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Chapitre XXX


Ce qu'avait dit Fatinitza n'était point un vain mot ; Fatinitza était mon épouse. Depuis ce jour jusqu'à celui de mon départ, chaque nuit nous réunit et fut une nuit de bonheur ; son âme d'ange n'avait gardé aucun doute, et elle ne considérait plus notre absence que comme une crise qui devait nous réunir. Certes, j'étais digne de cette confiance, et elle avait raison de me juger ainsi.

Cependant, au milieu de cette confiance mutuelle, quoique rassurés par cette conviction instinctive, il nous passait quelquefois par le cœur des craintes étranges et indéfinissables. Notre volonté était réelle et aussi puissante que puisse l'être la volonté humaine ; mais, entre deux personnes qui se quittent, se place aussitôt une divinité terrible, qui n'est plus la Providence, mais le hasard. Moi-même, j'étais en proie à cette inquiétude, et elle ôtait à mes paroles cet accent de certitude qui leur eût été si nécessaire pour rassurer Fatinitza.

Nous arrêtâmes ce que j'aurais à faire. Je devais d'abord aller à Smyrne, où m'appelait une double cause : la première était de m'acquitter, auprès de la mère et de la sœur d'Apostoli, de la mission sainte que ce malheureux jeune homme m'avait confiée en mourant ; la seconde était de m'informer si quelque lettre d'Angleterre ne m'y attendait point. Arrivé dans cette ville, centre des communications de l'Orient et de l'Occident, je devais écrire et attendre la réponse ; puis, comme je ne pouvais suivre Constantin et Fortunato dans leur course, qui devait durer deux ou trois mois, c'est-à-dire plus que le temps nécessaire au retour d'une lettre de ma mère, j'y demeurerais jusqu'à ce qu'ils m'y reprissent, et je viendrais avec eux à Céos. Au reste, je devais tout leur laisser ignorer, afin de ne les point indisposer en cas de refus. Si je revenais sans eux, je devais m'adresser à Stéphana, à qui sa sœur avait tout dit.

Toutes ces choses étaient bien simples et bien faciles à accomplir ; nous étions sûrs chacun l'un de l'autre comme de nous-mêmes, et cependant de tristes pressentiments nous tourmentaient. La dernière nuit que je passai avec Fatinitza fut toute de larmes ; ni mes promesses, ni mes serments, ni mes caresses, ne purent la rassurer. Je la quittai mourante et rentrai chez moi comme un fou. Je lui écrivis une dernière lettre, dans laquelle je réunissais en promesses et en serments tout ce qui pouvait la rassurer, et je confiai ce message à notre colombe chérie, qu'au point du jour j'avais retrouvée sur ma fenêtre, comme si elle eût su mon départ, et qu'à son tour elle eût voulu prendre congé de moi.

à huit heures, Constantin et Fortunato traversèrent la cour ; ils allaient dire adieu à Fatinitza. Ils ne m'avaient point offert de les y suivre, et je n'avais point osé le leur demander ; d'ailleurs, j'aimais mieux ne pas revoir Fatinitza, que la revoir en indifférent. Ils restèrent une heure, à peu près, avec elle ; puis ils vinrent me prendre. Tandis qu'ils montaient l'escalier, je lâchai ma messagère, qui vola aussitôt vers la fenêtre de sa maîtresse. Ainsi, les derniers adieux que recevait Fatinitza étaient les miens. Personne ne passerait plus entre nos souvenirs.

Il me fallut toute la force de mon caractère pour ne pas me trahir ; eux, au reste, étaient si préoccupés de leur propre douleur, qu'ils ne faisaient pas attention à la mienne. Jamais ils n'avaient vu Fatinitza si triste et si désespérée, et tous deux l'aimaient trop pour ne point partager cette douleur et ce désespoir, qu'ils croyaient causes par les dangers qu'ils allaient courir.

Il me fallut enfin quitter cette chambre, où, depuis deux mois, j'avais éprouvé tant et de si douces émotions. Mais, au moment où nous allions sortir, je feignis de me rappeler que j'avais oublié quelque chose, et je remontai pour la revoir une fois encore. Je baisai chaque objet comme un enfant, et je m'agenouillai au milieu de la chambre, en priant Dieu de m'y ramener. Il n'y avait pas moyen d'y demeurer plus longtemps sans exciter des soupçons ; je me hâtai donc de redescendre. Constantin et Fortunato m'attendaient à la porte extérieure, parlant vivement en langue romaïque. Je les joignis en donnant, autant que je pus, à mes traits un caractère d'indifférence naturel. En effet, à leurs yeux, qu'avais-je à regretter à Céos ?

Stéphana nous attendait, avec son mari, sur le port ; en qualité de femme mariée, elle avait le visage découvert. Ses grands yeux noirs se fixèrent sur les miens, comme pour lire au fond de mon âme, et, au moment où je mettais le pied sur la planche qui conduisait à la barque, elle s'approcha de moi, et me dit :

– Rappelez-vous votre serment !

Je tournai alors la vue vers la maison où était Fatinitza, comme pour faire le passé garant de l'avenir, et, à travers la jalousie de Fatinitza, je vis passer la main et le mouchoir qui avaient salué notre arrivée, et qui, maintenant, saluaient notre départ.

Nous gagnâmes la felouque, qui nous attendait à l'entrée du port ; et, pendant tout le temps du trajet, au risque d'attirer l'attention de Constantin et de Fortunato, je demeurai les yeux fixés sur cette main et sur ce mouchoir. De temps en temps, des larmes, plus puissantes que ma volonté, voilaient mon regard, et passaient, comme un nuage, entre moi et Fatinitza. Alors je me retournais pour les cacher ; puis aussitôt je revenais à cette main chérie et à ce mouchoir éloquent qui me disaient adieu. Le vent nous était contraire pour sortir du port, et je bénis cet accident, qui m'éloignait plus lentement de Fatinitza. Cependant, grâce à nos rameurs, la felouque gagna le large ; alors elle put se servir de ses voiles, et nous doublâmes le promontoire, qui nous eut bientôt caché la ville de Zéa et la maison de Constantin.

Alors je tombai dans une atonie profonde ; il me semblait que je n'étais retenu à la vie que par ce dernier signe d'adieu, et qu'une fois ce signe disparu, rien n'existait plus dans ce monde. Je prétextai une indisposition que la chaleur rendait possible, et, me retirant dans ma cabine, je me jetai sur mon hamac, et je pus pleurer librement. Le lendemain, nous tombâmes dans un calme ; on eût dit que Dieu nous séparait à regret. Toute la journée, je pus voir Céos, et, le jour suivant, j'apercevais encore, comme un nuage bleuâtre, la montagne de Saint-élie. Enfin, nous entrâmes dans le canal qui s'étend entre la pointe de l'ancienne Eubée et l'île d'Andros, et, ayant incliné à droite, nous perdîmes de vue ce dernier vestige.

Nous mîmes huit jours à atteindre à la hauteur de Scyros, ce poétique berceau d'Achille. Là, le vent nous fut rendu, mais contraire ou variable ; de sorte que nous mîmes sept autres jours à gagner Scio. Enfin, dans la soirée du dix-septième jour après notre départ, nous jetâmes l'ancre en vue de Smyrne ; car, quelque sympathie que Constantin fût certain de trouver chez ses compatriotes, il n'osait point cependant se hasarder dans un port aussi fréquenté et aussi puissant que celui devant lequel nous étions.

Avant de me quitter, Constantin et Fortunato me firent toutes les offres de services qui étaient en leur pouvoir, mais je n'avais besoin de rien : il me restait encore sept ou huit mille francs, à peu près, tant en or qu'en lettres de change. Je leur fis promettre seulement de repasser par Smyrne, afin de m'y prendre, si je m'y trouvais encore. J'éprouvai un soulagement étrange en quittant ces deux hommes. Devant eux, j'étais contraint et humilié ; loin d'eux, ils ne m'apparaissaient plus que sous leur point de vue poétique, et pareils à ces exilés de l'ancienne Troie qui s'en allaient cherchant une patrie les armes à la main.

Nous fîmes le signal convenu pour indiquer qu'il y avait à bord quelqu'un qui désirait descendre. Aussitôt une barque se détacha du rivage, et vint me chercher. En me rendant à terre, je m'informai de la demeure de la mère d'Apostoli. Elle habitait, depuis trois semaines, une petite campagne à une demi-lieue de Smyrne. Un des matelots de la barque se chargea de m'y conduire.

Je trouvai, en arrivant, les domestiques vêtus de deuil. La nouvelle de la mort de leur jeune maître s'était répandue par les passagers de la Belle-Levantine, qui devaient à cette mort leur liberté. Alors la mère et la sœur d'Apostoli avaient cédé leur maison de commerce, qu'elles ne tenaient que pour augmenter la fortune de leur fils et de leur frère, et, riches de cette vente, elles s'étaient retirées à la campagne pour mener leur deuil.

Aussitôt que mon nom eut été prononcé, les portes s'ouvrirent ; la mère d'Apostoli avait su l'amitié qui m'unissait à son fils, et les soins que je lui avais donnés. Elle m'attendait au fond d'un appartement tout tendu de noir ; elle était debout ; des larmes silencieuses coulaient sur ses joues ; ses bras étaient pendants et ouverts comme ceux de la Mère de douleurs. Je me mis à genoux devant cette grande tristesse ; mais elle, me relevant, me serra dans ses bras, et me dit :

– Parlez-moi de mon fils.

En ce moment, la sœur d'Apostoli entra. Sa mère lui fit signe d'ôter son voile ; car je n'étais pas un étranger pour elle. Elle obéit, et je vis une belle jeune fille de seize à dix-sept ans, que j'eusse trouvée charmante, si l'image que j'avais au fond du cœur n'avait point complètement effacé celle que j'avais devant les yeux. Je remis à chacune le legs funéraire qui lui était destiné : à la mère les cheveux, à la sœur l'anneau, à toutes deux la lettre ; puis il me fallut entrer dans tous les détails de la maladie et de la mort du pauvre enfant. Je savais que le seul adoucissement des profondes douleurs est dans les larmes ; je n'oubliai rien de ce qui pouvait leur montrer l'ange qu'elles avaient perdu dans son passage de la terre au ciel. Elles pleurèrent, mais sans convulsions et sans désespoir, comme des chrétiennes doivent pleurer.

Je restai toute la journée avec elles ; pour elles, je m'étais oublié moi-même ; puis, le soir, je revins à la ville, et j'allai chez le consul. Il avait su tout ce qui s'était passé par les officiers du Trident, qui avait relâché à Smyrne quelques jours après ma fuite de Constantinople, le capitaine Stanbow ayant reçu, le lendemain même de mon duel avec M. Burke, des dépêches qui le rappelaient immédiatement en Angleterre. Au reste, ainsi que je l'avais pensé, tous me plaignaient, et le capitaine lui-même se proposait, de retour à Londres, de présenter aux lords de l'amirauté, l'affaire sous son véritable jour. Le consul me remit une lettre de mon père et de ma mère, qui m'envoyaient, pour le cas où je manquerais d'argent, une lettre de change de cinq cents livres sterling. La lettre était en date de trois mois, et, par conséquent, écrite avant que la nouvelle de la mort de M. Burke eut pu parvenir à Londres.

Je demeurai huit jours à Smyrne, attendant toujours une occasion pour écrire à ma mère. Je passais presque tout mon temps chez la mère d'Apostoli, qui m'aimait comme son enfant, et à qui je parlais de ma mère. Le neuvième jour, en rentrant à l'hôtel, j'appris qu'un sloop anglais était entré dans le port, venant de Londres en vingt-trois jours ; deux heures après, le consul m'envoya une lettre. J'avoue qu'en la recevant je frissonnai de tout mon corps : ma pauvre mère devait savoir maintenant ce qui m'était arrivé, et je tremblais que cette lettre ne fût l'expression de son désespoir. J'interrogeai l'adresse, pour tâcher de connaître dans l'écriture quelque signe qui pût me rassurer ; l'écriture était l'écriture habituelle de ma mère, et n'indiquait aucune altération.

Enfin, je l'ouvris, et, aux premiers mots, ma joie fut grande ; car elle contenait une nouvelle inespérée. En arrivant à Gibraltar, M. Stanbow, indigné de la conduite de M. Burke envers le pauvre David, avait écrit aux lords de l'amirauté pour solliciter le changement de son premier lieutenant, s'appuyant sur l'inimitié qui s'était élevée entre lui et les officiers de l'équipage. Le caractère du capitaine était si bien connu, que, de sa part, une pareille demande acquérait un poids plus grand qu'aucun autre n'eût pu lui donner. Aussi, les lords de l'amirauté s'étaient – ils empressés de nommer M. Burke premier lieutenant du vaisseau le Neptune, en armement à Plymouth, et destiné à accompagner et à protéger un convoi dans l'Inde. Il en résultait que la nouvelle nomination de M. Burke avait été signée à Londres huit jours avant mon duel avec lui à Constantinople. Je n'avais donc pas tué mon supérieur, mais un simple officier de la marine anglaise ; c'était fort différent. Le tribunal maritime ne m'en avait pas moins condamné à la déportation, mais visiblement à cause de mon absence ; mon père ne faisait aucun doute que, si j'eusse été présent, j'eusse été acquitté ; aussi me pressait-il de venir purger ma contumace. Quant à ma mère, elle m'écrivait qu'elle mourrait d'inquiétude, si je ne venais moi-même, aussitôt sa lettre reçue, pour la rassurer.

Rien ne pouvait mieux entrer dans mes projets que ce retour. Toute lettre devenait inutile, et je plaiderais bien mieux près d'elle ma cause et celle de Fatinitza de vive voix qu'avec la plume. Je courus donc au port ; un bâtiment de commerce était en partance pour Portsmouth ; j'allais le visiter, je le reconnus bon marcheur, et j'y retins ma place. Un bâtiment de guerre, en me ramenant, se fût compromis en ne me traitant pas en prisonnier, et je voulais me mettre librement à la disposition des lords de l'amirauté, après avoir toutefois revu ma pauvre mère. Je courus faire part à la mère d'Apostoli de cette bonne nouvelle que je venais de recevoir, et, pour la première fois, je vis un rayon de joie passer devant ses yeux et un sourire effleurer ses lèvres. Peut-être n'en fut-il pas ainsi de sa fille. Pauvre enfant, je ne sais ce qu'Apostoli lui disait dans sa lettre, ni quels rêves il laissait apercevoir ; mais je crois qu'elle avait compté que je ferais un plus long séjour à Smyrne.

Je partis de cette ville douze jours après mon arrivée, et près d'un mois déjà après avoir quitté Fatinitza. Nos adieux furent une nouvelle douleur pour la mère d'Apostoli ; il lui semblait qu'en me perdant, après avoir perdu le corps, elle perdait l'âme de son fils. Je lui assurai que mon projet était de revenir bientôt en Orient, mais sans lui dire quelle cause me ramènerait. Comme je l'avais jugé, la Betzy était bonne voilière ; le surlendemain de notre départ de Smyrne, nous étions en vue de Nicaria : je distinguai de loin le tumulus qui marquait la tombe d'Apostoli ! Presque chaque île de l'Archipel gardait un de mes souvenirs !

Cinq jours après, nous avions connaissance de Malte. Nous passâmes devant l'île guerrière sans nous arrêter. Le capitaine de la Betzy semblait posséder la même impatience que moi, et le vent était à nos ordres. Après huit autres jours, nous avions franchi le détroit de Gibraltar, et, vingt-neuf jours en tout après notre départ de Smyrne, nous jetions l'ancre dans la rade de Portsmouth. Mon impatience était telle, que je ne voulus pas m'en rapporter aux voitures publiques, si justement vantée que soit leur rapidité. Il y avait à peu près quatre-vingt-dix lieues de Portsmouth à Williams-house ; je pouvais, à franc étrier, les faire en vingt ou vingt-deux heures : je m'arrêtai à ce parti.

Les postillons durent me prendre pour un fou qui avait fait un pari. J'étais parti de Portsmouth vers les trois heures de l'après-midi, je courus toute la nuit, et, au jour, je me trouvai à Northampton. Vers les dix heures, je franchissais les frontières du comté de Leicester ; à midi, je traversais Derby, à la plus grande course de mon cheval ; enfin j'aperçus Williams-house, l'allée de peupliers qui conduisait au château, la porte ouverte, le chien enchaîné dans sa niche au fond de la cour, Patrick étrillant ses chevaux, enfin Tom descendant les escaliers du perron. J'arrivai à la dernière marche en même temps que lui, et je me jetai à bas de mon cheval en criant :

– Ma mère ! où est ma mère ?

Elle entendit ce cri, ma pauvre mère chérie, et elle accourut du fond du jardin ; je la vis venir en chancelant ; je ne fis qu'un bond vers elle, et je la retins dans mes bras au moment où elle allait tomber ; et, pendant que mon père venait aussi vite qu'il le pouvait avec sa jambe de bois, je lui tendis la main, tout en soutenant et en embrassant ma mère, tandis que Tom, dans l'excès de sa joie, jetait sa casquette en l'air, se croisait les bras en me regardant, et repassait tout le vocabulaire de ses plus joyeux jurons. Enfin mon père nous joignit, et nous ne formâmes plus, pendant un instant, qu'un groupe insensé, délirant et pleurant à qui mieux mieux !

Bientôt ce groupe s'augmenta de tous les commensaux de la maison, tant le bruit de mon arrivée se répandit rapidement. C'étaient mistress Denison, dont le patois irlandais m'avait si bien servi dans mon expédition à l'auberge de la Verte érin ; c'était M. Saunders, le digne intendant, qui parut au bout de l'allée conduisant à sa petite maison ; ce fut enfin, à l'heure du dîner, le bon docteur, dont j'avais, si heureusement pour moi, retenu les leçons, et qui ne se douta point, en m'embrassant, qu'il donnait l'accolade à un confrère ; ce fut enfin, le soir, M. Robinson, le vénérable pasteur, qui avait conservé sa vieille faiblesse pour le whist, et qui, à son heure accoutumée, vint faire sa partie, pour laquelle il ne pensait pas trouver au château un nouveau partenaire. Cependant je visitai, avec ma mère, toute la maison : ma volière, religieusement entretenue et peuplée de ses hôtes volontaires ; la grotte du capitaine, qui est demeurée sa promenade favorite ; enfin, le lac, mon beau lac, qu'autrefois je trouvais grand comme une mer, et qui, alors, me paraissait à peine un étang. Tout cela était au même lieu, tout cela était dans la même disposition. Je m'informai de la vie que menaient mon père et ma mère, elle était la même ; alors je comparai tout ce qui m'était arrivé depuis un an à cette existence douce et uniforme, et il me sembla que je revenais d'un long délire, pendant lequel j'avais eu des visions terribles et des apparitions charmantes. Ainsi dut être le Dante, lorsque après avoir parcouru, avec Virgile, l'enfer et le purgatoire, Béatrix l'eut ramené du paradis sur la terre.

Ma pauvre mère, au reste, était aussi étonnée et aussi émue que moi : elle ne pouvait se figurer que c'était son enfant bien-aimé, qu'elle avait cru ne revoir jamais, qui était là devant elle ; elle me pressait dans ses bras, elle me serrait contre son cœur, pour s'assurer que j'étais bien un corps et non une ombre ; alors elle éclatait de rire sans raison, elle essuyait des larmes qui coulaient sans cause ; puis elle s'arrêtait tout à coup, me regardait en face, me trouvait grandi, et disait que j'étais devenu un homme. En effet, j'allais avoir dix-huit ans, et j'avais bien vieilli pendant cette dernière année.

Nous entrâmes au salon, et il me fallut alors conter mon voyage et mes exploits. Seulement, je terminai mon récit à la mort de M. Burke, et, je me contentai de dire qu'après cette mort je m'étais sauvé dans l'Archipel et que j'y étais resté jusqu'au jour où la lettre de ma mère m'avait appris que j'en pouvais revenir. Mon père décida que nous partirions, le lendemain, pour Londres ; quoique le jugement, qui pesait sur moi ne fût point infamant, ce n'en était pas moins un jugement, et mon père, avec son strict honneur, voulait que j'en fusse lavé le plus tôt possible. Ma mère nous accompagna. Il y avait si longtemps qu'elle ne m'avait vu, qu'elle ne voulut point me quitter ; d'ailleurs, sa santé, qui était excellente, n'avait point à craindre les fatigues de la route ; une excellente chaise de poste devait les lui adoucir. Quant à l'issue du procès, aucun de nous ne la regardait comme douteuse.

Notre première visite, à Londres, fut pour l'amirauté. Je déclarai que je venais, de moi-même et de mon plein gré, me livrer à la justice ; je demandai qu'on voulût bien m'indiquer la prison où je devais me rendre, ou la caution que je devais fournir. On consentit à la caution ; mais, comme le Trident était, dans ce moment, en croisière dans la Manche, il fallait, pour revoir l'ancienne instruction et en établir une nouvelle, attendre son retour, qui devait avoir lieu dans un mois au plus tôt, et six semaines au plus tard. Ce retard me contrariait horriblement ; mais il n'y avait pas moyen d'y échapper. Nous passâmes tout ce temps à Londres. Je ne connaissais pas cette grande Babylone ; mais, si curieuse qu'elle fût, elle ne pouvait chasser de mon cœur l'inquiétude incessante et profonde qui le dévorait. Il y avait déjà plus de quatre mois que j'avais quitté Céos : or, toutes les douleurs du départ sont pour celui qui reste. Que devait faire, que devait penser Fatinitza, la seule de toutes mes visions d'Orient qui me fût restée vivante dans l'âme et présente devant les yeux ?

Enfin, on apprit que le Trident était entré dans la rade de Portsmouth, et, comme le vaisseau amiral se trouvait dans le même port, il fut décidé que ce serait là que la révision du procès aurait lieu. Nous quittâmes aussitôt Londres ; chaque jour qui s'écoulait m'était si précieux, que je n'en voulais pas perdre une seconde.

Quelle que fût mon impatience, les apprêts du procès durèrent près d'un mois encore ; enfin, quoique bien lentement le jour arriva. Mon père voulut m'accompagner et revêtit son grand costume de vice amiral. Quant à moi, je repris mon uniforme de midshipman, que j'avais abandonné depuis le jour de la mort de M. Burke. à sept heures du matin, le vaisseau amiral tira un coup de canon, et annonça, par un signal, l'ouverture de la cour martiale pour neuf heures. Nous nous y rendîmes à l'heure dite. En arrivant, je fus mis immédiatement sous la garde du prévôt martial ; puis les capitaines qui devaient composer la cour arrivèrent les uns après les autres, et furent reçus par un détachement de soldats de marine, qui leur présentèrent les armes.

à neuf heures et demie, la cour était assemblée, et mon nom fut appelé. J'entrai alors dans la chambre du conseil. Au haut bout d'une longue table était assis l'amiral comme président, ayant à sa droite le capitaine accusateur. Six autres capitaines étaient assis et rangés par ordre d'ancienneté, trois de chaque côté de la table. Enfin, au bout opposé à l'amiral, était le juge-avocat, et moi à sa gauche, où je me tenais debout et découvert, comme accusé. L'ancienne procédure fut mise à néant, et une seconde établie sur nouveaux frais et nouvelles preuves. J'étais accusé d'avoir assassiné un officier de la marine anglaise, sans provocation de sa part, dans le cimetière de Galata. Le tout était donc de prouver que M. Burke avait succombé dans un duel, et non par un assassinat. La question d'insubordination était, comme on le voit, entièrement écartée.

J'écoutai toute l'accusation en silence et avec respect ; lorsqu'elle fut achevée, ayant demandé la parole à mon tour, je racontai simplement et avec calme comment la chose s'était passée demandant, pour ma seule défense, que les officiers et l'équipage du Trident fussent entendus, ne désignant personne, mais m'en rapportant aux juges eux-mêmes du choix des témoins auxquels ils accorderaient l'honneur de déposer devant eux. On décida que l'on entendrait le capitaine Stanbow, le lieutenant en second Trotter, le midshipman James Perry et le contre-maître Thomson.

Quatre matelots devaient être entendus à leur tour et compléter la série de témoins à décharge. Quant aux témoins à charge, il n'y en avait pas. Il est inutile de dire que les dépositions furent unanimes. Non seulement tous les torts furent rejetés sur M. Burke, mais encore chaque officier, en terminant sa déposition, déclara qu'à ma place, et insulté comme je l'avais été, il eût tiré de cette insulte la même vengeance. Les quatre matelots, parmi lesquels en première ligne figurait Bob, déposèrent dans le même sens. L'un d'eux même, qui était de service auprès de M. Burke, déclara ce que j'ignorais, c'est-à-dire avoir vu, à travers la porte entrouverte, le premier lieutenant faire le geste sur lequel j'avais motivé ma vengeance.

Les témoins entendus, la cour fit retirer tout le monde pour délibérer. Les témoins s'éloignèrent d'un côté et moi de l'autre. Après un quart d'heure, on me fit rentrer, ainsi que les témoins et l'auditoire. Tous les membres de la cour étaient debout, le chapeau sur la tête. Il y eut un moment de silence grave et solennel, pendant lequel, je l'avoue, malgré la bienveillance marquée des juges, je ne fus pas sans inquiétude. Puis, le président posa la main sur son cœur, et dit à haute voix :

– Sur mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, non, l'accusé n'est point coupable d'assassinat.

Un grand cri de joie retentit dans tout l'auditoire, et à l'instant même, malgré la solennité du lieu et la présence des juges, mon père, qui ne m'avait pas quitté un instant, me prit dans ses bras et me pressa sur son cœur. En même temps, M. Stanbow leur donnant l'exemple, tous les officiers du Trident s'élancèrent vers moi, et je me trouvai au milieu de mes anciens compagnons, qui, ne m'ayant pas vu depuis près d'un an, me témoignaient leur joie par des accolades, des serrements de main et des félicitations sans fin. à peine eus-je le temps de saluer et de remercier les juges, que je me trouvai emporté comme en triomphe sur le pont du bâtiment. Le canot du Trident était bord à bord avec le vaisseau amiral, nous y descendîmes tous, et je fus ramené en triomphe à Portsmouth.

Arrivé à terre, je pensai à ma pauvre mère, qui, n'ayant pu nous suivre à bord, attendait l'issue du jugement dans de mortelles inquiétudes. Je laissai mon père et M. Stanbow régler tous les apprêts d'un grand dîner qui devait célébrer ce mémorable jugement, et je pris ma course vers l'hôtel. En deux enjambées, je fus à l'appartement de ma mère, j'enfonçai la porte plutôt que je ne l'ouvris, et je la trouvai à genoux priant pour moi. Je n'eus pas besoin de lui rien dire ; en m'apercevant, elle jeta un cri, et, me tendant les bras :

– Sauvé ! sauvé ! s'écria-t-elle. Oh ! je suis la plus heureuse des mères !

– Et il ne tient qu'à vous, lui dis-je en me mettant à genoux devant elle, que je sois, à mon tour, le plus heureux des fils et des époux.

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