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Chapitre XXI


Ce maître-timonier était un Sicilien du village della Pace, près de Messine, dont j'avais déjà eu l'occasion, lors de notre sortie du port de Chalcédoine, de remarquer le courage et le sang-froid. De son côté, lorsqu'il avait vu le vaisseau tiré, par mes soins, du danger où l'avait mis le capitaine, il était venu à moi, et m'avait complimenté avec la franchise d'un vieux marin. Depuis ce temps, chaque fois que nous nous étions rencontrés, soit sur les échelles des panneaux, soit sur le pont, nous avions échangé quelques paroles, et nous étions restés bons amis.

Je le trouvai assis sur la drome, le coude appuyé sur la muraille et tenant à la main une longue-vue de nuit ; il me fit signe de m'approcher de lui, et, me passant sa lunette :

– Pardon, me dit-il, d'avoir dérangé Votre Seigneurie ; mais je n'étais pas fâché de lui demander ce qu'elle pense d'un petit point blanc que l'on aperçoit vers le nord-nord-ouest, et qui m'a bien l'air d'être un certain bâtiment que j'ai vu, au coucher du soleil, déboucher de la pointe de Coccino, marchant d'une allure tout à fait suspecte. Si je ne me trompe, ou il fait même route que nous, ou il nous donne la chasse, et, dans ce dernier cas, j'avoue que j'aimerais autant vous voir commander la manœuvre, que d'être forcé d'obéir au capitaine.

– N'avez-vous donc pas de second à bord du bâtiment ? lui demandai-je.

– Si fait, nous en avions un ; mais il est tombé malade à Scutari, et nous avons été obligés, malheureusement, de l'y laisser ; je dis malheureusement, car c'était un homme qui savait aussi bien son métier que le capitaine connaît mal le sien, et, dans une circonstance grave comme celle où j'ai peur que nous ne nous trouvions bientôt, son avis n'aurait point été à dédaigner. Il est vrai, continua le timonier, que, si Votre Seigneurie veut donner le sien, nous n'aurons rien à y perdre, bien au contraire.

– Vous me faites trop d'honneur, maître, répondis-je en riant ; mais n'importe, je vais toujours vous dire ce que j'en pense.

Je braquai ma longue-vue vers le point indiqué, et, comme la lune éclairait magnifiquement la mer, je reconnus, comme le maître timonier, une felouque grecque qui venait à nous toutes voiles dehors : elle était distante à peu près de trois milles, et paraissait gagner sur nous ; en ce moment, sans doute, elle devint visible à l'œil nu, car le matelot en vigie aux barres traversières de la grande hune cria tout à coup :

– Une voile !

– Certainement, une voile, murmura le timonier ; croit-il que nous dormons ou que nous sommes aveugles ?

Oui, oui, c'est une voile, et je voudrais bien que nous fussions seulement une vingtaine de lieues plus au sud, du coté de Mételin.

– Mais, dis-je, faites-y attention, maître, c'en est peut-être une seconde.

– Oui, oui, cela pourrait bien être, dit le timonier ; car ces pirates, que Dieu confonde ! sont de la race des chacals, et chassent parfois en compagnie.

Puis, haussant la voix :

– Ohé, de là-haut ! cria-t-il ; de quel côté est cette voile ?

– Vers le nord-nord-ouest, directement sous notre vent, répondit le matelot.

– C'est bien cela, dis-je au maître timonier, et, s'il nous faut jouer des jambes ou du canon, nous n'aurons, au moins, affaire qu'à un seul. En attendant, je crois qu'il serait bon de réveiller le capitaine.

– Malheureusement, oui, répondit le timonier ; car j'aimerais mieux que vous pussiez prendre sa place, et que tout se passât pendant qu'il dort. En attendant, est-ce que l'on ne pourrait pas toujours ajouter quelques chiffons de toile à ceux que nous portons déjà ?

– Mais il me semble qu'il n'y a pas d'inconvénient à cela, répondis-je, et que c'est ce qu'il ordonnerait lui-même ; d'ailleurs, continuai-je en portant de nouveau la longue-vue à mon œil, il n'y a pas de temps à perdre, car il gagne sur nous d'instant en instant. Envoyez donc un homme réveiller le capitaine, et que les autres matelots de quart se tiennent prêts à obéir à la manœuvre. Vous connaissez l'endroit où nous nous trouvons ?

– Comme Messine, Votre Seigneurie ; c'est-à-dire que j'y conduirais le bâtiment les yeux fermés, depuis Ténédos jusqu'à Lérigo.

– Comment la Belle-Levantine porte-t-elle ses voiles ?

– Comme une Espagnole sa mantille, Votre Seigneurie ; vous pouvez déplier jusqu'à son cacatois, et la coquette ne dira jamais qu'elle en a assez.

– C'est quelque chose, murmurai-je.

– Oui, oui, c'est quelque chose, répondit le maître ; mais ce n'est point assez.

– Croyez-vous qu'une felouque puisse la gagner de vitesse ?

– Si c'était une felouque ordinaire, je ne voudrais pas en jurer, tant la Belle-Levantine est bonne voilière ; mais j'ai cru voir, à bâbord et à tribord du bâtiment qui nous suit, une certaine écume qui ne me paraît pas très catholique.

– Et que vous fait-elle présumer ?

– Qu'outre ses ailes, la felouque pourrait bien avoir aussi des pattes, ce qui lui donnerait un avantage sur nous.

– Ah ! ah ! murmurai-je en comprenant et en partageant à mon tour la crainte du timonier ; je ne m'étonne plus alors si elle va de ce train-là.

Je portai de nouveau la longue-vue à mon œil ; la felouque s'était encore rapprochée, et paraissait n'être plus qu'à deux milles de nous à peu près, ce qui me permettait de la mieux examiner.

– Sur mon âme ! m'écriai-je au bout d'un instant, vous aviez raison, maître, et je commence à distinguer le jeu des avirons ; il n'y a pas un instant à perdre. Holà ! à la manœuvre ! est-on prêt ?

– Oui, répondirent les matelots.

– Amenez la grande voile et la voile de misaine et déployez celle de perroquet !

– Qui donne des ordres à mon bord ? demanda en ce moment le capitaine, tandis que les matelots exécutaient la manœuvre commandée.

– Celui qui veille pendant que vous dormez, monsieur, répondis-je, et qui vous remet le commandement, espérant, comme le danger n'est pas moindre, que vous vous en tirerez mieux cette fois-ci que la première.

J'allai m'asseoir, au même instant, sur le bossoir de tribord, remettant la longue-vue au timonier.

– Qu'y a-t-il donc ? demanda le capitaine avec inquiétude.

– Il y a que nous sommes chassés par un pirate grec, répondit le timonier : voilà ce qu'il y a ; mais, si vous jugez que cela ne valait pas la peine de vous réveiller, vous pouvez aller vous recoucher, capitaine.

– Que dites-vous-là ? s'écria le pauvre diable au comble de la terreur.

– Rien dont vous ne puissiez vous assurer à l'instant même par vos propres yeux, répondit le timonier. Il tendit la longue-vue à son chef, qui la prit, et, la portant à ses yeux, la dirigea avec empressement vers le point désigné.

– Et vous croyez que c'est un pirate ?

– Je voudrais être aussi sûr du salut de mon âme, cela me tranquilliserait, au moment où je me verrai près de passer de ce monde-ci dans l'autre.

– Que faire alors ? demanda le capitaine.

– Voulez-vous m'en croire, monsieur ? répondit le timonier.

– Parle.

– Vous désirez savoir ce qu'il faut faire, n'est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, je vous conseille de le demander à ce seigneur anglais qui est assis là-bas, sur le bossoir de tribord, comme si la chose ne le regardait pas.

– Monsieur, dit le capitaine en s'approchant de moi, seriez-vous assez bon pour me dire ce que vous feriez, si vous étiez à ma place ?

– Je réveillerais à l'instant le quart qui dort et je réunirais en conseil les passagers.

– Tout le monde sur le pont ! cria le capitaine, d'une voix à laquelle la crainte donnait une si grande force qu'on aurait pu l'attribuer à la résolution.

Comme il n'y avait pas de second pour répéter l'ordre du capitaine, le contre-maître fit, à l'instant même, entendre le cri bien connu qui appelait à l'aide de leurs camarades les matelots dont le quart était fini. Or, ainsi que je l'ai dit, comme c'étaient de braves marins en un instant ils furent hors de leurs hamacs et montèrent, à moitié nus, sur le pont ; le capitaine se retourna de mon côté et me regarda, comme pour m'interroger.

– Vous savez ce que votre bâtiment peut porter de voiles, lui dis-je ; ainsi, agissez en conséquence, car, autant que j'en puis juger à l'œil nu, la felouque continue de gagner sur nous.

– Déployez la bonnette de misaine et celle du grand et du petit hunier ! cria le capitaine.

Puis, se retournant de mon côté, tandis que les matelots exécutaient son ordre :

– Je crois que c'est tout ce que nous pouvons risquer, me dit-il ; voyez, monsieur, le mât de hune plie comme une houssine (34).

– Vous avez des mâts de rechange ?

– Oui, certainement, monsieur ; mais un mât brisé est une grande dépense pour les armateurs.

– Que vous comptez éviter en laissant prendre le bâtiment ? Vous êtes habile calculateur, monsieur ; et je félicite vos armateurs d'avoir fait, pour diriger leur bâtiment, choix d'un représentant aussi économe que vous.

– D'ailleurs, reprit le capitaine, comprenant qu'il avait dit une niaiserie, j'ai toujours vu la Belle-Levantine faire eau, quand on la fatigue.

– Vous avez des pompes ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, alors, ajoutez la voile de petit perroquet à celles qui sont déjà déployées, et nous verrons plus tard s'il est urgent de la faire accompagner de ses bonnettes.

Le capitaine restait confondu de la manière dont je comptais traiter son bâtiment, lorsque en ce moment, les passagers commencèrent à paraître sur le pont.

éveillés au milieu de leur premier sommeil et se doutant qu'on n'eût point porté atteinte à leur repos sans un événement grave, ils arrivaient avec des figures si grotesquement bouleversées, que, dans toute autre circonstance, leur aspect m'eût fait éclater de rire. Parmi eux était mon pauvre Apostoli, qui, aussitôt qu'il m'aperçut, vint à moi.

– Qu'y a-t-il donc ? me dit-il avec sa voix douce et son sourire triste : c'était, grâce à vous, la première fois que je dormais d'un bon sommeil depuis deux mois, et voilà qu'on est venu me réveiller sans pitié.

– Il y a, mon cher Apostoli, répondis-je, que nous faisons, en ce, moment-ci une partie de barres avec les descendants de vos ancêtres, et que, si nous n'avons pas de bonnes jambes, il nous faudra avoir de bons bras.

– Sommes-nous chassés par quelque pirate ?

– Vous l'avez deviné ; et, en vous tournant de ce côté, vous pouvez voir l'ennemi.

– En effet, dit Apostoli ; mais ne pouvons-nous forcer de voiles ?

– Oui, oui, répondis-je ; nous avons bien encore quelques chiffons à étendre ; mais nous n'y gagnerons pas grand'chose.

– N'importe, dit Apostoli, il faut tout tenter ; et puis, si malgré cela ils nous rejoignent, eh bien, nous nous battrons.

– Mon pauvre ami, lui dis-je, c'est votre âme qui parle, et non votre corps ; d'ailleurs, savez-vous si le capitaine est disposé à se battre ?

– Nous l'y forcerons bien ! s'écria Apostoli ; le véritable capitaine ici, c'est vous, John, c'est vous, qui avez déjà sauvé le bâtiment ; c'est vous, qui le sauverez encore.

Je secouai la tête en homme qui n'a pas grand espoir.

– Attendez, dit Apostoli.

Et il s'élança au milieu du groupe de passagers auxquels le capitaine expliquait la position où nous nous trouvions.

– Messieurs ! s'écria-t-il de toute la force de sa voix affaiblie, en se frayant un passage pour arriver au centre du rassemblement ; messieurs, nous sommes dans une de ces circonstances où il est urgent de prendre une résolution rapide et forte. Notre vie, notre liberté, notre fortune, tout est enjeu à cette heure, tout dépend d'un ordre bien ou mal donné, d'une manœuvre bien ou mal faite. Eh bien, j'adjure le capitaine de déclarer, à l'instant même, sur son honneur, s'il se croit à la hauteur de la mission qui lui est confiée, et s'il prend l'événement sous sa responsabilité ?

Le capitaine balbutia quelques mots inintelligibles.

– Mais, dit un des passagers, vous savez bien que le second lieutenant est tombé malade à Scutari, et que le capitaine est le seul, à bord, qui puisse commander la manœuvre.

– Vous avez la mémoire courte, GaĆ«tano, s'écria Apostoli ; car vous avez, à ce qu'il paraît, déjà oublié celui qui nous a tirés, avec quelques paroles, d'un danger au moins égal à celui-ci. Au moment du péril, le seul chef, l'unique maître, le véritable capitaine, c'est celui qui a le plus de science ou de courage : or, nous avons tous le courage, continua Apostoli ; mais voilà le seul qui ait la science.

Et, en disant ces paroles, il étendit le bras vers moi.

– Oui, oui ! crièrent tous les passagers : oui, que l'officier anglais soit notre capitaine.

– Messieurs, répondis-je en me levant, comme il s'agit ici, non point de simples formalités de politesse, ou de simples règles de préséance, mais bien d'une question de vie ou de mort, j'accepte ; mais je dois vous dire auparavant quelles sont mes intentions.

– Parlez ! crièrent toutes les voix :

– Je prendrai chasse autant que possible, et j'espère, grâce à la légèreté du bâtiment, vous conduire dans quelque port, soit à Scyros, soit à Mételin, avant que la felouque ait pu nous rejoindre.

– Très-bien, crièrent toutes les voix.

– Mais, dans le cas contraire, et si les pirates nous gagnent, je vous préviens que je les combattrai jusqu'à la dernière extrémité, et que je vous ferai plutôt sauter tous avec moi que de me rendre.

– Mourir pour mourir, dit Apostoli, mieux vaut mourir en combattant que d'être pendus ou jetés à la mer.

– Nous combattrons jusqu'à la mort, cria l'équipage ; qu'on nous donne des armes !

– Silence ! m'écriai-je ; ce n'est point à vous à décider cela, mais à ceux qui ont un double intérêt dans le bâtiment. Vous avez entendu ce que j'ai dit, messieurs ; je vous laisse cinq minutes. Délibérez.

Je me rassis. Les passagers se réunirent en conseil ; au bout de cinq minutes, ils vinrent à moi, conduits par Apostoli.

– Frère, me dit-il, d'une voix unanime, tu es nommé notre chef : à compter de cette heure, notre vie, nos bras et notre fortune sont à toi : disposes.

– Et moi, dit le capitaine en s'approchant à son tour, je m'offre à être votre second et à transmettre vos ordres, si vous m'en jugez capable ; sinon, vous me placerez à la manœuvre, comme le dernier matelot.

– Bravo ! crièrent à la fois les passagers et l'équipage ; hourra pour l'officier anglais ! hourra pour le capitaine !

– C'est bien, messieurs, j'accepte, répondis-je en tendant la main au capitaine ; maintenant, silence partout !

Chacun se tut à l'instant même, attendant les ordres que j'allais donner.

– Monsieur le contre-maître, dis-je au chef timonier, qui cumulait ces deux fonctions à bord de la Belle-Levantine, consultez le compas, et dites-nous à quelle distance nous sommes de ces coquins, afin que je voie si votre estime s'accorde avec la mienne.

Le contre-maître fit le calcul demandé.

– Il sont à deux milles de nous, monsieur, pas un point de plus, pas un point de moins.

– C'est cela, répondis-je. Eh bien, messieurs, nous allons voir ce que sait faire la Belle-Levantine au moment du danger.

– Attention ! Hissez le cacatois de grand et de petit perroquet et le contre-cacatois ; déployez la voile du perroquet de fougue et de clinfoc, et, quand vous aurez fait cela, il n'y aura plus, sur la Belle-Levantine, un lambeau de toile qui ne soit au vent.

L'équipage obéit avec une rapidité et une précision qui indiquaient l'importance qu'il attachait au résultat d'un pareil ordre ; en effet, c'était le dernier effort que la Belle-Levantine pût faire, et si, grâce à ce supplément de voiles, elle ne laissait pas en arrière la felouque, il n'y avait plus rien à faire qu'à se préparer au combat. Le bâtiment lui-même semblait comprendre, comme un être animé, le danger qu'il courait, et, dès qu'il sentit la pression des nouvelles voiles qui venaient d'être déployées, il s'inclina un peu plus encore sur le côté au vent, montrant de l'autre les premières bandes de son cuivre sortant de la mer et fendant, avec sa proue, l'eau qui rejaillissait en écume jusque sur le pont.

Pendant ce temps, confiant dans la science du timonier, j'avais repris la longue-vue, et je l'avais de nouveau braquée sur la felouque ; elle aussi avait mis toutes ses voiles dehors, et l'on voyait, à l'agitation de l'eau bouillonnant sur ses flancs, que ses rameurs ne restaient point oisifs. Il se faisait, au reste, quoique tout le monde fût sur le pont, un tel silence, que l'on entendait jusqu'au moindre craquement des mâts, qui semblaient ainsi me prévenir de l'imprudence que je commettais en les chargeant outre mesure ; mais j'avais décidé d'avance que tous les avis de ce genre seraient complètement méprisés et je n'avais de chance de gagner la partie qu'en jouant le tout pour le tout. Cet état d'anxiété durait depuis une heure à peu près, sans qu'il fût arrivé, au reste, le moindre accident, lorsque je donnai au contremaître l'ordre de consulter de nouveau le compas. Pendant qu'il faisait son calcul, je reportai les yeux sur la felouque, qu'il me semblait tenir maintenant à une distance un peu plus grande.

– Par sainte Rosalie ! s'écria le contre-maître, nous gagnons sur elle, monsieur ; oui, aussi vrai que j'ai une âme et que j'espère qu'elle sera sauvée, nous la laissons en arrière.

– Et de combien ? lui demandai-je, commençant à respirer plus à mon aise.

– Oh de peu de chose, il est vrai.

Le contre-maître demeura un instant muet : puis, ayant vérifié ses calculs :

– Un quart de mille à peu près, me dit-il.

– Et vous appelez cela peu de chose ! m'écriai-je, un quart de mille en une heure ; par saint Georges ! vous êtes difficile, mon maître, et je me serais contenté de moitié, moi !... Messieurs, continuai-je en m'adressant aux passagers, vous pouvez vous retirer maintenant, et dormir tranquilles ; demain vous vous réveillerez hors de la portée des pirates, à moins que...

– à moins que ?... répéta Apostoli.

– à moins que, comme cela arrive quelquefois le vent ne tombe une heure ou deux après le lever du soleil.

– Et alors ? demandèrent les passagers.

– Alors, ce serait autre chose ; il ne faudrait plus songer à fuir, mais à nous battre ; cependant, d'ici à quatre heures du matin, vous n'avez rien à craindre. Retirez-vous donc tranquillement, et attendez.

Les passagers se retirèrent ; Apostoli voulait rester ; mais j'exigeai qu'il descendit à l'instant même dans sa chambre : l'agitation qu'il avait éprouvée avait naturellement aggravé son état, et, quoiqu'il ne s'en aperçût pas lui-même, dans l'agitation où il était, il était dévoré de fièvre. Après une légère lutte, il obéit comme un enfant : c'était toujours ainsi que finissait toute résistance opposée par cette âme douce et qui n'avait rien perdu de sa jeunesse en marchant si vite vers la mort.

– Maintenant, monsieur, dis-je au capitaine, lorsque nous fûmes seuls, nous pouvons envoyer se reposer la moitié de l'équipage ; si le vent continue ainsi, un enfant suffirait à conduire le bâtiment ; si le vent tombe, nous aurons besoin de tous les bras, et, dans ce cas-là, il n'y aurait point de mal qu'ils fussent bien reposés.

– Tout ce qui n'est point de quart, sous le pont ! cria le capitaine.

Cinq minutes après, il ne restait plus debout que les hommes qui étaient strictement de service.

La Belle-Levantine continuait de raser les flots comme une hirondelle de mer, car il faisait une de ces belles brises comme en demanderait un capitaine pour manœuvrer un bâtiment devant sa maîtresse. Quant à la felouque, au bout d'une demi-heure, elle avait encore perdu un quart de mille : il était donc évident que, si rien ne changeait dans l'atmosphère avant la fin de la journée du lendemain, nous serions à l'abri dans quelque port de l'Archipel.

J'avais fait un rapide progrès, comme on le voit, dans la hiérarchie militaire : de midshipman, j'étais passé d'emblée capitaine, et, tel est l'orgueil humain, qu'oubliant que cette promotion momentanée s'était faite à bord d'un pauvre bâtiment marchand, j'étais tout fier de cette position qui ne devait durer que tant que durerait le danger. Je n'en avais pas moins pris mon intérim au sérieux, et cela avait, au moins, chassé toutes les tristes pensées qui accablaient mon esprit ; je me demandais pourquoi je n'aurais pas un bâtiment à moi, soit un simple yacht, pour voyager à mon plaisir, soit un trois-mâts marchand pour commercer avec l'Inde ou le nouveau monde.

Ainsi, je parviendrais peut-être à satisfaire cette soif d'activité qui est la fièvre de la jeunesse, et à oublier l'exil auquel je m'étais volontairement condamné : puis, comme à cette époque nous étions en guerre avec la France, peut-être aurais-je le bonheur, par quelque action d'éclat, de me faire pardonner le crime que j'avais commis contre les règles de la discipline ; alors, je rentrerais dans la marine anglaise avec le grade que j'aurais conquis, et, guidé par les traces de mon père, je deviendrais un Howe ou un Nelson. L'étrange et merveilleuse chose que l'imagination, qui jette un pont sur l'impossible et qui s'égare, tout éveillée, dans des jardins plus splendides que ceux que l'on verra jamais en songe !

Ces rêveries me bercèrent quelque temps encore ; puis, comme il était deux heures du matin, et que nous continuions de gagner sur la felouque, je laissai la conduite du bâtiment au pilote, je plaçai le contre-maître en vigie, et, m'enveloppant dans mon manteau, je me couchai sur un pierrier.

Je ne sais depuis combien de temps je dormais avec toute l'ardeur de mon âge, lorsque je crus entendre que l'on m'appelait ; en même temps, et, comme je ne me réveillais pas assez vite à ce qu'il paraît, on me toucha sur l'épaule. J'ouvris aussitôt les yeux, et vis devant moi le contre-maître :

– Qu'y a-t-il de nouveau ? demandai-je en me rappelant que j'avais commandé de m'éveiller, si quelque chose allait mal.

– Il y a que, comme vous l'aviez prévu, le vent est tombé et que nous ne marchons plus.

La nouvelle était triste ; mais c'était une raison de plus de ne pas perdre de temps pour y faire face. Je jetai mon manteau sur le pont, et, ne voulant confier à personne le soin d'étudier le ciel, j'empoignai les haubans de misaine, et je grimpai jusqu'à la barre du petit perroquet. Arrivé à cette hauteur, il y avait encore quelques souffles d'air qui, de temps en temps, traversaient l'espace, mais à peine suffisants pour gonfler les voiles les plus élevées et faire flotter notre banderolle. Je tournai alors les yeux vers la felouque ; elle ne paraissait plus que comme un point blanc à l'horizon, mais elle paraissait encore ; il était évident qu'elle avait espéré en cette chute de vent, que nous craignions, et qu'elle avait continué sa chasse sans se ralentir ; cependant, nous l'avions laissée à trois lieues de nous, à peu près.

Je portai ensuite mon regard circulairement sur l'horizon ; nous étions à la hauteur du cap Baba, l'ancien Lectum Promontorium ; nous avions devant nous, à l'est-sud-est, Mételin, dont je distinguais parfaitement les montagnes, et Scyros, berceau d'Achille et tombe de Thésée ; mais la première de ces deux îles était à sept lieues, et la seconde à dix lieues à peu près de notre navire. Trois heures de cette même brise, et nous étions sauvés ; mais nous n'en avions plus que le râle, et encore, dans quelques minutes, son dernier soupir allait-il s'éteindre.

Cependant, comme je ne voulais rien avoir à me reprocher, je redescendis sur le pont, et, faisant amener toutes les voiles basses, je ne laissai que le grand et le petit hunier, le perroquet de fougue, le grand et le petit perroquet et les bonnettes. La Belle-Levantine parut alors respirer un instant, débarrassée qu'elle était de cet amas de toiles, et, comme une nymphe qui glisse sur la mer en tenant son écharpe arrondie au-dessus de sa tête elle fit, aspirant les derniers souffles d'air, une demi-lieue encore ; puis elle s'arrêta, laissant pendre tristement ses voiles le long de ses mâtereaux et de ses mâts : la brise était morte.

Alors je fis mettre, afin qu'elles fussent déferlées au besoin, toutes les voiles sur des fils de caret, à l'exception du grand hunier et du clinfoc, et comme le contre-maître me demandait mes ordres :

– Trouvez-moi, lui dis-je, un mousse et un tambour, et que l'on fasse entendre à l'instant même le branle-bas de combat.

(34) Baguette.

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