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Chapitre XIV



Pendant ces deux jours de navigation, l'Asie, à notre droite, et l'Europe, à notre gauche, avaient déployé un si splendide tableau, que nous fûmes tentés de nous demander, en arrivant à la pointe du Sérail, où était cette magnifique Constantinople tant vantée par les voyageurs, et qui dispute au golfe de Naples la royauté pittoresque du monde. Mais, quand, pour conduire le capitaine à l'ambassade anglaise, située dans le faubourg de Galata, nous eûmes passé du vaisseau dans la yole, et, doublant la pointe du Sérail, longé la Corne d'or, la ville impériale se déroula enfin à nos yeux, sur le penchant de sa vaste colline, avec son amphithéâtre de maisons, ses palais aux dômes dorés, ses cimetières, dont un sombre bois de cyprès ombrage les sépultures, et nous reconnûmes alors la belle courtisane d'Orient, qui rendit Constantin infidèle à Rome, en l'enchaînant, comme eût fait une néréide, avec l'écharpe azurée de ses eaux.

Il n'eût point été prudent, à cette époque, de traverser les rues de Galata sans être accompagné d'une garde ; aussi M. Adair, qui connaissait déjà notre arrivée, avait-il envoyé au-devant de nous un janissaire (19), dont la présence indiquait que nous étions sous la protection du sultan. Dans ce pays, où tout le monde est armé, jusqu'aux enfants, les rixes sont fréquentes et se vident sur-le-champ ; la justice intervient presque toujours trop tard, pour qu'elle puisse faire autre chose que venger la mort de la victime : il était donc important, dans le moment d'irritation où se trouvait Constantinople à l'égard des Grecs et des Russes, de nous désigner bien clairement comme appartenant à une nation amie.

Nos marins restèrent dans la chaloupe, sous la surveillance de James, et M. Stanbow, lord Byron et moi, nous nous acheminâmes vers l'ambassade. à moitié chemin, à peu prés, nous trouvâmes la rue tellement encombrée, que nous n'aurions su comment nous ouvrir un passage, si notre janissaire, qui portait un bâton à la main, n'eût frappé sur cette muraille humaine avec tant de force et de persistance, qu'il parvint à y pratiquer une brèche. Cette agglomération était causée par un Grec que l'on conduisait au supplice, et qui traversait la grande rue entre deux bourreaux ; nous arrivâmes juste pour le voir passer. C'était un beau vieillard à la barbe blanche, qui marchait d'un pas grave et assuré, regardant sans crainte et sans orgueil toute cette populace qui le poursuivait de ses cris et de ses malédictions. Cette vue nous impressionna tous fortement, mais surtout lord Byron, qui demanda aussitôt à notre interprète si, par l'intervention de l'ambassadeur, ou en payant une forte somme, on ne pourrait pas sauver ce malheureux ; mais l'interprète, d'un air effrayé, mit un doigt sur sa bouche, en faisant signe au noble ponte de garder le silence. Cette recommandation, si pressante qu'elle fût, ne put empêcher lord Byron, lorsque le vieillard passa devant lui, de lui crier, en romaïque : Courage, martyr ! à cette voix consolatrice, le Grec se retourna, et, à défaut des mains, levant les yeux au ciel, il indiqua qu'il était préparé à mourir. Au même moment, un autre cri se fit entendre derrière une jalousie en face de nous ; des doigts passèrent à travers le treillage qu'ils ébranlèrent un instant. à ce cri, qui semblait poussé par une voix connue, le vieillard tressaillit et s'arrêta ; mais un des bourreaux le poussa par derrière avec la pointe de son yatagan. En voyant le sang jaillir, lord Byron fit un mouvement, et, moi même, je portai la main à mon poignard. Aussitôt M. Stanbow, qui comprit notre intention, nous saisit le bras à tous deux :

– Pas un mot, ou vous êtes morts, nous dit-il en anglais.

Et il nous montra le janissaire qui commençait à nous regarder de travers ; puis, nous retenant ainsi, il attendit que le cortège fût passé.

Bientôt la rue se trouvant libre, nous continuâmes notre route vers l'ambassade, où nous arrivâmes au bout de dix minutes, encore tout pâles et tout émus. Le motif pour lequel nous étions venus à Constantinople n'existait plus, même avant notre arrivée. Les satisfactions que nous devions appuyer par notre présence étaient accordées, et notre ambassadeur avait obtenu, au nom du gouvernement britannique, toutes les excuses qu'il avait exigées. L'entretien politique de M. Stanbow et de M. Adair fut donc court, de sorte qu'au bout d'un instant nous fûmes introduits, et lord Byron fut présenté. Après les compliments d'usage, il s'empressa de demander à M. Adair quel crime avait commis le vieillard que nous venions de voir mener au supplice. M. Adair sourit tristement. Le vieillard avait commis trois crimes énormes, dont un seul, aux yeux des Turcs, méritait la mort : il était riche ; il rêvait l'affranchissement de son pays ; enfin, il se nommait Athanase Ducas, c'est-à-dire qu'il était l'un des derniers descendants de la race royale qui avait régné au XIIIème siècle. Vaincu par les sollicitations de ses amis, il avait d'abord quitté Constantinople ; puis, au bout de quelques mois, ne pouvant résister au désir de revoir sa famille, il s'était hasardé à revenir ; le soir même de son retour à Galata, il avait été arrêté ; sa fille, que l'on citait comme un trésor de beauté, avait été enlevée et vendue, pour vingt mille piastres, à un riche Turc ; et sa femme, chassée de son palais, qui avait été confisqué au profit du Grand Seigneur, n'avait pu obtenir de partager ni la captivité de sa fille, ni la mort de son mari : elle avait demandé asile à plusieurs maisons grecques, dont les portes s'étaient fermées à sa vue. Enfin, M. Adair lui avait fait dire que l'ambassade d'Angleterre lui offrait une hospitalité inviolable et sacrée ; la pauvre femme avait accepté avec reconnaissance cette offre mais, depuis la veille au soir, elle avait disparu, et l'on ignorait le lieu de sa retraite.

M. Adair invita lord Byron à demeurer à l'ambassade pour tout le temps qu'il resterait à Galata ; celui-ci, craignant de ne pas être assez libre, refusa constamment, et pria M. Adair de s'intéresser à ce qu'on lui trouvât une petite maison turque, dans laquelle il pût vivre tout à fait à la manière du pays. Il acceptait, au reste, le patronage diplomatique qui lui était offert, pour le cas où M. Adair aurait quelque audience du sultan, qu'il parviendrait ainsi à voir de près, comme attaché à l'ambassade : notre arrivée à Constantinople rendait cet événement plus que probable.

Nous quittâmes M. Adair au bout d'une heure d'une causerie aussi cordiale qu'attachante, et nous reprîmes notre chemin à travers les rues de Galata, toujours conduits par notre janissaire. Cependant nous reconnûmes bientôt qu'il prenait un autre chemin que celui par lequel nous étions venus ; nous allions en demander la cause à notre interprète, lorsque celui-ci, devinant notre intention, nous montra du doigt, au centre de la place où nous venions d'entrer, un groupe informe qui nous causa un frisson involontaire, sans que nous pussions deviner encore de quoi il se composait. à mesure que nous en approchions, l'objet prenait une forme humaine ; nous distinguâmes bientôt un cadavre agenouillé et décapité, ayant sa tête entre ses cuisses ; enfin, nous reconnûmes que cette tête était celle du vieillard que nous avions vu passer il y avait une heure ; près du corps, une femme était assise, le front appuyé dans ses deux mains, pareille à la statue de la Douleur. De temps en temps, elle quittait cette attitude pour étendre la main vers un bâton posé à côté d'elle, et chasser les chiens qui venaient lécher le sang ; cette femme, c'était la veuve du martyr, celle-là qui s'était sauvée, la veille même, de l'ambassade, et qu'on n'avait pas revue. Le changement de route qui nous avait étonnés était une attention de notre janissaire : il avait voulu, sans doute, nous donner une idée de la clémence de son gracieux maître, en nous faisant passer devant ce terrible spectacle.

Nous étions arrivés à Constantinople dans un bon moment, et nous y débutions comme des héros des Mille et une nuits. Cette tête tranchée, cette fille esclave, cette femme veuve, tout cela me semblait un rêve, et la vue des costumes merveilleux qui nous entouraient entretenait mon illusion. à Constantinople, on n'aperçoit ni pauvres, ni haillons ; tous les vêtements semblent tissés pour un peuple de princes ; l'habit d'un paysan turc est aussi élégant que celui d'un officier de hussards français ; la femme du plus petit marchand a des fourrures d'hermine et porte, pour rester chez elle, plus de bijoux que n'en étale, à Londres, la femme d'un membre des communes qui va en soirée chez un lord. Il y a dans chaque famille un costume héréditaire, qui se transmet de père en fils, comme les diamants en Allemagne, qu'on ne revêt que les jours de grande solennité, et qui se nomme le cairam. Après cette fête, on le plie, et il ne revoit le jour qu'à la fête prochaine. Ce costume est le même qu'on portait du temps de Mahomet II ou d'Orcan ; car, à Constantinople, la mode est immobile. Cependant, tout en partant d'un même principe et en respectant toujours le fond, elle a des variétés infinies dans ses détails. Un œil exercé reconnaît du premier coup, au milieu de la foule, le dandy turc, aux yeux duquel la toilette est une affaire aussi sérieuse qu'elle l'est à Londres pour le promeneur de Saint-James, et à Paris pour l'habitué du boulevard de Gand. La forme à donner à la barbe, les plis à imposer au turban, la courbe des babouches jaunes, les demi-tons du guibeth, les arabesques des pistolets et les ornements des canjiars, ne sont pas des affaires moins graves pour l'élégant osmanli que pour nos plus brillants merveilleux. Le turban surtout est la partie du costume la plus soumise à l'influence du caprice ; c'est, pour les Turcs, l'objet d'un travail aussi compliqué que la cravate pour un Parisien. Il y a des turbans à la candiote, à l'égyptienne, à la stambouline ; le Syrien se reconnaît à son turban rayé, l'émir d'Alep à son turban vert, le mamelouk à son turban blanc. Constantinople, au reste, comme tous les grands centres de population, forme une mosaïque d'hommes, dont les Occidentaux, avec leurs habits pauvres et sévères, sont les pierres les moins précieuses.

Je ne sais l'effet que produisit sur mes compagnons cette vue étrange ; mais, quant à moi, je revins au bâtiment en proie à une espèce de fièvre. Lord Byron lui-même, malgré son affectation de froideur, paraissait fort ému, et je suis convaincu que, s'il n'avait pas, dès cette époque, joué au grand homme, il se serait laissé, comme moi, aller à ses impressions. Il est vrai que le noble voyageur était déjà depuis près d'un an hors de l'Angleterre, qu'il avait passé six mois de cette année en Grèce, et que ces six mois l'avaient préparé au spectacle qui se déroulait sous nos yeux. Mais il en était de moi tout autrement : absent depuis deux mois à peine, j'avais, presque sans transition, sauté de la vie ordinaire dans ce monde étrange, où j'étais toujours dans l'attente d'un événement imprévu et extraordinaire.

La journée se passa cependant sans autre événement que la visite à bord de quelques-uns des Turcs oisifs et désœuvrés qui constituent, à Constantinople, cette partie honorable de la société qu'on désigne à Paris sous le nom significatif de gobe-mouches. Leurs longues pipes traînaient sur le pont ; et, comme nous avions un chargement de poudre assez considérable, vu qu'en partant de Londres nous ne savions pas encore dans quelle disposition nous trouverions la Sublime Porte. On ne put qu'après une très longue négociation leur faire comprendre qu'il était défendu de fumer à bord. Lorsqu'ils eurent compris ce que nous exigions d'eux, ils parurent fort surpris que nous prissions des précautions contre un malheur, puisque, si Mahomet avait décidé que ce malheur dût arriver, toutes les précautions du monde ne pourraient rien contre lui. Ayant pris notre invitation pour une impolitesse, ils allèrent donc s'asseoir, de mauvaise humeur et les jambes croisées, sur nos caronades. C'était contre la consigne ; aussi le maître canonnier les fit-il prier de déloger au plus vite. Ce manque d'hospitalité acheva de les choquer, au point qu'ils ne voulurent point demeurer plus longtemps avec nous. Ils descendirent tous gravement dans la chaloupe qui les avait menés, et le dernier, au moment de mettre le pied sur l'échelle, se retourna, et, avec une expression de mépris profond, cracha sur le pont. Cette dernière infraction pensa lui coûter cher. Bob, qui se trouvait près de lui, l'avait déjà empoigné par le bras et voulait lui faire essuyer le pont avec sa barbe, lorsque, par bonheur, j'arrivai à son aide. J'obtins à grand-peine de Bob qu'il voulût bien desserrer l'étau dans lequel le bras gauche du malheureux Turc était prisonnier ; il est vrai qu'en même temps je fus forcé de mettre la main sur le bras droit que ce digne fils de Mahomet portait tout naïvement à son canjiar. Bob qui avait vu le mouvement, chercha des yeux autour de lui, et aperçut un anspect (20), dont il s'empara. Je profitai de ce moment pour faire éloigner le Turc ; les rameurs donnèrent en même temps une violente secousse, la barque se trouva à quelques toises du bâtiment, et les vaillants antagonistes furent séparés.

Il n'était resté sur le pont qu'un juif, nommé Jacob, qui était venu pour exercer son commerce ; je n'ai jamais vu de type plus merveilleux du génie mercantile : ses poches étaient pleines d'échantillons ; il y avait dans une boîte un assortiment des objets les plus disparates. Cet homme vendait de tout, depuis des cachemires jusqu'à des pipes, et encore, à la deuxième phrase qu'il me dit, je m'aperçus que son industrie ne se bornait pas là. Il avait, à Galata, un magasin dont il me donna l'adresse, et où, m'assura-t-il, je trouverais le meilleur tabac de tout Constantinople, sans excepter celui qu'on apportait directement de Latakié et du mont Sinaï pour le Grand Seigneur. Je pris l'adresse à tout hasard, et je promis de lui rendre bientôt visite. Jacob parlait assez l'anglais pour que je le comprisse parfaitement, et un pareil homme était une trouvaille pour un chercheur d'aventures comme lord Byron et un rêveur éveillé comme moi. En attendant, nous lui demandâmes s'il pouvait nous procurer un guide intelligent pour le lendemain ; lord Byron avait résolu de faire le tour des murs de Constantinople, et avait demandé pour moi la permission de l'accompagner, permission que le capitaine m'avait aussitôt accordée avec sa bonté ordinaire. Notre juif s'offrit : il habitait Constantinople depuis vingt ans, il connaissait mieux la ville que les trois quarts des Turcs qui y étaient nés ; et, comme il n'avait aucun préjugé social ni religieux, il s'engageait à nous raconter tout ce qu'il savait des hommes que nous pourrions rencontrer sur notre route, et des localités que nous allions visiter. Nous acceptâmes, quittes à prendre un autre cicerone, si nous étions, après une première course, mécontents de celui-ci.

Nous partîmes de grand matin, et, comme certaines parties des murailles plongent à pic dans les eaux du Bosphore, nous prîmes une barque qui nous conduisit au château des Sept-Tours, où nous descendîmes à terre. Là, notre juif nous attendait avec des chevaux qu'il avait loués pour nous, mais qu'il était autorisé à nous vendre pour peu qu'ils nous convinssent. En effet, telle est l'excellence de cette race arabe, que nos montures, qui devaient, dans l'ordre chevalin, occuper à Constantinople à peu près le même rang que les chevaux de fiacre occupent en France et en Angleterre, nous semblèrent pleines d'ardeur et de bonne volonté. Ces chevaux ne marchent qu'au pas et au galop ; le trot, comme l'amble, est une allure bâtarde complètement inconnue en Orient. Nous choisîmes le pas, notre intention étant de visiter les choses en détail.

Constantinople offre, du côté de la terre, un aspect plus ravissant encore, s'il est possible, que celui sous lequel on la découvre, soit du Bosphore de Thrace, soit de la Corne d'or. Imaginez un espace de quatre milles d'étendue, depuis les Sept-Tours jusqu'au palais de Constantin, entouré d'immenses et triples créneaux couverts de lierre et surmontés de deux cent dix-huit tours ; puis, de l'autre côté de la route, des cimetières turcs, tout remplis d'énormes cyprès pleins de tourterelles, de fauvettes et de rossignols. Tout cela se mire dans une mer d'azur, et se noie dans un ciel que les dieux de l'antiquité, c'est-à-dire les dieux qui entendaient le mieux le confortable, avaient choisi pour leur Olympe.

à la pointe du palais de Constantin, espèce de ruine qui ressemble beaucoup plus à une caserne qu'à un palais, nous traversâmes, nous et nos chevaux, la Corne d'or, et nous nous retrouvâmes en Asie. Notre juif nous conduisit à une colline nommée Bourgoulou, à distance des murailles d'un mille environ, d'où l'on découvre à la fois la mer de Marmara, le mont Olympe, les plaines d'Asie, Constantinople et le Bosphore, qui serpente à travers des jardins couverts de la plus riche verdure et émaillés de kiosques et de palais peints de toutes couleurs. Ce fut à cette même place que Mahomet II, enchanté des merveilles qui se déroulaient à sa vue, planta son étendard, en jurant par le prophète qu'il prendrait Constantinople ou laisserait sa vie devant ses murailles. Après cinquante-cinq jours de siège, il tint sa parole avec la fidélité d'un vrai croyant.

Non loin de là est la porte de Tophana, par laquelle Constantin Dracosès fit sa dernière sortie. Blessé mortellement, il fut transporté sous un arbre, où il expira. Un spéculateur arménien eut l'excellente idée d'exploiter cette tradition historique en faisant bâtir un café à la place même où le dernier des Paléologues perdit la vie et l'empire. épuisés de fatigue et de chaleur, nous mimes pied à terre sous le platane qui ombrage la porte ; et, à peine entrés dans l'intérieur du café, nous fûmes forcés de mettre de côté l'amour-propre national et d'avouer que les Turcs seuls comprennent les félicités de la vie. Au lieu de nous entasser, comme on l'eût fait en France ou en Angleterre, dans quelque grande salle publique, ou de nous étouffer dans quelque cabinet particulier, notre hôtel nous conduisit, par les détours d'un charmant jardin, jusqu'au bord d'une fontaine. Là, nous nous étendîmes voluptueusement sur un tapis de gazon qui eût fait honte à ceux de nos parcs ; l'hôte nous apporta des pipes, des sorbets et du café, et nous laissa faire, à notre guise, un déjeuner tout oriental. Lord Byron était déjà blasé sur les délices qu'il avait éprouvés en Grèce ; mais j'étais dans un ravissement réel, moi qui les goûtais pour la première fois.

Lorsque nous eûmes fumé chacun plusieurs pipes du meilleur tabac de notre juif dans des narghilés parfumés à l'eau de rose, nous remontâmes à cheval pour continuer notre course, qui, au bout d'un quart d'heure, aboutit à une petite église grecque fort vénérée dans tout le pays. à peine y fûmes-nous entrés, qu'au lieu de nous faire voir l'intérieur, le frère qui remplissait l'office de cicerone nous conduisit vers un étang entouré d'une balustrade dorée. Arrivé là, il émietta dans l'eau un morceau de pain dont il s'était muni avant de partir, et quelques poissons, que je crus reconnaître pour des tanches, s'élancèrent aussitôt du fond, et vinrent prendre à la surface la nourriture que leur pourvoyeur leur jetait avec des égards et des salutations qui me parurent assez inusités ; dans un cas pareil, j'avais toujours cru que la reconnaissance devait être du côté des poissons ; cette fois, j'étais dans l'erreur, les poissons étaient sacrés, et les moines ne faisaient que leur rendre, en mie de pain, une bien petite partie de ce qu'ils leur rapportaient en aumônes. L'événement qui leur valut les honneurs de la canonisation se rapporte à la prise de Constantinople, et je le transmets au lecteur dans toute la pureté traditionnelle.

Après la prise de Constantinople, Mahomet, qui comptait faire de cette ville le siège de son empire, voulut concilier la reconnaissance qu'il avait vouée à ses soldats avec les égards qu'il devait à sa future capitale : en conséquence, il prit un terme moyen, autorisa le pillage, et défendit le feu. Les soldats s'acquittèrent religieusement de la première de ces fonctions, et, comme ils n'avaient que trois jours à l'exercer, ils s'en donnaient à cœur joie, pénétrant dans les sanctuaires les plus inconnus et les plus retirés. Or, le mur auquel était adossée l'église du couvent passait pour inaccessible ; et, se reposant sur cette croyance, le supérieur, au milieu de la crise générale, confiant en saint Dimitri, sous la protection duquel vivait sa communauté, s'occupait tranquillement à faire frire des poissons pour son dîner. Il était entièrement absorbé dans cette grave occupation, lorsqu'un des moines entra, criant que les Turcs avaient pratiqué une brèche dans la muraille, et pénétraient dans l'enceinte sacrée. Cette nouvelle, malgré l'air effaré de celui qui l'apportait, parut si peu croyable au bon prieur, qu'il leva les épaules, et, montrant aux frères les poissons près d'arriver à ce point de cuisson si estimé des amateurs, qu'il fait le désespoir des cuisiniers médiocres : « Je croirai plus volontiers, s'écria-t-il, que ces poissons vont sauter hors de la poêle et nager sur le plancher, que d'ajouter foi à un fait aussi impossible que celui dont vous me parlez. ». Il n'avait pas achevé ces paroles, que les poissons étaient à terre et frétillaient de leur mieux sur les dalles. épouvanté d'un pareil miracle, le révérend recueillit aussitôt les poissons dans les plis de sa robe, et sortit pour les reporter à toutes jambes dans l'étang où il les avait pêchés ; mais à peine avait-il mis le pied dans le jardin, qu'un Turc, qui allait entrer dans la maison, se méprenant sur son intention et croyant qu'il cherchait à fuir, lui porta un coup de poignard dans la poitrine. Quoique blessé mortellement, le digne prieur n'en continua pas moins sa route, et vint tomber au bord de l'eau. Les poissons, alors, sautèrent de la robe comme ils avaient sauté de la poêle, et se retrouvèrent dans leur élément, où ils vécurent sacrés, tandis que le révérend archimandrite mourait martyr.

C'était la postérité de ces vénérables poissons qui amenait autour de l'étang les pèlerins du pays et les curieux étrangers, lesquels ne sortaient jamais du couvent sans y laisser une aumône proportionnée à leur rang ou à leur croyance. Je me hâte de dire que, tout hérétiques que nous étions, le bon caloyer (21) qui nous avait fait les honneurs de son miracle n'eut pas à se plaindre de notre offrande.

Du couvent, situé à moitié chemin de la colline de Péra, nous redescendîmes vers un cimetière dont nous avions aperçu de loin la sombre verdure. Comme les anciens Romains, les Turcs poussent au delà de la vie la recherche de la volupté. Une des plus grandes jouissances de ce climat brûlant est l'ombre et la fraîcheur ; les musulmans ont voulu, après avoir cherché toute leur vie ces biens si rares en Orient, être certains, du moins, de les trouver après leur mort. Aussi les cimetières turcs sont-ils, non seulement un délicieux champ de repos pour les trépassés, mais encore une charmante promenade pour les vivants. Les tombes, ornées d'une colonne peinte en rose ou en bleu, surmontées d'un turban et incrustées de lettres d'or, semblent bien plutôt de pittoresques et riants caprices que des monuments funéraires. C'est dans ces lieux, véritables rendez-vous d'amour, que les lovelaces de Constantinople attendent, mollement couchés sur des coussins, les messages de leurs belles, qui leur sont apportés par des esclaves grecs ou des femmes juives. Dès que l'ombre s'avance, on déserte, il est vrai, ces merveilleuses promenades ; elles deviennent le domaine des voleurs ou le théâtre des vengeances, et, le matin, il n'est pas rare de trouver quelque cadavre, qui, séduit par la beauté du lieu, semble y être venu demander une tombe.

La journée s'avançait, et nous avions fait le tour des murailles, c'est-à-dire à peu près dix-huit milles ; nous priâmes donc notre cicerone de nous faire voir rapidement ce qui restait de plus curieux à visiter dans la ville dont nous venions de faire le tour. Mais ceci nécessitait une nouvelle évolution : il nous fallut retourner à l'ambassade anglaise pour prendre un janissaire, de crainte d'être insultés ou même attaqués dans les rues de la ville sainte, dont les environs et les faubourgs ne sont déjà qu'à grand regret abandonnés aux giaours (22). Nous nous acheminâmes, en conséquence, vers le palais de M. Adair, qui nous fit faire chez lui une station d'un instant, pendant laquelle on nous apporta, selon la mode turque, des pipes, des sorbets et du café ; puis nous nous remîmes en route pour traverser de nouveau la Corne d'or de la tour de Galata à la Validé ; c'était le même chemin que nous avions déjà pris pour venir faire notre première visite à M. Adair. Je retrouvai la rue où nous avions rencontré le malheureux vieillard que l'on conduisait à la mort. Par un mouvement instinctif et rapide, je levai les regards vers la fenêtre d'où était parti un cri de femme : il me sembla, à travers la jalousie, si soigneusement close qu'elle fût, voir briller deux yeux de flamme. Je restai un peu en arrière de la troupe ; un doigt mince et effilé passa à travers les barreaux, et, en se retirant, laissa tomber un objet que je ne pus distinguer. Je fis cinq ou six pas en avant, et, confiant mon cheval à un portefaix, je descendis comme si j'avais perdu moi-même quelque chose. Ce qu'avait laissé tomber la belle invisible était une bague d'émeraude du plus grand prix Ne doutant pas que la chute de ce bijou précieux ne fût volontaire, je le ramassai et le passai à mon doigt, espérant que c'était le talisman qui devait me conduire, un jour ou l'autre, vers quelque aventure amoureuse. Au reste, pour un débutant, j'avais exécuté mon évolution d'une manière si adroite, que personne n'en avait pu connaître la cause, si ce n'est notre juif, qui jeta deux ou trois fois les yeux sur ma main ; mais ce fut en vain, car la bague était cachée sous mon gant.

J'avoue que dès lors mon esprit, entièrement occupé de folles rêveries, laissa mon corps visiter avec une complaisance toute machinale les merveilles qui nous restaient à voir ; ces merveilles se composaient de l'extérieur de Sainte-Sophie, car l'intérieur n'est réservé qu'aux vrais croyants ; de l'hippodrome et de l'obélisque, des citernes, de trois ou quatre lions maigres et galeux que Sa Hautesse conserve précieusement dans un hangar, de quelques ours noirs et d'un éléphant. à peine si la porte du sérail, avec ses vertèbres de baleine, ses têtes coupées et les chapelets d'oreilles qui lui servent de décoration, put me tirer de mes pensées, et je revins au vaisseau, rêvant toutes les aventures des Mille et une Nuits. Mon premier soin fut de descendre dans ma chambre, d'en fermer la porte, et d'examiner à loisir ma bague, pour voir si quelque inscription cachée ne mettrait pas un terme à mes doutes ; mais j'eus beau chercher, c'était un simple anneau d'or, dans lequel était enchâssée une émeraude qui me parut d'un grand prix ; et l'examen auquel je me livrai, si minutieux qu'il fût, au lieu de fixer mes conjectures, ne fit que leur ouvrir un champ plus vaste et plus ambitieux.

Je remontai sur le pont, afin de jouir des derniers rayons du soleil, qui n'allait point tarder à se coucher derrière les montagnes d'Europe, et qui nous donnait, chaque soir, le plus magnifique spectacle qui se puisse imaginer. Tout l'équipage, propre et endimanché, qui n'avait pas oublié comme moi la succession des jours, gardait religieusement l'étiquette et le silence du sabbat, si respectés des matelots. Les uns dormaient sur les écoutilles, les autres lisaient couchés sur des cordages, quelques-uns se promenaient avec gravité sur l'avant du vaisseau, lorsque tout à coup des cris partis du rivage, à la hauteur du grand sérail, firent tourner toutes les têtes de ce côté. Un Turc sortit par une des portes, apparut sur la plage, poursuivi par une multitude frénétique, et se jeta dans une barque qu'il démarra avec l'adresse et la force du désespoir. Quelque temps, le fugitif sembla indécis sur la route qu'il devait prendre ; mais, la foule s'étant à son tour élancée dans les chaloupes qui bordaient le rivage, et toute cette flottille tumultueuse s'étant mise à sa poursuite, il dirigea le bec de fer de sa barque du côté du Trident, et, malgré la démonstration hostile de notre sentinelle, qui le couchait en joue, il saisit l'échelle de bâbord ; puis, s'élançant sur le pont, il courut au cabestan, et, là, agenouillé et déchirant son turban, il fit le signe de la croix en prononçant des paroles que personne ne comprit. En ce moment, Jacob, attiré par le bruit, remonta avec lord Byron, qui venait de lui payer les émoluments de sa journée, et nous expliqua que cet homme, qui, sans doute, avait commis quelque crime, abjurait le mahométisme afin de rendre notre protection plus sympathique, et indiquait, par ses signes et ses paroles, qu'il voulait se faire chrétien. Notre interprète ne se trompait pas : presque au même moment, de grands cris partirent de la mer, redemandant le meurtrier, et le Trident se trouva littéralement assiégé par plus de cinquante barques contenant au moins quinze cents hommes.

Il faut avoir vu ce spectacle pour s'en faire une idée. Comme leurs coursiers, qui ne connaissent que deux allures, le pas et le galop, les Turcs n'ont pas de milieu entre une quiétude entière et une extrême violence. Dans ce dernier cas, ils semblent des démons : leurs gestes sont rapides, insensés et mortels comme la colère qui les agite. à défaut de vin, que leur a défendu leur prophète, la vue du sang les enivre, et, dès qu'ils en ont goûté, ce ne sont plus des hommes, ce sont des bêtes fauves, sur lesquelles ne peuvent rien ni le raisonnement ni la menace. C'était miracle que l'interprète pût distinguer quelque chose au milieu de ce torrent de paroles, d'accents gutturaux, de réclamations féroces, qui montaient à nous pareils à un tourbillon. Il y avait quelque chose de fantastique dans cette scène, et elle se présentait avec un tel caractère de gravité, que, sans ordre reçu, et par instinct de sa propre conservation, chaque matelot s'était armé comme pour défendre le bâtiment contre un abordage. Cependant, lorsqu'ils virent ces préparatifs de défense, les assaillants parurent un peu refroidis, et M. Burke, qui était monté sur le pont, profita de ce moment pour ordonner à notre juif de demander à cette multitude ce qu'elle voulait. Au moment où Jacob essaya de parler, les cris et les vociférations redoublèrent, les sabres, les canjiars sortirent du fourreau, et le tumulte recommença plus menaçant que jamais.

– Prenez cet homme, dit M. Burke montrant le fugitif, qui, la tête rasée, les yeux animés à la fois de terreur et de colère, semblait enchaîné au mât d'artimon, qu'il tenait serré entre ses bras ; prenez cet homme, jetez-le à la mer, et que tout soit fini.

– Qui donne des ordres sur mon bord, lorsque j'y suis ? dit une voix ferme qui s'éleva, comme elle avait l'habitude de le faire dans la tempête et le combat, au-dessus de toutes les voix.

Chacun se retourna et reconnut le capitaine, qui était monté sur la dunette sans que personne le vit, et qui dominait toute cette scène. M. Burke se tut et pâlit ; les Turcs eux-mêmes virent, sans doute, que cet homme à l'habit brodé, à la grande taille et aux cheveux blancs, était le chef des chrétiens ; car toutes les têtes se tournèrent vers lui, et les cris de vengeance redoublèrent.

Le capitaine demanda à Jacob comment on disait silence en turc, et, approchant son porte-voix de sa bouche, il répéta le mot indiqué avec une telle puissance, qu'il gronda sur cette multitude comme un éclat de tonnerre. Aussitôt le tumulte cessa comme par enchantement, les sabres et les canjiars rentrèrent dans leurs fourreaux, les rames retombèrent immobiles, et Jacob, prenant pour tribune la dernière écoutille de l'avant, demanda quel crime avait commis l'homme que l'on poursuivait. Toutes les voix reprirent, avec la force et l'unanimité d'un chœur :

– Il a tué ! qu'il périsse !

Jacob fit signe qu'il voulait parler ; on se tut de nouveau.

– Qui a-t-il tué ? comment a-t-il tué ?

Un homme se leva.

– Je suis le fils de celui qu'il a tué, dit cet homme ; le sang qui est sur son cafetan est le sang de mon père. Je jure, par ce sang, que j'aurai son cœur ; je l'arracherai de sa poitrine, et je le donnerai à mes chiens.

– Comment a-t-il tué ? demanda Jacob.

– Il a tué par vengeance. Il a tué d'abord mon frère, qui était dans la maison ; puis mon père, qui était assis sur le seuil de la porte. Il les a tués lâchement, l'un enfant, l'autre vieillard, en mon absence, et sans que ni l'un ni l'autre pussent se défendre ! Il a donné la mort, il mérite la mort !

– Répondez que cela peut être vrai, dit le capitaine, mais qu'alors c'est à la justice à le condamner.

Jacob parut avoir quelque difficulté à traduire cette phrase en turc ; cependant il finit par s'acquitter de sa mission, si clairement même, à ce qu'il paraît, que de grands cris accueillirent sa réponse.

– Qu'est-ce que la justice ? vociféraient les Turcs. Il n'y a à Constantinople d'autre justice que celle qu'on se fait soi-même ! Il nous faut l'assassin ! nous le voulons ! L'assassin ! l'assassin !

– L'assassin sera reconduit à Constantinople et remis entre les mains du cadi.

– Non, non !... crièrent les Turcs ; il nous le faut, et si vous ne voulez pas nous le donner, par le chameau de Mahomet ! nous l'irons prendre.

– Il est dit dans le Coran, repartit Jacob : « Ne jurez pas par le chameau. »

– à bas le juif ! crièrent les Turcs, tirant de nouveau leurs sabres et leurs canjiars. à mort les chrétiens ! à mort !

– Relevez les escaliers de bâbord et de tribord ! cria le capitaine, se servant de nouveau de son porte-voix pour dominer le tumulte, et feu sur le premier qui s'approche !

L'ordre fut aussitôt exécuté, et une vingtaine d'hommes grimpèrent aussitôt dans les hunes, armés de mousquetons et d'espingoles.

Ces préparatifs, auxquels il n'y avait pas à se tromper, calmèrent un peu la colère des assiégeants, qui se reculèrent à une trentaine de pas du bâtiment. Pendant cette retraite, deux coups de feu partirent de leurs barques, qui heureusement ne blessèrent personne.

– Tirez-leur un coup de canon à poudre, et, si cet avertissement ne leur suffit pas, coulez à fond une ou deux barques, et puis nous verrons après.

Un instant de silence suivit cet ordre ; puis, après quelques secondes d'attente, le vaisseau s'ébranla sous la détonation d'une pièce de trente-six ; un nuage de fumée monta, enveloppant la dunette, se jouant aux vergues, et piqua vers le ciel avec une lenteur qui indiquait la tranquillité de l'atmosphère.

Lorsqu'il fut dissipé, nous aperçûmes toutes les barques qui fuyaient, excepté celle où était le fils du mort. Il était resté seul, et semblait, avec son canjiar, défier tout l'équipage.

– Que trente soldats de marine, bien armés, descendent dans la chaloupe, cria le capitaine, et conduisent le meurtrier au cadi !

La chaloupe fut aussitôt mise à la mer, le meurtrier y fut porté ; trente hommes, ayant leurs fusils chargés et six coups à tirer dans leur giberne, obéirent à l'ordre du capitaine, et la chaloupe, enlevée par douze vigoureux rameurs, glissa sur l'eau, qui commençait à s'assombrir, sans autre bruit que celui des avirons qui fouettaient la mer.

à cette vue, les barques se réunirent en flottille, décrivirent un grand cercle et se rapprochèrent du rivage, suivant, mais de loin, le meurtrier, cause sanglante de tout ce tumulte.

Le vaisseau fit alors un mouvement circulaire pour présenter toute sa batterie au rivage, afin d'être à même de protéger nos hommes ; mais la précaution était inutile, les assaillants continuèrent de se tenir à une distance respectueuse, et les soldats mirent pied à terre et entrèrent dans la ville sans être inquiétés. De leur coté, les Turcs abordèrent tout le long du rivage, laissant flotter leurs chaloupes sans s'inquiéter de ce qu'elles deviendraient ; puis ils rentrèrent dans la ville par la porte où étaient passés nos soldats. Dix minutes après, nous vîmes les nôtres reparaître en bon ordre, et regagner la chaloupe sans accident. Le coupable était entre les mains de la justice, et, dans cette circonstance, comme dans toutes celles qui dépendaient d'un jugement sain et d'un courage inflexible, M. Stanbow avait fait ce qu'il avait dû faire.

Pendant quelque temps encore, nous vîmes des groupes menaçants et inquiets s'agiter le long du rivage ; peu à peu l'ombre s'épaissit autour d'eux, les cris devinrent moins bruyants. Bientôt toute cette vaste étendue d'eau, couverte il n'y avait qu'un instant de bruit et de clameurs, rentra dans un profond silence. Nous attendîmes ainsi une heure, à peu près ; puis, de peur de quelque surprise, le capitaine ordonna de tirer une fusée. Presque aussitôt une ligne de feu monta dans le ciel, où elle éclata, et, à la lueur de ses milliers d'étoiles qui éclairèrent un instant Constantinople depuis les Sept-Tours jusqu'au palais de Constantin, nous n'aperçûmes plus qu'une troupe de chiens qui cherchaient, en hurlant, leur pâture nocturne sur le rivage.

M. Stanbow reçut, le lendemain, de M. Adair, pour lui et pour tous les officiers du Trident, une invitation d'accompagner Sa Hautesse à la mosquée, où elle allait rendre grâce au Prophète de ce qu'il avait inspiré à l'empereur Napoléon l'idée de déclarer de nouveau la guerre à la Russie. Au retour, nous étions invités à dîner au sérail, et, après le dîner, nous devions avoir l'honneur d'être reçus par Sa Hautesse.

Une lettre pour lord Byron était jointe à l'invitation ; elle lui annonçait que sa petite maison était prête dans Péra, et qu'il pouvait en prendre possession quand bon lui semblerait. Notre illustre commensal fit, en conséquence, ses dispositions, et, le jour même il quitta le bâtiment, accompagné de MM. Hobhouse et Ekenhead et suivi de ses deux valets grecs. Je demandai à M. Stanbow la permission d'aller installer lord Byron dans son nouveau domicile, permission qui me fut accordée, à condition que je serais de retour à bord du Trident à neuf heures du soir.

Le nouveau domicile de lord Byron était un charmant petit palais, disposé entièrement à la turque, c'est-à-dire s'élevant au milieu d'un beau jardin de cyprès, de platanes et de sycomores, avec de grandes plates-bandes de tulipes et de roses, qui, sous ce climat délicieux, fleurissent toute saison. Quant à l'intérieur, c'était l'ameublement ordinaire des Orientaux : des nattes, des divans et quelques armoires, ou plutôt des coffres peints ou incrustés de nacre et d'ivoire. M. Adair avait cru devoir ajouter trois lits à ces meubles, présumant que, quelque enthousiaste que fût le noble poète de la vie orientale, il ne pousserait pas le fanatisme jusqu'à dormir, comme font les Turcs, tout habillé, sur des coussins. Cette supposition indigna lord Byron, qui, malgré les cris de ses deux compagnons, renvoya, le soir même, les trois lits à l'ambassade.

(19) Soldat turc d'origine chrétienne.

(20) Barre de bois servant au pointage des canons.

(21) Moine grec.

(22) Infidèles.

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