?

– Bob ? Certainement que je le connais.

– Eh bien, il se marie.

– Ah ! il se marie ?

– En ce moment même.

– Mais il n'est pas seul du Trident ? demandai-je.

– Sept, mon ami ; ils sont sept, autant qu'il y a de péchés capitaux.

– Et, sans indiscrétion, où pourrai-je les rejoindre ?

– à l'église, mon fils, et je vais t'y conduire.

– Oh ! répondis-je vivement, ne vous dérangez pas, maître Jemmy ; j'irai bien tout seul.

– Oui-da, en tournant par la rue, n'est-ce pas, pour que les espions de Sa Majesté Britannique te mettent la main dessus ? Non pas. Viens par ici, viens, mon enfant.

– Vous avez donc une communication avec l'église ?

– Oui, oui ; nous sommes machinés ni plus ni moins que le théâtre de Drury-Lane, où l'on fait vingt-cinq changements à vue dans une pantomime. Viens par ici, viens.

Et maître Jemmy me saisit par le bras et m'entraîna de l'air le plus amical du monde, mais, en même temps, avec une telle force, que, si même l'envie m'en fût venue, je me fusse trouvé dans l'impossibilité de faire la moindre résistance. Cependant ce n'était point là mon affaire : je n'avais pas le moindre désir d'être mis en face de nos déserteurs. Par un mouvement instinctif, je glissai la main jusqu'au manche de mon poignard de midshipman, que j'avais eu la précaution de cacher sous ma chemise rouge, et, ne pouvant résister au bras de fer qui m'entraînait, je suivis mon terrible guide, décidé à prendre conseil des circonstances, mais à ne reculer devant rien ; car toute ma carrière maritime dépendait probablement de la manière dont je mènerais à bout cette dangereuse entreprise.

Nous traversâmes deux ou trois pièces, dans l'une desquelles étaient dressés sur une table tous les préparatifs d'un souper plus copieux que recherché ; puis nous descendîmes dans une espèce de cave sombre, où, sans me lâcher, Jemmy continua de s'avancer à tâtons. Enfin, après un moment d'hésitation, il ouvrit une porte. Je sentis la fraîcheur de l'air arriver jusqu'à nous ; je heurtai les marches d'un escalier ; à peine eus-je monté quelques degrés que les gouttes d'une pluie fine vinrent me picoter le visage. Je levai les yeux, je vis le ciel au-dessus de ma tête. Je regardai autour de moi : nous étions dans un cimetière, au bout duquel s'élevait l'église, masse sombre et informe, dans laquelle se découpaient deux fenêtres éclairées, qui semblaient nous regarder comme des yeux ardents. Le moment du danger approchait ; je tirai à demi mon poignard, et je m'apprêtai à continuer ma route ; mais alors ce fut Jemmy qui s'arrêta.

– Maintenant, me dit-il, tu peux aller droit devant toi, mon enfant, et sans crainte de te perdre ; moi, je retourne à mon souper ; tu reviendras avec les mariés et tu trouveras ton couvert à table.

En même temps, je sentis se desserrer l'étau dans lequel mon bras était enfermé, et, sans me donner le temps de répondre, maître Jemmy reprit seul le chemin par lequel nous étions venus tous les deux, et disparut sous la voûte avec une rapidité qui prouvait l'habitude que le digne propriétaire de la Verte érin avait de ce passage. à peine fus-je seul, qu'au lieu de continuer mon chemin vers l'église, je m'arrêtai en remerciant Dieu de ce que maître Jemmy n'avait pas eu l'idée de m'accompagner plus loin ; puis, comme mes regards commençaient à s'habituer à l'obscurité, je m'aperçus que la clôture était assez peu élevée ; cela me permettait de sortir de l'enclos où j'étais enfermé sans passer par l'église. Je courus aussitôt vers le mur le plus proche de moi, et, grâce à ses aspérités, dont je me fis des échelons, je fus bientôt à cheval sur le faîte. Une fois arrivé là, je n'eus plus qu'à me laisser glisser de l'autre côté, et je tombai sans accident au milieu d'une petite ruelle déserte.

Il m'était impossible de savoir précisément où j'étais ; mais je m'orientai sur le vent : pendant tout le chemin, je l'avais eu en face ; je n'avais donc qu'à lui tourner le dos, et j'étais à peu près sûr de ne pas faire fausse route. J'exécutai à l'instant cette manœuvre, et je marchai vent arrière jusqu'à ce que je me trouvasse hors du village. Arrivé là, j'aperçus à ma gauche, pareils à de grands fantômes noirs, les arbres qui bordent la route de Plymouth à Walsmouth. Je me dirigeai aussitôt de ce côté. à vingt cinq pas du grand chemin était la masure : je piquai droit dessus ; nos hommes étaient à leur poste. Il n'y avait pas un instant à perdre. Je leur racontai ce qui venait de se passer. Nous divisâmes nos troupes en deux pelotons, et nous entrâmes dans Walsmouth au pas de course, mais en gardant un tel silence, que nous ressemblions plutôt à une troupe de spectres qu'à une bande d'hommes vivants. Arrivés au bout de la rue qui conduisait à la taverne de Jemmy, je montrai d'une main au lieutenant Burke la lanterne qui indiquait l'entrée de la Verte érin, de l'autre le clocher de l'église, qui, grâce à une éclaircie, dessinait dans le ciel sa flèche noire et aiguĂ«, et je lui demandai lequel des deux détachements il voulait que je dirigeasse. à cause de la connaissance que j'avais des localités, il m'abandonna celui qui devait s'emparer de la taverne et qui se composait de six hommes ; puis, à la tête des neuf autres, il se dirigea vers l'église. Comme l'église et la taverne étaient à une distance à peu près égale, il était évident qu'en marchant du même pas notre double attaque devait être simultanée, ce qui était chose importante ; car nos déserteurs étant surpris à la fois par devant et par derrière, il leur devenait impossible de nous échapper.

En arrivant devant la porte, je voulus recourir à la même manœuvre qui m'avait déjà réussi, et ordonnant à mes hommes de se coller le long du mur, j'appelai par le grillage : j'espérais que, de cette manière, nous pourrions entrer chez maître Jemmy sans effraction ; mais je ne tardai pas à m'apercevoir, au silence profond qui régnait dans la maison, malgré l'appel que je faisais à ses habitants, qu'il fallait renoncer aux voies de douceur. En conséquence, j'ordonnai à deux de nos hommes, qui par précaution s'étaient munis de haches, de jeter la porte en dedans : en un tour de main, malgré les verrous et la barre, la chose fut faite, et nous nous précipitâmes sous la première voûte.

La seconde porte était fermée, et, ainsi que la première, il fallut la briser. Comme elle était un peu moins forte, cette besogne nous prit un peu moins de temps, et nous nous trouvâmes dans la chambre où Jemmy m'avait fait servir la messe. Elle était sans lumière. J'allai au poêle ; on venait de l'éteindre avec de l'eau. Un de nos hommes battit le briquet ; mais nous cherchâmes en vain une lampe ou une chandelle. Je me souvins de la lanterne, et courus à la porte pour la décrocher ; elle était éteinte. Décidément, la garnison était prévenue et opposait une force d'inertie qui présageait, selon toute probabilité, une résistance plus sérieuse. Quand je rentrai, la chambre était éclairée ; un de nos hommes, canonnier de la troisième batterie de bâbord, avait par hasard sur lui une mèche, et venait de l'allumer ; mais il n'y avait pas de temps à perdre : la lumière qu'elle donnait ne devait durer que quelques secondes ; je pris la mèche et m'élançai dans la chambre voisine en criant :

– Suivez-moi !

Nous traversâmes cette seconde chambre, puis celle du souper, sur lequel nos hommes, en passant, jetèrent de côté un coup d'œil plein d'une expression intraduisible ; puis, enfin, au moment où la mèche s'éteignait, j'arrivai à la porte du caveau. Elle était refermée ; mais on n'avait, sans doute, pas eu le temps de la barricader comme les autres, car, en étendant la main, je sentis la clef. Comme je me rappelais à peu près le chemin qu'une demi-heure auparavant j'avais fait à tâtons, j'y passai le premier, tâtant chaque marche avec le pied, étendant les bras en avant et retenant mon haleine. J'avais, en suivant Jemmy, compté les marches de l'escalier : il y en avait dix. Je les comptai de nouveau, et, quand je fus arrivé à la dernière, je tournai à droite ; mais à peine eus-je fait quelques pas dans l'espèce de souterrain, que j'entendis une voix qui murmurait à mon oreille le mot renégat. En même temps, il me sembla qu'une pierre, se détachant de la voûte, me tombait d'aplomb sur la tête. Je vis des millions d'étincelles, je jetai un cri, et je tombai sans connaissance.

Lorsque je revins à moi, je me retrouvai dans mon hamac, et sentis, au mouvement du vaisseau, que nous devions être en train d'appareiller. Mon accident, causé par un simple coup de poing de mon ami, l'hôte de la Verte érin, n'avait en rien entravé le succès de l'expédition. Le lieutenant Burke était entré dans la sacristie au moment même où les fiancés, les garçons de noce y étaient réunis ; nos hommes avaient donc été pris comme dans une souricière, et, à l'exception de Bob, qui avait trouvé le moyen de s'échapper par une fenêtre, ils avaient tous été arrêtés. L'absence du fugitif était même compensée, si l'on avait voulu admettre le proverbe français : Un homme en vaut un autre ; car le lieutenant, qui était, comme nous l'avons dit, à cheval sur les règles de la discipline et qui voulait son nombre avant tout, avait jeté le grappin sur un des assistants et l'avait, malgré ses cris et sa résistance, ramené à bord du Trident avec les autres prisonniers. Ce pauvre diable, qui se trouvait d'une manière si inattendue enrôlé dans la marine britannique, était un perruquier du village de Walsmouth, qui se nommait David.

(5) Fourneaux servant à faire la soupe.

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