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Chapitre XXIX


Sans doute, Fatinitza n'avait ni encre ni papier, et n'avait point osé en demander, de peur d'inspirer des soupçons, puisque, au risque de n'être pas comprise, elle m'avait répondu avec des fleurs ; mais peu m'importait maintenant ; n'avais-je point mon interprète ?

Je me mis aussitôt à écrire, même sans savoir si ma petite messagère d'amour viendrait chercher son billet. Mais j'avais besoin de répandre mon cœur sur le papier ; ma lettre était pleine de joie et de plaintes à la fois ; je voulais lui dire à elle-même que je l'aimais, eussé je dû mourir après le lui avoir dit.

Je ne transcrirai pas ici la lettre : pour le lecteur, elle semblerait l'œuvre d'un fou ; pour Fatinitza, pauvre enfant ! c'était mon âme tout entière, c'était de la séduction plus habile que celle qu'aurait pu faire Lovelace ; c'était de l'amour, enfin, allant éveiller l'amour. La colombe tardait à venir chercher son message ; je rouvris ma lettre, je remplis tout le blanc que j'y avais laissé ; j'aurais rempli dix pages. C'étaient des protestations d'amour, des serments d'éternité, des remerciements surtout : nous sommes si reconnaissants, nous autres hommes, tant que nous n'avons rien obtenu !

Je vis l'ombre de l'aile de la colombe : décidément, c'était un facteur en règle ; j'entrouvris ma jalousie, elle se glissa sur ma fenêtre ; on eût dit qu'elle savait notre secret et qu'elle craignait de nous trahir. Cette fois, ce n'était point un billet, c'était une longue lettre ; je crus qu'il n'y aurait pas moyen de charger le pauvre oiseau d'un pareil message. Cependant je n'en voulais rien retrancher. Je n'avais pas dit la millième partie de ce que j'avais à dire, et, à chaque instant, je me rappelais mille choses importantes que j'avais oubliées. Enfin, je roulai si bien mon message, qu'il tint sous l'aile ; mais la pauvre petite bête en était visiblement gênée. J'eus alors l'idée d'écrire une seconde lettre pour faire contre-poids ; c'était une excellente idée, je la mis à l'instant même à exécution. Dès lors la chose alla toute seule, et la colombe prit son vol sans difficulté.

Je n'osais dîner avec Constantin et Fortunato : aussitôt que mon cœur cessait de battre un instant comme celui d'un fou, mon esprit me faisait de cruels reproches. Je descendis dans la cour, je fis seller Pretly ; je la laissai aller comme d'habitude, et, comme d'habitude, elle me conduisit dans ma grotte favorite.

J'appelai un berger qui faisait paître son troupeau sur le versant de la colline opposée ; il me vendit du pain et du lait. Je restai toute la journée à rêver dans ma grotte ; j'avais besoin de solitude : si j'avais vu des hommes, je leur aurais sauté au cou, en les appelant frères et en leur disant que j'étais heureux. Je revins à la nuit tombante ; dans la cour, je rencontrai Fortunato : je lui dis que j'avais fait le tour de l'île, et que j'avais vu des merveilles.

à neuf heures moins quelques minutes, je sortis ; à neuf heures sonnantes, comme la veille, un bouquet franchissait la muraille, et tombait à mes pieds. Cette fois, les fleurs étaient changées, preuve que l'on répondait directement à mes lettres, et que, la veille, ce n'était point le hasard qui avait réuni la primevère à l'œillet blanc ; le bouquet se composait d'acacia, de fumeterre et de lilas : c'était une réunion de trop douces fleurs et de trop doux parfums pour n'être pas une douce réponse.

Je l'emportai dans ma chambre, oh, comme celui de la veille, il passa la nuit sur mon cœur ; puis, dès que le jour parut, je descendis à Zéa : ma petite Grecque était fidèle au rendez-vous ; je lui montrai le bouquet : Fatinitza me disait qu'elle éprouvait une émotion d'amour, mais pleine d'inquiétude et de crainte. Il était impossible de répondre plus clairement à ma lettre ; quant à moi, j'étais émerveillé de cette langue charmante, et je trouvai le peuple qui l'avait inventée le plus civilisé des peuples de la terre. Je rentrai, et je lui écrivis :

« Merci à deux genoux, mille fois merci, mon ange adoré, de cette émotion qui est chez moi de la folie ; mais tes craintes et tes inquiétudes, d'où peuvent elles venir ? Crains-tu que je ne t'aime pas comme tu mérites d'être aimée ? Es-tu inquiète sur la durée de mon amour ? Mon amour, c'est ma vie, il bat avec mon sang, il se mêle à toutes mes pensées ; et, quand mon cœur ne battra plus, quand mon intelligence sera éteinte, il me semble que mon amour vivra encore ; car mon amour, c'est mon âme, et je n'ai vraiment une âme que depuis que je t'ai vue.

Cesse de craindre, ma Fatinitza ; cesse donc d'être inquiète, mon ange ; laisse-moi te voir une heure, un instant, une seconde ; et, si, quand j'aurai pu te dire avec la bouche, avec les yeux, avec toutes les facultés de mon être : Je t'aime, ma Fatinitza, je t'aime plus que ma vie, plus que mon âme, plus que mon Dieu ; si, quand je t'aurai dit cela, tu crains encore, eh bien, je renonce à toi, je quitte Céos, et je vais, dans un autre pays, non pas oublier que je t'ai vue, mais mourir de ne plus te voir. »

Deux heures après, Fatinitza avait ma lettre, et, le soir, j'avais sa réponse. C'était une de ces jolies fleurs jaunâtres dont j'ai oublié le nom, si communes dans nos prairies et si chères à nos enfants, qui en font des balles en les nouant avec un fil ; puis une fleur de passion et une renoncule. Fatinitza me répondait que, comme moi, elle était impatiente, mais qu'elle avait le présage d'une grande douleur d'amour.

J'essayai de combattre ce pressentiment étrange, et cela m'était bien facile : les raisons que je lui donnais, elle les avait elle-même au fond de son cœur. Quel présage malheureux pouvait la menacer sans me menacer moi-même ? Et, dans ce cas, ne valait-il pas mieux souffrir de s'être vus, que souffrir de ne pas se voir ? Quant à cette difficulté de se voir, elle était bien facile à surmonter. Constantin et Fortunato, sans soupçons, ne nous épiaient ni l'un ni l'autre ; nous pouvions donc, la nuit venue, nous réunir dans le jardin ; il ne fallait, pour cela, qu'une échelle de corde que je lui jetterais, et dont elle assujettirait une des extrémités au pied d'un arbre, tandis que j'arrêterais l'autre à l'angle de quelque rocher. Si elle y consentait, je recevrais un bouquet d'héliotrope. La colombe emporta ce beau projet.

Depuis quelques jours, je m'étais pris, aux yeux de Constantin et de Fortunato, d'un amour d'antiquité extrême : ils ne furent donc pas étonnés de me voir quitter la maison aussitôt après le déjeuner ; je fis seller Pretly, je passai par le village, où j'achetai des cordages, et j'allai me jeter dans ma grotte, où je commençai mon échelle. C'était un métier de matelot auquel j'étais fort expert : aussi fut-elle faite au bout de deux heures. Je la roulai autour de moi, sous ma fustanelle, et je rentrai à la maison lorsque je pensai que le dîner était fini.

Constantin et Fortunato étaient sortis ; il y avait déjà près de six semaines qu'ils étaient inactifs, et les ailes commençaient à repousser à ces hardis oiseaux de mer : ils visitaient la felouque ; peu m'importait à moi, pourvu que je fusse libre et seul. La nuit vint, j'allai attendre mon bouquet ; mais, ce soir, il ne vint pas ; je n'entendis rien, malgré le calme de la nuit, qui m'eût permis d'entendre jusqu'au bruit de ses pas de fée, jusqu'à sa respiration de sylphide. Je restai jusqu'à une heure du matin, attendant toujours, mais inutilement ; j'étais au désespoir.

Je rentrai, accusant Fatinitza de ne pas m'aimer : coquette comme une femme d'Occident, elle avait joué avec ma passion ; puis, maintenant qu'elle était au comble, s'en effrayait et voulait la repousser en arrière ; mais il était trop tard, le feu était devenu un incendie, et il ne pouvait s'éteindre qu'en dévorant. Je passai la nuit à écrire des menaces, des excuses, des protestations d'amour, une lettre folle ; la colombe vint, comme d'habitude, chercher son message ; elle avait au cou un collier de pâquerettes, symbole de tristesse qu'elle m'apportait de la part de Fatinitza. Je déchirai la première lettre et j'écrivis celle-ci :

« Oui, vous aussi, vous êtes triste et affligée, car votre cœur est encore trop jeune et trop pur pour se plaire à voir souffrir ; mais, moi, Fatinitza, ce que j'éprouve, ce n'est point de la tristesse ni de l'affliction, c'est du désespoir.

Fatinitza, je vous aime, je ne dirai pas autant qu'un homme puisse aimer, car je ne crois pas qu'un homme puisse aimer autant que je vous aime ; mais je vous dirai que votre vue est à mon cœur ce que le soleil est aux pauvres fleurs qu'autrefois vous me jetiez, et qui, loin du soleil, se fanent et meurent. Dites moi donc de mourir, Fatinitza ; oh ! mon Dieu ! c'est chose facile, mais ne me dites pas de ne plus vous voir : c'est ce que Dieu même, dans sa toute-puissance, je crois n'obtiendrait pas de moi, à moins qu'à l'instant même il ne me foudroyât.

Je serai ce soir à l'angle du mur, où j'ai vainement attendu hier jusqu'à une heure du matin. Au nom du ciel, Fatinitza, ne me faites pas souffrir aujourd'hui ce que j'ai souffert hier ; car mes forces n'y résisteraient pas, et mon cœur se briserait !

Oh ! je verrai bien si vous m'aimez ! »

J'enlevai à la colombe son collier de pâquerettes, et je lui attachai sous l'aile son billet. La journée fut éternelle, je ne voulais pas sortir. Je me jetai sur mon divan, je dis que j'étais malade ; je n'eus pas de peine, au reste, à le faire croire à Constantin et à Fortunato, qui vinrent me voir ; j'avais une fièvre ardente, et ma tête était de flamme.

Ils venaient me chercher pour aller avec eux à Andros, où quelques affaires les appelaient : je ne leur demandai point quelles étaient ces affaires, mais je compris facilement qu'elles étaient toutes politiques. Je ne me trompais pas ; il s'agissait de la réunion d'une vingtaine de membres de la société des hétéristes, à laquelle j'ai dit qu'appartenaient Constantin et Fortunato. à peine furent ils sortis, que je rouvris ma jalousie, et j'y semai du blé et du pain ; au bout d'un quart d'heure, la colombe vint s'y reposer de nouveau. J'écrivis cette seconde lettre :

« Rien à craindre pour ce soir, ma Fatinitza ; mais, au contraire, une longue nuit passée tout entière à tes pieds : ton père et ton frère partent pour Andros, et n'en reviendront que demain. ô ma Fatinitza, compte sur mon honneur ; moi, je compte sur ton amour. »

Une heure après, j'entendis les cris des matelots qui s'appelaient sur le rivage ; je courus à une fenêtre donnant sur la mer, et, à travers la jalousie, j'aperçus Constantin et Fortunato qui s'embarquaient sur une petite yole ; ils avaient avec eux une vingtaine d'hommes si richement armés, qu'ils avaient l'air de princes visitant leurs états, et non de pirates courant furtivement d'une île à l'autre de l'Archipel. Je les suivis des yeux tant que je vis leur voile ; comme le vent était bon, elle diminua rapidement et finit par disparaître comme une mouette qui s'envole. Je bondis de joie ; j'étais seul avec Fatinitza.

La nuit vint, j'eusse voulu pouvoir presser le temps ; je sortis avec mon échelle de corde : j'étais pâle et tremblant ; quelqu'un qui m'eût rencontré aurait cru que je venais de commettre un crime. Je ne rencontrai personne, et j'arrivai, sans être vu, à l'angle du mur. Neuf heures sonnèrent ; chaque coup de la cloche semblait battre sur mon cœur. Au dernier, un bouquet tomba à mes pieds.

Hélas ! ce n'était point un bouquet d'héliotrope seulement, mais d'iris bleu, d'héliotrope et d'aconit. Fatinitza avait confiance entière en moi, elle s'abandonnait à mon honneur, mais elle avait l'âme pleine de remords ; c'est ce que voulait dire la réunion de ces trois fleurs Je n'y compris rien d'abord ; mais l'héliotrope s'y trouvait ; donc, il y avait consentement. Je jetai un bout de mon échelle par-dessus la muraille, je sentis qu'on lui imprimait un léger mouvement ; au bout d'un instant, je tirai à moi : elle était fixée. Je l'arrêtai de mon côté assez solidement pour qu'elle pût supporter mon poids, puis je m'élançai avec l'agilité d'un marin ; arrivé au haut du mur, je ne pris pas le temps de descendre, et, sans calculer la hauteur, sans savoir où je tomberais, je m'élançai dans le jardin et j'allai rouler aux pieds de Fatinitza, au milieu d'une plate-bande de ces fleurs, notre odorant alphabet d'amour.

Fatinitza jeta un cri ; mais déjà j'étais à ses pieds, embrassant ses genoux, serrant ses mains sur mon cœur, appuyant ma tête contre sa poitrine ; enfin j'éclatai en sanglots. La joie était si grande qu'elle s'exprimait comme une douleur. Fatinitza me regardait avec ce sourire divin de l'âme qui vous ouvre le ciel ou de la femme qui vous donne son cœur ; il y avait en elle plus de calme, mais non pas moins de bonheur ; seulement, elle planait comme un cygne au dessus de cette tempête de mon amour.

Quelle nuit, mon Dieu ! Des fleurs, des parfums, le chant du rossignol, le ciel de la Grèce, et, au milieu de tout cela, deux jeunes cœurs aussi purs l'un que l'autre, qui aiment pour la première fois. Oh ! le temps n'existe pas : c'est l'éternité qu'il faudrait épuiser, pour trouver le fond d'un pareil bonheur. Les étoiles pâlirent, le jour vint, et, comme Roméo, je ne voulais pas reconnaître l'aurore. Il fallait nous séparer ; je couvris de baisers les mains de Fatinitza. Nous nous redîmes en une minute tout ce que nous nous étions dit pendant la nuit ; puis, nous nous séparâmes en nous promettant de nous revoir la nuit prochaine.

Je rentrai brisé de mon bonheur, et je me jetai sur mon divan, pour passer, s'il m'était possible, de la réalité au rêve. Jusqu'alors je ne connaissais pas Fatinitza : la chasteté et l'amour réunis dans la même femme, c'est le diamant le plus précieux qui soit sorti des mains de la nature, c'est un type tout moderne et dont la Madone est le symbole. Les anciens avaient Diane et Vénus, la sagesse et la volupté ; mais ils n'avaient pas inventé une divinité qui réunit en elle la virginité de l'une et la passion de l'autre. Toute ma journée se passa à écrire : c'était ce que j'avais de mieux à faire ? puisque je ne pouvais voir Fatinitza. De temps en temps, j'allais à la fenêtre et je regardais du coté d'Andros ; beaucoup de voiles de pécheurs glissaient de Tine à Ghiara, pareilles à des oiseaux de mer ; mais aucune n'avait la forme de celle de la yole. Constantin et Fortunato étaient retenus par leurs affaires, rien n'annonçait leur retour ; nous pouvions espérer encore une nuit tranquille.

Oh ! comme je compris, en l'attendant, cette mythologie éloquente des anciens, qui avaient une divinité pour le jour, une divinité pour la nuit, une divinité pour chaque heure, et qui pensaient que ce n'était pas de trop de tant de dieux pour écouler les vœux divers et contradictoires des mortels ! Enfin le crépuscule s'abaissa, la nuit s'épaissit, les étoiles s'allumèrent, et je me trouvai aux pieds de Fatinitza.

La veille, chacun de nous avait parlé de soi ; ce soir là, chacun de nous parla de l'autre. Je lui racontai mes curiosités, mes désirs, mes journées tout entières passées à ma fenêtre. Mon histoire était la sienne ; du moment où elle avait entendu raconter notre combat, comment j'avais blessé Fortunato et lutté avec Constantin ; comment le pauvre Apostoli, qui à cette heure nous regardait du haut du ciel, m'avait sauvé au moment où je luttais contre les flots, et comment enfin Fortunato, guéri par moi, m'avait ramené, non plus comme un médecin, mais comme un frère, elle avait été prise d'un ardent désir de me voir, et, au bout de quelques jours, avait feint, pour que je lui fusse amené, une maladie qu'elle n'éprouvait pas. Elle avoua qu'elle avait compris que j'avais un motif pour lui ordonner la promenade, ce motif, qui lui avait été expliqué lorsqu'elle avait retrouvé le livre marqué de cette même branche de genêt que la colombe délatrice avait tirée le lendemain du corset. Elle voulait que je lui parlasse de moi ; mais j'exigeai qu'elle ne me parlât que d'elle : ce serait mon tour de lui obéir le lendemain.

Tout ce qu'elle me dit semblait la confession d'un ange ; c'était bien une enfant de la Grèce, mêlant les idées religieuses et profanes ; croyant à la puissance de la Vierge, mais bien plus encore à la science des devins. Avant de m'avoir vu, elle ne manquait jamais, en se mettant au lit chaque soir, de déposer, dans une petite bourse de soie, trois fleurs : l'une blanche, l'autre rouge, et la troisième jaune ; puis, dès que venait le matin, et aussitôt qu'elle ouvrait les yeux, son premier soin était de passer ses doigts, aux ongles roses, dans la bourse qui avait reposé toute la nuit sous sa tête, et d'en tirer, au hasard, une des trois fleurs. Ce présage décidait ordinairement de son humeur pendant toute la journée ; car, si elle tirait, la fleur blanche, c'était signe qu'elle épouserait un mari jeune et beau, et alors elle serait folle de joie ; si elle tirait la fleur rouge, c'était signe qu'elle serait la femme d'une homme mûr et grave, et alors elle devenait pensive ; si, enfin, elle tirait la fleur jaune, oh ! alors, plus un sourire, plus un chant pour toute la journée, la pauvre enfant était fiancée à un vieillard.

Il y avait encore le chapitre des rêves, dont l'explication était une grande chose : c'est d'elle que je sais que rêver cimetière est bon signe ; rêver qu'on se baigne dans une eau limpide, meilleur présage encore ; mais rêver que l'on perd une dent, ou qu'un serpent vous pique, est une révélation certaine de mort.

Du reste, il y avait derrière toutes ces folles idées quelque chose de ferme et d'arrêté, que la pauvre enfant devait au malheur. Ce n'était qu'en frémissant qu'elle se rappelait la scène terrible de Constantinople, sa maison embrasée, son aïeul et sa mère égorgés, Fortunato et son père l'arrachant, elle et Stéphana, aux flammes et aux poignards. Ce souvenir passait quelquefois devant ses yeux comme un nuage, et alors elle pâlissait, et son rire commencé s'effaçait sur ses lèvres et se changeait en larmes. Quant à son éducation, on a pu le voir, elle était tout à fait au-dessus de celle des femmes ordinaires, qui rarement, en Grèce, savent lire et écrire ; elle, au contraire, n'eût point été déplacée, comme musicienne, dans un salon de Londres ou de Paris, et elle parlait l'italien avec autant de facilité que sa langue maternelle.

Cette nuit s'écoula comme l'autre, rapide et délicieuse : nos âmes étaient si bien en harmonie, que notre passé divergent avait entièrement disparu. Nous nous connaissions de toute éternité, et nous nous aimions du moment où nos yeux s'étaient ouverts au jour.

Je rentrai chez moi plein de reconnaissance pour ces mystères infinis qui reposent dans le sein de Dieu, et qui se déroulent, jour par jour et les uns après les autres, comme les feuillets d'un livre inconnu. Qui m'eût dit, quand je fuyais de Constantinople, croyant mon avenir perdu et me tournant vers tous les horizons pour chercher le moins sombre, que, par un enchaînement de circonstances si étrange et cependant si naturel, j'arriverais, au bout de deux mois à peine, à me recréer une vie si riche de sensations nouvelles, près desquelles toutes celles que j'avais éprouvées jusqu'alors ne me paraîtraient plus que des rêves ternes et décolorés ? Que serait-il donc arrivé, à la place de ces choses, si, leur cause première ayant manqué, j'étais resté à bord du Trident ? et sur quel être privilégié seraient tombés tous ces événements qui dormaient derrière le voile dont ils étaient couverts ? Qui Fatinitza eût-elle aimé, si elle ne m'eût pas aimé, moi ? Quel est celui qui était appelé à recueillir, à ma place, ces trésors de chasteté et de tendresse dont elle m'enivrait ?... Non, les choses étaient ce qu'elles devaient être ; rien n'arrive qui se puisse changer ; chaque homme a sa route qu'il doit suivre, et sur les deux revers de laquelle dorment les événements, heureux ou malheureux, qui s'éveillent au bruit de ses pas, et le précèdent en chantant comme le joueur de flûte du consul Duilius, ou le suivent en hurlant comme les fantômes de Lénore ; mais j'avais pris la voie bénie, et je goûtais un bonheur qui surpassait tous mes rêves.

Hélas ! j'aurais dû me souvenir de Polycrate de Samos, et, moi aussi, essayer de désarmer la jalousie du destin, en jetant à la mer quelque précieux anneau !

Vers le milieu de la journée, Constantin et Fortunato revinrent d'Andros ; je voulus aller au-devant d'eux jusqu'au lieu du débarquement ; mais je n'en eus pas le courage. Au reste, si je retardai le moment de me trouver en leur présence, je ne pus l'éviter ; un instant après que je les eus entendus rentrer dans leur appartement, la porte de ma chambre s'ouvrit, et Constantin entra.

Il venait m'annoncer que, dans une quinzaine, il quittait Zéa et reprenait ses courses ; puis, sans m'imposer de conditions, il me demanda si je ne voulais pas profiter d'une relâche qu'il comptait faire à Scio pour gagner Smyrne et m'acquitter de la funèbre mission dont Apostoli m'avait chargé pour sa mère et pour sa sœur.

Il était évident que Constantin ne se souciait pas que, pendant son absence et celle de Fortunato, je demeurasse à Céos : aussi le peu de paroles qu'il venait de me dire avaient ébranlé d'un seul coup tout l'échafaudage de mon bonheur. Je me rappelai ce petit nuage noir du golfe de Biscaye qui était devenu une si terrible tempête. Quitter Fatinitza ! il ne m'était pas venu dans l'idée que je dusse désormais la quitter d'un jour ; et, cependant, rester près d'elle était impossible, sans donner à Costantin et à Fortunato d'étranges soupçons. Il n'y avait cependant pas deux issues à la position dans laquelle je me trouvais : il fallait suivre Constantin, ou lui tout déclarer ; quitter Céos, ou y rester avec le titre de fiancé de Fatinitza.

Ainsi je m'étais jeté, les yeux bandés, dans cet étrange chemin où l'amour m'avait conduit ; et voilà qu'une main sévère m'arrachait le bandeau et que je me trouvais en face de la terrible réalité. J'écrivis à Fatinitza, toujours par ma messagère ailée, que, son frère et son père revenus, elle ne devait m'attendre que plus tard. En effet, je restai dans ma chambre jusqu'à ce que j'eusse entendu Constantin s'enfermer dans la sienne ; alors, je sortis sans bruit, je descendis furtivement l'escalier, et je me glissai, comme une ombre, le long des murs. Arrivé à la place accoutumée, je jetai mon échelle. Fatinitza m'attendait, et, comme d'habitude, elle la fixa ; un instant après, j'étais avec elle.

J'avais encore le pied sur le dernier échelon, que déjà ma tristesse l'avait frappée.

– Oh ! mon Dieu ! me dit-elle avec inquiétude qu'as-tu donc, mon bien aimé ?

Je souris tristement, et je la pressai contre mon cœur.

– Parle donc ! me dit-elle. Tu me fais mourir... Parle, parle ; qu'y a-t-il ?

– Il y a, ma Fatinitza chérie, que ton père quitte Céos dans quinze jours.

– Oui, je le sais, il me l'a dit aujourd'hui. Oh ! mon Dieu ! je t'aime tant, que je l'avais oublié !... Mais c'est moi que cela doit rendre triste, et non pas toi... Que t'importe que mon père reste ou parte ?... Il n'est pas ton père, à toi...

– Non, Fatinitza... mais il m'emmène... Il m'a fait entendre que j'aie à me préparer à quitter Céos avec lui... Je ne puis rester sans qu'il cherche le motif qui me retient ici... Je ne puis partir et t'abandonner.

– Et qui t'empêche de lui tout dire, mon bien aimé ? Mon père te regarde déjà comme son fils. Nous serons unis... nous serons heureux.

– écoute, Fatinitza ! repris-je après un moment de silence pendant lequel elle m'avait regardé avec une expression d'inquiétude indéfinissable, écoute, et ne te hâte point de juger mal ce que j'ai à te dire.

– Parle.

– Si ta mère vivait encore, et si tu étais éloignée d'elle et de ton père, te marierais-tu sans leur consentement ?

– Oh ! non ; jamais.

– Eh bien, moi, Fatinitza, je suis loin d'un père et d'une mère chéris ; ils ne me doivent déjà que trop de douleurs, puisque, à cette heure, ils savent que j'ai brisé toute l'espérance qu'ils avaient mise en moi ; puisque, à cette heure, sans doute, un arrêt me condamne à mort et me ferme à tout jamais les portes de mon pays.

– Mais comment te condamne-t-on à mort ? Pour avoir répondu à une insulte par un défi ? N'étais-tu pas condamné à la honte, si tu avais agi autrement ?

– Et pourtant telles sont nos lois, Fatinitza. Si je remets le pied en Angleterre, ma mort est certaine.

– Oh ! n'y rentre jamais ! s'écria Fatinitza en me jetant les bras au cou. Qu'as-tu besoin de ce méchant pays ? N'as tu pas le monde tout entier, et, dans le monde, cette pauvre île, qui ne vaut pas ton Angleterre, je le sais bien, mais où tu es tant aimé, qu'en aucun pays tu ne trouveras un pareil amour ?

– Dieu m'est témoin, ma Fatinitza, lui dis-je en prenant sa tête entre mes deux mains et en la regardant avec toute mon âme, que ce n'est point mon pays que je regrette. Mon pays, c'est le coin de terre où tu vis et où tu me dis que tu m'aimes. Un rocher au milieu de l'Océan et ton amour... je ne demanderais pas autre chose... si mon père et ma mère m'écrivaient : « Soyez bénis, toi et ta fiancée ! »

– Eh bien, ne peux-tu donc leur écrire ? Dis à mon père ce que tu m'as dit, et il attendra patiemment la bénédiction que tu demandes.

– Et voilà justement ce que je ne veux pas lui dire, Fatinitza. écoute-moi (je passai mon bras autour d'elle, et je l'appuyai contre mon cœur). Comme tu le disais tout à l'heure, non seulement mon pays à des lois étranges, mais encore des préjugés terribles. Je suis le dernier d'une noble et vieille famille...

Fatinitza fit un mouvement, se dégagea de mon bras, et me regarda avec fierté.

– Pas plus noble et pas plus vieille que la nôtre, John. Ne sais-tu donc pas le second nom de mon père, et n'as-tu pas vu que ses serviteurs lui parlent comme ils parleraient à un prince ? Comptes-tu pour rien de descendre des Spartiates et de s'appeler Sophianos ? Va dans la cathédrale de Monobasia, et tu trouveras nos titres de noblesse au bas de la capitulation de cette ville, qui, commandée par un de nos ancêtres résista trois années à tes compatriotes de l'Occident. Si ce n'est que cela qui t'arrête, écris à ta mère que tu lui as trouvé une fille d'une famille aussi noble que pas une de celles qui ont traversé le détroit de Guillaume le Conquérant.

– Oui, je sais cela, Fatinitza, lui répondis-je avec une anxiété profonde, car elle ne pouvait comprendre nos scrupules et je comprenais sa fierté ; mais les circonstances, les événements, le despotisme, ont fait de ton père...

– Un pirate, n'est-ce pas ? comme ils ont fait de Mavrocordato et de Botzaris des klephtes. Un jour viendra, John, où ces pirates et ces klephtes feront rougir le monde de leur avoir donné de pareils noms. Mais, en attendant, tu as raison, la fille d'un pirate ou d'un klepthe doit être humble et savoir tout entendre... Parle.

– ô ma Fatinitza chérie ! si ma mère pouvait te voir un jour, une heure, un instant ! oh ! oui, je serais tranquille, et je ne douterais pas ! Si je pouvais moi-même me jeter à ses pieds, lui dire que ma vie dépend de toi, que je ne puis vivre sans toi, que ton amour est tout pour moi... oui, oui, encore, je serais encore sûr d'elle. Mais rien de tout cela, Fatinitza ; il faut que je lui écrive, qu'un froid papier lui porte froidement ma prière. Elle ne pourra pas deviner que chaque mot en est écrit avec le sang de mon cœur, et peut-être qu'elle me refusera.

– Et, si elle le refuse, que feras-tu ? demanda froidement Fatinitza.

– J'irai lui demander moi-même cette bénédiction, sans laquelle je ne pourrais pas vivre ; j'irai, au risque de ma vie, car ma vie n'est rien auprès de mon amour. J'irai moi-même, entends-tu, Fatinitza et cela aussi vrai que tu es un ange de vertu.

– Et si elle te refuse ?

– Alors, Fatinitza, je reviendrai, et ce sera ton tour de faire pour moi un grand sacrifice ; ce sera ton tour, à toi, de quitter ta famille, comme j'aurai quitté la mienne. Puis nous irons dans quelque coin du monde vivre inconnus, moi pour toi, toi pour moi... et nous aurons pour famille ces étoiles qui nous regardent, et qui s'éteindront, les unes après les autres, jusqu'à la dernière, avant que je cesse de t'aimer.

– Et tu feras cela ?

– Sur mon honneur, sur mon amour, sur ta vie ! à compter de cette heure, Fatinitza, tu es ma fiancée.

– Et moi, je suis ton épouse ! s'écria-t-elle en se jetant dans mes bras et en appuyant ses lèvres sur les miennes.

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