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Chapitre XII


à peine le vaisseau fut-il entré dans le port de la cité victorieuse, appelé port des Anglais, qu'il se vit entouré de petites barques chargées de melons, d'oranges, de grenades, de raisins et de figues de Barbarie ; ceux qui nous apportaient ces fruits nous apportaient leur marchandise avec des cris si variés et dans un patois si bizarre, que nous aurions pu nous croire au milieu des naturels de quelque île sauvage de la mer du Sud, si nous n'avions pas eu devant les yeux une des merveilles de la civilisation humaine, Malte, cet amas de briques calcinées qui semblent entassées sur les cendres d'un volcan.

Je ne parlerai pas des ouvrages merveilleux qui rendent Malte imprenable, et qui faisaient dire à Caffarelli, qui visitait les fortifications avec Bonaparte et les officiers français étonnés de leur facile victoire : « Savez-vous, général, que nous avons été bien heureux qu'il y ait eu une garnison ici pour nous ouvrir les portes ? » Le moindre plan consulté par le lecteur lui en dira plus que toutes les descriptions possibles ; mais, ce qu'aucun plan ne pourrait lui dire, et ce que je me sens moi-même parfaitement incapable de retracer, quelque confiance que j'aie en mon talent de narrateur, c'est le tableau exact que présente le débarcadère de la cité Valette. à peine si nos uniformes, si respectés partout, pouvaient là nous ouvrir un passage au milieu des marchands qui venaient nous brûler leur café jusque dans les jambes, des femmes qui nous poursuivaient avec leurs paniers pleins de fruits, des marchands d'eau à la glace qui nous assourdissaient de leurs cris d'aqua para, et, enfin, des mendiants couverts de haillons, dont les chapeaux, incessamment tendus vers nous, formaient une barrière qu'on ne pouvait franchir qu'à la manière de Jean Bart. Au reste, il paraît que le métier est bon, malgré la concurrence ; chaque mendiant lègue à son fils la place qu'il occupe sur les degrés de la strada qui conduit du port à la ville, comme un lord lègue le siège qu'il remplit dans la chambre haute. Le terrain sur lequel se passent ces mutations héréditaires semble, par son nom même, l'apanage exclusif de ceux qui l'occupent : c'est le fameux Nix mangare, dont les savants seraient, sans doute, fort en peine de retrouver l'étymologie, si je n'allais au-devant de leurs recherches. Un vieux mendiant arabe, qui ne savait ni l'italien ni le maltais, s'avisa de formuler sa pétition aux passants de la manière suivante :

– Nix padre, nix madre, nix mangare, nix bebere.

Ce qui voulait dire : Je n'ai ni père, ni mère, ni de quoi manger, ni de quoi boire. Les matelots de tous les pays qui s'arrêtaient à Malte furent si frappés de l'expression douloureuse qu'il donnait aux deux mots nix mangare, qu'ils baptisèrent ainsi les degrés sur lesquels le mendiant avait coutume d'exercer son industrie.

Le costume des Maltais consiste en une petite veste garnie de trois ou quatre rangées de boutons de métal, dont la forme ressemble à celle d'une cloche. Ils portent sur la tête un mouchoir rouge, et, autour de la taille, une ceinture de la même couleur ; ils ont, en général, des traits durs et heurtés, que n'adoucissent nullement leurs yeux noirs remplis d'audace brutale ou de basse perfidie. Les femmes joignent à ces défauts naturels une malpropreté révoltante. Les seules jolies figures que l'on rencontre çà et là appartiennent à des Siciliennes ; on reconnaît, à la première vue, ces filles de la Grèce : elles ont le visage gracieux, le sourire plein de finesse, des yeux doux et caressants comme le velours, et dont les regards semblent se reposer de préférence sur les épaulettes des officiers et sur les aiguillettes et le poignard des midshipman. Ce sont elles, en général, qui s'arrogent le droit d'exploiter la sensibilité des marins.

Les Maltaises ont bien voulu leur disputer ce privilège, et quelquefois tentent de le disputer encore ; mais il est inutile de dire que, presque toujours, la victoire reste à leurs jolies voisines.

Nous fûmes frappés, en entrant dans la cité Valette, du contraste qui existait entre la ville et le port ; autant le port était gai et bruyant, autant la ville nous parut triste et morne. C'est qu'elle aussi venait d'avoir ses exécutions, qui, sans éveiller tout à fait les mêmes sympathies que chez nous le supplice du pauvre David, avaient cependant, par leur nombre, répandu la tristesse dans l'île ; un régiment tout entier s'était révolté, et venait d'être détruit par la corde, le fer et le feu jusqu'au dernier homme, et cela avec des circonstances si particulières que ce récit, je l'espère, si en dehors qu'il soit de mes propres aventures, ne sera pas sans intérêt pour le lecteur.

La guerre, qui se prolongeait entre l'Angleterre et la France, commençait à rendre insuffisantes les recrues levées au sein de la population des îles Britanniques.

Il fallut trouver de nouveaux expédients pour fournir à l'armée anglaise le contingent d'hommes qui lui était nécessaire ; le gouvernement passa donc des marchés avec des spéculateurs qui, moyennant rémunération convenable, s'engagèrent à lui fournir des soldats recrutés en pays étranger. On pense bien que les regards de ces honnêtes fournisseurs se tournèrent d'abord sur les Albanais, ces Suisses de la Grèce, qui vendaient leur courage et leur sang aux puissances du midi de l'Europe, comme font les habitants des Alpes à l'égard des puissances de l'Occident. Un émigré français, resté fidèle aux Bourbons, et qui, par conséquent, n'avait point voulu rentrer en France, offrit au secrétaire d'état de la guerre de se rendre dans la Grèce continentale et dans l'Archipel, pour faire la traite ; l'offre fut acceptée, et, grâce à l'activité de son caractère, stimulée encore par la haine qu'il portait au gouvernement de Napoléon, il réussit en peu de temps à former un corps considérable composé d'Allemands, d'Esclavons (11), de Grecs de l'Archipel et de Smyrniotes ; ce régiment, formé de tant de matières indisciplinables, reçut, je ne sais pourquoi, le nom germanique de Frohberg. Quoi qu'il en soit, en vertu, sans doute, de ce nom tudesque, des officiers allemands, que M. de Méricourt avait amenés avec lui, soumirent immédiatement les soldats qu'il venait de réunir aux pratiques disciplinaires de leur pays et les hommes les plus libres du monde, après les Arabes du grand désert, commencèrent à faire, trois fois par jour, l'exercice à la prussienne. Cette disposition sévère sembla réussir d'abord à merveille, et, au bout de quelque temps, le régiment des volontaires de Frohberg fut assez bien exercé pour tenir son rang à une parade et faire le service dans une garnison. Il fut, en conséquence, envoyé à Malte et caserné dans le fort Ricasoli, situé sur la pointe de la portion de terre qui s'avance en saillie, pour commander, avec le fort Saint-Elme, auquel il correspond, l'entrée du grand port. C'est là que le sauvage régiment de Frohberg devait faire son apprentissage de discipline européenne. Afin d'en hâter les progrès, on adjoignit aux officiers instructeurs allemands quelques sous-officiers anglais ; ceux-ci, habitués aux flegmes et apathiques natures du Nord, voulurent soumettre à la même règle ces organisations ardentes du Midi ; les châtiments corporels furent appliqués aux moindres fautes ; ces hommes, pour lesquels un signe, un geste, un mot, sont des affronts mortels qui ne se lavent que dans le sang, reçurent des coups de canne et des soufflets ; ces ours du Magne, ces loups de l'Albanie, furent fouettés comme de misérables chiens ; ils murmurèrent d'abord doucement, et comme pour prévenir leurs maîtres qu'ils avaient des griffes et des dents ; ceux-ci n'en tinrent compte et redoublèrent de sévérité. Alors la révolte s'organisa avec toute la prudence et la dissimulation grecques, et, comme, un jour, on voulait arracher des rangs, pour lui imposer une punition infamante, un soldat qui avait commis une légère faute, tous s'élancèrent vers les portes, les fermèrent en dedans ; puis, se ruant sur les officiers, dont la sévérité avait si longtemps tenté leur vengeance, ils les égorgèrent comme des lions eussent fait de gladiateurs jetés dans un cirque.

Le bruit de cette boucherie retentit bientôt dans la ville ; des troupes s'avancèrent, sous les ordres du général Woog. Mais les révoltés étaient déjà en état de défense : par mer, le fort était imprenable ; par terre, on ne pouvait penser à s'en emparer qu'au moyen de l'occupation successive des ouvrages avancés qui n'eussent été enlevés qu'avec des pertes énormes. Le général établit un blocus.

Le fort, qui n'était pas disposé pour un siège, ne se trouvait approvisionné que pour quelques jours. Il fallut donc bientôt diminuer les rations, et recourir à ces expédients qui marquent les progrès d'un blocus par les différents degrés de privation qu'ils imposent à ceux qui le supportent. C'était mettre les malheureux à une seconde épreuve plus terrible que la première ; ils étaient, comme on le pense bien, moins disposés encore à supporter une pareille pénurie que les rigueurs de la discipline allemande. Nulle autorité ne fut assez forte pour présider à une distribution parcimonieuse ; des querelles éclatèrent parmi ces hommes, qui avaient si grand besoin d'être unis ; chaque race se sépara pour former un corps à part ; les partis différents s'aigrirent de plus en plus ; chaque repas était le signal de quelque rixe particulière, qui menaçait de devenir générale : comme le cercle de l'enfer dont parle Dante, l'aire du fort Ricasoli était pleine de cris et de gémissements. On eût dit que les révoltés voulaient faire, les uns sur les autres, la besogne du bourreau ; et c'est probablement ce qui serait arrivé, si une partie de la garnison ne s'était entendue pour ouvrir une porte et se livrer à discrétion aux troupes anglaises. Il ne demeura dans le fort que cent cinquante hommes ; mais, comme on le pense bien, ils étaient déterminés à le défendre tant qu'il y resterait pierre sur pierre.

Au reste, leur situation s'était améliorée par la fuite de leurs camarades : comme ils étaient moins nombreux, la disette de vivres était moins grande ; cela leur donnait du temps, et, prenant l'inaction de leurs ennemis pour de la crainte, ils espéraient toujours obtenir d'eux une honorable capitulation. Puis, comme ceux qui restaient étaient tous Grecs, sans aucun mélange d'Albanais ni d'Esclavons, ils étaient parvenus à établir entre eux une certaine discipline. Ils paraissaient donc moins disposés que jamais à se rendre, et, tous les jours, on les voyait reparaître au haut des murailles, silencieux, sévères et menaçants.

Cependant, une nuit, ils furent réveillés par le cri : « Aux armes ! » Habitués à un blocus inactif, ils s'étaient endormis dans une fausse sécurité. Las de tous ces retardements, le capitaine Collins, officier de la marine royale, avait obtenu, du général Woog, de tenter, pour son propre compte, avec des hommes de bonne volonté, un assaut de nuit. Cette tentative, menée avec autant d'audace que d'adresse, réussit en partie, et, malgré la défense acharnée et mortelle des assiégés, les Anglais, au point du jour, se trouvèrent maîtres de tous les ouvrages. Trente ou quarante rebelles avaient été tués, et le reste pris, à l'exception de sept soldats qui s'étaient réfugiés dans le magasin à poudre. Pour des hommes d'un courage éprouvé, et réduits à une extrémité semblable, le lieu même où ils avaient trouvé un abri était une arme formidable et désespérée. Aussi le capitaine Collins, au lieu de les poursuivre dans ce dernier retranchement, ordonna-t-il de cesser l'attaque, et, dispersant ses soldats dans tous les ouvrages environnants, il en revint au système du général Woog, c'est-à-dire à un blocus muet et rigoureux, blocus qui devint d'autant plus rigide, que ceux qu'il enfermait étaient moins nombreux et plus avant dans une position extrême. Au reste, toute voie de conciliation était interdite, et le général Woog avait défendu qu'on reçût aucun de ces malheureux à composition. Il ne leur restait donc, pour dernière ressource, que de se rendre à merci.

Pendant ce temps, on dressait le procès de ceux qui avaient été faits prisonniers pendant l'assaut. Tous furent condamnés à mort. C'était la première fois, depuis l'occupation anglaise, qu'une pareille condamnation était prononcée dans l'île de Malte ; les peines les plus sévères, jusque-là, s'étaient bornées à des coups de canne pour les soldats, et aux arrêts pour les officiers. On comprend donc l'impression que dut produire, sur la population, cette condamnation en masse de plus de cent personnes. En vertu de la rapidité des commissions militaires, des gibets furent immédiatement dressés sur la place de la Conservatorerie, qui avait été désignée pour le lieu de l'exécution, et, le surlendemain du jugement, les condamnés furent conduits au supplice. Mais les échafauds se ressentaient de l'ignorance de ceux qui les avaient construits ; les bourreaux, qui exerçaient pour la première fois, opéraient avec timidité. Sur les cinq condamnés qu'on essaya d'abord de pendre, on fut obligé d'achever, à coups de poignard, deux malheureux dont la corde s'était cassée. Un pareil spectacle commençait à émouvoir les esprits ardents des Maltais ; des murmures se faisaient entendre parmi cette multitude, qui prend toujours parti contre le pouvoir. Une tentative de strangulation ayant de nouveau échoué, et le malheureux ayant crié au secours, ce cri retentit dans tous les cœurs. Les Anglais eux mêmes, touchés sans doute de compassion, donnèrent ordre de cesser le supplice. On avait mis près de deux heures à pendre six hommes : à ce compte, les exécutions auraient duré plusieurs jours, et qui sait, alors, ce qui serait arrivé ! Les condamnés furent donc ramenés à la prison, et, pendant la nuit, transportés à la Floriana. Un instant, Malte espéra que c'était pour une commutation de peine ; c'était une erreur ; les malheureux n'avaient obtenu qu'un changement de mort : ils devaient être fusillés au lieu d'être pendus ; comme on va le voir, c'était un surcroît de rigueur au lieu d'un adoucissement.

La place d'armes de la Floriana est un grand espace découvert, situé près des fortifications intérieures. D'un côté est le mur d'un jardin public, peu élevé, et qui tient toute la longueur de la place ; en face se trouve un bastion qui commande ce jardin. Les deux autres côtés sont occupés, d'une part, par un rang de casernes, de l'autre, par les glacis.

Le lendemain du jour où ils avaient été transférés, de la ville haute dans la basse ville, les patients furent conduits sur cette espèce de plate-forme que nous venons de décrire ; et, s'ils avaient pu concevoir quelque espérance, arrivés là, cette espérance dut s'évanouir, car rien n'avait été préparé pour leur cacher le sort qui les attendait. Il y a plus, on n'eut pas même pour eux cette pitié qui sauve au condamné la vue des apprêts de son supplice : il eut été trop long, sans doute, de bander les yeux à quatre-vingt-dix hommes. On se contenta de les placer au centre du carré, et, de là, ils virent leurs bourreaux reprendre les armes des faisceaux, les charger, faire l'exercice préparatoire, enfin les mettre en joue. Au mot Feu ! tout le régiment tira, et les deux tiers des condamnés tombèrent tués ou blessés.

La vue de leurs camarades mutilés, l'aspect du terrain, dont leurs yeux, restés libres, leur permettait de juger la disposition favorable, donnèrent à ceux qui restaient debout une force et une agilité surhumaines. Profitant du désordre qui s'était mis parmi les soldats après cette première décharge, tous se lancèrent, comme des insensés, dans des directions différentes : les uns coururent se cacher dans les replis des fortifications ; les autres sautèrent pardessus le mur du jardin et gagnèrent la campagne, à travers laquelle on les vit fuir aussitôt. Mais cette circonstance avait été prévue ; des piquets de soldats, placés aux portes des bastions de Saint-Luc, de Saint-Jacques et de Saint-Joseph, se mirent à leur poursuite. Une véritable chasse commença, dont des créatures humaines étaient le gibier. Tous furent atteints successivement, et tués, çà et là, dans la campagne ; quant à ceux qui s'étaient sauvés dans les fortifications, il fut encore plus facile de les joindre, et ils furent égorgés les uns après les autres à coups de baïonnette.

Au milieu de cette scène de massacre, qui donna lieu, comme on doit le penser, à des épisodes variés et étranges, il y en eut un qui fixa l'attention générale : un des fuyards, au lieu de suivre ses camarades, s'élança vers un ancien puits, situé au milieu de la place, et recouvert de grosses pierres que les habitants écartent et replacent, quand ils viennent puiser de l'eau. Peut-être espérait-il une mort plus douce et plus rapide, en cherchant à se précipiter ; peut-être n'était-il qu'insensé, et courait-il devant lui sans savoir où il allait. Quoi qu'il en soit, en arrivant à quelques pas du puits, il heurta une pierre et tomba ; cette chute sembla avoir immédiatement changé sa résolution, car, se relevant et courant au glacis, il se précipita d'une hauteur de cinquante pieds, et tomba dans une espèce de marais, où il entra jusqu'à la ceinture, et d'où il ne put parvenir à se dégager. Loin de là, tous les efforts qu'il fit n'eurent d'autre résultat que de l'y enfoncer davantage. Les soldats, accourus sur le bastion, le virent s'engloutir insensiblement, battant de ses bras la boue liquide, qui allait lui servir de tombeau. Enfin, les bras s'enfoncèrent à leur tour, la tête seule parut à la surface. Ses cris se firent entendre encore pendant quelque temps, puis la boue gagna la bouche et la remplit ; on vit alors ressortir les deux mains crispées de ce malheureux. Enfin, un soldat, qui en eut pitié, ajusta le crâne, qui ne paraissait plus que pareil à un point rond au milieu de cet étang de vase. La balle alla le frapper comme une cible, le sang jaillit, la boue s'agita ; puis, au bout d'un instant, tout disparut, et il ne resta plus qu'une tache sanglante à la place où s'était englouti ce malheureux.

Cependant les sept hommes restés au fort Ricasoli continuaient à garder la poudrière, qui en était le centre ; ils avaient entendu la fusillade, et ils avaient compris que c'étaient leurs camarades que l'on égorgeait ; ils avaient conclu de là qu'ils n'avaient aucune grâce à attendre, s'ils étaient pris les armes à la main.

Ils tentèrent donc des négociations avec le général Woog ; mais toutes leurs propositions furent dédaigneusement repoussées et n'obtinrent qu'une réponse : « Rendez-vous à merci. » Se rendre à merci, c'était aller au-devant de la mort, et la mort venait déjà assez vile pour eux : car, si peu nombreux qu'ils fussent, et quelque sobriété qu'ils apportassent dans leurs repas, les provisions s'épuisaient avec une rapidité effrayante. Chaque jour, ils tentaient d'ouvrir des négociations nouvelles et, chaque jour, ils étaient repoussés plus durement que la veille ; des fortifications où les soldats les gardaient comme des animaux féroces enfermés dans une cage, le général Woog venait les examiner de temps en temps, et, chaque fois, il distinguait sur leurs visages sombres les progrès que la faim et la misère y imprimaient malgré eux. De leur côté, fidèles à l'instinct natal, il n'était pas de biais et de ruses qu'ils n'imaginassent pour nouer des négociations, toujours repoussées dédaigneusement : tantôt ils sollicitaient une trêve de quelques heures, tantôt ils promettaient de se rendre, si on voulait leur accorder quelques vivres qu'ils demandaient ; mais toutes ces tentatives échouaient devant l'opiniâtreté du général. Une semaine se passa ainsi pendant laquelle, chaque jour, plus hâves et plus épuisés, on croyait à tout instant les voir tomber de faiblesse et mourir de faim. Enfin, le septième jour, l'un d'eux, qu'ils avaient élu pour commandant, et qui se nommait Anastase Iremachos, se présenta au lieu ordinaire des communications, pour exposer une nouvelle demande : c'était un Grec spirituel et artificieux comme ceux de sa nation, un Ulysse moderne, doué d'assez d'audace pour ne pas reculer devant une entreprise qui eût, sur vingt chances mauvaises, offert une seule chance de succès, mais aussi trop prudent pour ne pas éviter tout danger inutile. Il passa comme d'habitude sa tête pâle et amaigrie par une petite ouverture pratiquée pour la communication des assiégés avec les assiégeants, et sollicita une entrevue avec un agent du gouverneur : cette faveur lui fut accordée, et un officier se présenta devant le guichet. Iremachos lui exposa, d'une voix suppliante, sa détresse et celle de ses compagnons : depuis la veille, ils avaient à lutter contre un ennemi plus terrible qu'aucun de ceux auxquels il avaient résisté jusqu'à ce jour, la soif. Leurs outres étaient épuisées, ils en appelaient à la générosité du gouverneur, et demandaient un peu d'eau ; ils savaient bien que se rendre, c'était mourir ; ils voulaient vivre quelques jours encore. Si on leur refusait cette misérable grâce, leur détresse était telle, que, ne pouvant la supporter plus longtemps, ils étaient décidés à se faire sauter, le soir même, avec le magasin à poudre ; quelques gouttes d'eau, qu'ils demandaient au nom de tous les saints du paradis, pouvaient prévenir cette catastrophe. Mais, si on leur refusait cette grâce, que les Turcs accordent au patient lui-même sur le pal, à neuf heures du soir, au premier coup de la cloche de la cathédrale de Saint-Jean, le magasin sauterait en l'air. Soit que l'on n'ajoutât point foi aux menaces d'Iremachos, soit que le général Woog voulut rester fidèle au texte du code militaire, qui interdit toute composition avec des soldats en révolte, un refus pareil aux autres refus suivit cette nouvelle demande. Le guichet se referma, l'officier rejoignit son poste, et, comme les soldats avaient appris à connaître le caractère résolu de ceux à qui ils avaient affaire, tout le jour s'écoula dans la stupeur d'une horrible attente. De temps en temps, cependant, le guichet se rouvrait, Iremachos, avec un visage plus pâle et d'une voix plus affaiblie, demandait de l'eau, et, après chaque nouveau refus, renouvelait sa menace ; si bien que l'effroi général augmentait à mesure que l'on approchait davantage de l'heure désignée.

La nuit vint à sept heures et demie, car on était dans le mois d'octobre : nuit sombre et silencieuse, sans une étoile au ciel, sans un seul autre bruit que le cri de détresse des assiégés, qui se renouvelait de dix en dix minutes. Une heure s'écoula encore ainsi ; puis les sept Grecs parurent sur la plate-forme du magasin à poudre, tenant chacun une torche à la main, et demandant de l'eau. Aucune réponse ne fut faite à ce dernier appel du désespoir. Alors ils se mirent à secouer leurs flambeaux et à exécuter une danse mortuaire, entremêlée de cris et d'imprécations. Le capitaine Collins, voyant l'effet que produisait sur ses hommes cette espèce de sabbat fantastique fit monter un peloton sur la plate-forme des fortifications, et, là, dans l'ombre et le silence, leur ayant ordonné d'ajuster de leur mieux, il commanda le feu. Mais, soit hasard, soit que les mains tremblassent, la décharge se fit entendre, et les balles sifflèrent autour de ceux qu'elles devaient atteindre sans que pas un en parût avoir été touché. Néanmoins ce fut un avertissement pour eux, et tous, éteignant leurs flambeaux, disparurent dans l'ombre, comme des spectres qui s'évanouissent, ou des démons qui rentrent dans l'enfer.

Dès lors, il n'y eut plus de doute sur leur intention, et le capitaine Collins ordonna aussitôt la retraite. Une telle crainte s'était emparée des soldats, qu'ils se précipitèrent vers les portes, et que ce fut une véritable déroute, tous s'éloignant par la voie la plus directe. Mais, au milieu de leur course précipitée, la cloche de l'église Saint-Jean sonna le premier coup de neuf heures ; au même instant, la terre s'agita comme si elle eût tressailli elle-même d'épouvante ; un bruit affreux se fit entendre, le port s'illumina comme en plein jour, toutes les fenêtres volèrent en morceaux ; puis, quand l'île eut bondi comme si la dernière heure fût arrivée pour elle, tout rentra dans l'obscurité, et le silence ne fut plus troublé que par les cris des malheureux blessés, qui annonçaient que les auteurs de ce désastre, ainsi qu'ils l'avaient prédit, s'étaient fait de sanglantes funérailles.

Le jour, en se levant, montra toute l'étendue du ravage produit par l'explosion de la poudrière : le fort et les fossés ne présentaient plus qu'un monceau de ruines, toutes jonchées de débris de cadavres. Quant aux corps des assiégés, il n'en restait pas le moindre vestige.

Comme les soldats qui avaient péri appartenaient aux troupes anglaises et n'avaient dans l'île ni parents ni famille, la pitié fut tout entière pour les malheureux qu'une sévérité aussi cruelle avait poussés à une pareille extrémité. On ne s'étonna plus que des Kleftes (12), qui jusque-là avaient vécu libres comme les aigles de leurs montagnes, n'eussent pu supporter la discipline humiliante des soldats prussiens. Quoique les Grecs fussent la cause du dégât commis par toute l'île, ce fut donc sur les Anglais que la haine en retomba.

On commençait, non pas à oublier cet événement, car les débris étaient encore fumants et les cadavres à peine enterrés, mais à moins s'en occuper, lorsque le bruit se répandit que l'âme d'un des malheureux Grecs était apparue à un vieux prêtre qui retournait à son cazal, situé dans un district de l'intérieur. Le prêtre suivait, disait-on, la route, monté sur son âne, chargé, selon les règles de prévoyance ecclésiastique, de fruits, de viandes et de poisson, laissant pendre les jambes de côté, et charmant l'ennui du chemin en psalmodiant, d'une voix nasillarde, une chanson que sa nationalité pouvait seule recommander à un prêtre, et que tout Maltais reconnaîtra à ce premier vers :

Ten en hobboc jaua calbi (13)

La monture du prêtre fit soudain un écart si inaccoutumé, qu'il jugea qu'il se passait derrière son dos quelque chose d'extraordinaire. Il se retourna aussitôt, et aperçut un homme, ou plutôt un spectre, qui le couchait en joue, en lui criant d'arrêter. à cette vue et à ce cri, le bon curé, malgré son âge, retrouva toute la vigueur de sa jeunesse, et, se laissant glisser à bas de son âne, qui lui servait comme de rempart, placé qu'il était entre lui et le fantôme, il s'élança dans un petit bois, où il eut bientôt disparu, toujours courant, pour ne s'arrêter qu'au milieu de ses paroissiens et sur la place de son village.

On devine quel crédit dut obtenir une pareille histoire chez un peuple aussi superstitieux que les Maltais, Quoique cette manière de demander des prières ne fût pas celle qu'emploient habituellement les âmes en peine, on ne douta point que cette variante n'eût sa cause dans l'état qu'avait exercé le corps de son vivant. Le gouverneur anglais, peu crédule de sa nature, eut seul quelque peine à ajouter foi au récit du bon curé. Il ordonna des recherches actives, afin de calmer les craintes qu'inspirait cette apparition. Un régiment reçut l'ordre de battre l'île, et, dans le creux d'un rocher, on découvrit sept hommes, qu'à leur uniforme on reconnut pour les sept Grecs du magasin à poudre. Comment ils avaient échappé à l'explosion, c'est ce qui, peut-être, était plus miraculeux encore que l'apparition d'une ombre ; aussi, à peine arrêtés, furent-ils interrogés sur ce point. Ils n'avaient aucun intérêt à rien taire ; et Iremachos, qui avait conduit toute l'entreprise, n'hésita point à donner, sur ce fait extraordinaire, toutes les explications qu'on lui demanda.

Du moment où Iremachos, enfermé dans le magasin à poudre avec ses compagnons, avait été revêtu du commandement, il avait conçu un plan d'évasion qui avait été communiqué à ses camarades et approuvé par eux. Dès lors, ils s'étaient mis à l'œuvre avec un courage, une patience et une dissimulation qui n'appartiennent qu'à leur race. De ce moment, pas une de leurs actions ne fut fortuite ou irréfléchie, et chaque mouvement, au contraire, fut un pas vers l'exécution du projet arrêté. En visitant toutes les constructions placées sous leur dépendance, Iremachos avait pensé que l'on pourrait, sans grande difficulté, pratiquer une issue sur la mer en perçant le mur qui bordait le rivage, et, en conséquence, ses compagnons et lui s'étaient mis à la besogne. Ils trouvèrent la pierre plus tendre, et, par conséquent, la tâche plus facile encore qu'ils ne l'avaient espéré ; mais il était évident qu'en ne les voyant point paraître le matin, on se mettrait en quête de ce qu'ils étaient devenus ; et, comme l'île n'avait point d'endroits couverts, les soldats, auxquels le trou du mur indiquerait leurs traces, les auraient bientôt retrouvés. Ce fut alors qu'Iremachos résolut de faire sauter la poudrière ; la brèche de la muraille paraîtrait causée par l'explosion ; puis, comme on supposerait qu'ils en avaient été victimes, on s'occuperait d'abord du désastre qu'elle aurait causé dans le fort et dans la ville. Pendant ce temps, les fugitifs gagneraient l'extrémité de l'île, et trouveraient bien, soit à l'ancre, soit en mer à quelque distance du rivage, une barque qui les conduirait en Sicile. Comme on l'a vu, ce plan avait été exécuté de point en point : les privations réelles avaient été exagérées, et ils avaient si bien joué leur rôle, que les assiégeants avaient été complètement dupes du stratagème. à l'heure fixée, ils descendirent de la plate-forme et se placèrent à l'extrémité du passage, après avoir établi une traînée de poudre qui correspondait au magasin. Dès que le premier coup de la cloche de Saint-Jean eut sonné, ils mirent le feu à la poudre, et s'élancèrent dans la campagne par l'issue qu'ils venaient de percer. Leurs prévisions ne les avaient pas trompés : l'ouverture disparut en même temps que le mur où elle était pratiquée, et chacun crut que ces malheureux Grecs avaient été dévorés par le volcan qu'ils avaient allumé eux-mêmes. Mais là s'arrêta leur fortune : ils furent trois jours sans apercevoir de barque ; enfin, le troisième jour, ils virent un speronare (14) turc sur le rivage, et qu'ils essayèrent de mettre à la mer. Au milieu de leur besogne, le patron les surprit, et donna, par ses cris, l'alarme au village. Les fugitifs n'eurent que le temps de se jeter au milieu des rochers qui bordent la côte vers cette partie de l'île. Les jours suivants s'écoulèrent sans leur présenter aucun moyen d'évasion. Pendant toute une semaine, ils ne vécurent que de quelques coquillages ramassés au bord de la mer, de racines et de feuilles, et cependant ces privations, quelque dures qu'elles fussent, ne leur firent commettre aucune violence, jusqu'au moment où, pressé par la faim, l'un d'eux voulut partager avec le vieux prêtre les provisions qu'il rapportait du marché, tentative qui tourna si mal pour lui et ses compagnons.

Ces malheureux rentrèrent dans la ville, encore tout ensanglantée du meurtre de leurs camarades, trop certains du sort qui les attendait ; et cependant, malgré leurs visages hâves et décharnés, qui accusaient tout ce qu'ils avaient souffert, leurs yeux brillaient encore de cette audace qui fait de l'homme le fils du ciel, en prouvant qu'il peut commander à tout, même à la mauvaise fortune. Livrés, en arrivant, à une cour martiale, ils furent condamnés, après une procédure de quelques heures, à cette mort qu'ils avaient si longtemps évitée par leur adresse, et ils la subirent avec le courage qu'ils avaient constamment montré depuis le jour de leur insurrection.

Les Maltais avaient donc vu, la veille de notre arrivée, périr le dernier reste du malheureux régiment de Frohberg, et, comme je l'ai dit, l'impression avait été si profonde, que nous en avions été frappés à notre entrée dans la ville. Au reste, comme nous n'avions mis pied à terre que pour renouveler l'eau, aussitôt notre provision faite, nous remontâmes sur le Trident, et, comme le vent était favorable, le soir même nous remîmes à la voile.

Nous continuâmes de marcher vent arrière toute la nuit et la journée du lendemain, sans qu'une seule fois M. Burke reparût sur le pont ; le soir, on releva le quart et on l'envoya coucher, comme d'habitude, dans la batterie de trente-six. Chacun était, depuis une heure à peu près, bercé dans son hamac par le roulis des vagues ioniennes, lorsqu'une balle siffla dans nos cordages et troua la voile du petit foc ; elle fut suivie immédiatement d'une autre balle, qui se fit jour à travers notre voile de misaine l'homme de garde s'était endormi, sans doute, et nous avions rencontré un bâtiment qui nous mettait sa carte ; était-ce un vaisseau, une frégate, une chaloupe canonnière ? C'est ce que l'on ignorait complètement, vu l'obscurité de la nuit. Au moment où je m'élançais sur le pont, une troisième balle frappait le cabestan. La première personne que je heurtai fut M. Burke, qui donnait quelques ordres contradictoires ; surpris à l'improviste sa voix n'avait pas sa fermeté accoutumée, et, pour la seconde fois, l'idée me vint que cet homme n'était pas réellement brave, et que ce n'était que par un effet moral qu'il parvenait à se commander à lui-même. Je fus encore confirmé dans cette opinion en entendant, sur le gaillard d'arrière, la voix ferme et précise du capitaine.

– Vite, à la manœuvre ! criait le vieux loup de mer, qui, dans ces circonstances, retrouvait une énergie étrange. Sous les armes ! chacun à son poste ! Accrochez les hamacs ! Où est le gardien des signaux ? où est tout le monde ?

Il y eut un instant de tumulte que je renonce à décrire ; puis cette confusion s'organisa, et, en moins de dix minutes, tout le monde se trouva à son poste.

Pendant ce temps, nous avions fait une manœuvre qui nous avait mis hors de la vue de l'ennemi ; mais, comme nous étions prêts à lui répondre, le capitaine ordonna de laisser porter droit sur lui. Au bout d'un instant, nous vîmes poindre dans la nuit ses voiles blanches, qui semblaient de légers nuages courant dans le ciel ; au même instant, il s'illumina d'une ceinture de flamme ; nous entendîmes craquer nos agrès, et quelques débris des vergues tombèrent sur le pont.

– C'est un brick ! cria le capitaine. Ah ! mon petit monsieur, je te tiens... Silence, avant et arrière ! Holà ! brick, continua-t-il avec son porte-voix, qui êtes-vous ? Nous sommes le Trident, vaisseau de soixante-quatorze, de Sa Majesté Britannique.

Une voix, qui semblait être celle d'un esprit de la mer, traversa, un instant après, l'espace à son tour.

– Et nous, le Singe, sloop de Sa Majesté.

– Diable ! dit le capitaine.

– Diable ! répéta tout l'équipage.

Et chacun se mit à rire ; car, dans tout cela, il n'y avait eu personne de blessé.

Nous allions tirer sur les nôtres, comme ils avaient tiré sur nous, sans la sage précaution du capitaine ; et, probablement, nous ne nous serions reconnus qu'à l'abordage, en criant hourra ! dans la même langue. Le capitaine du Singe vint à bord, et nous fit ses excuses, qui furent acceptées autour d'une table à thé. Pendant ce temps, les hamacs redescendirent, les signaux disparurent, les canons retournèrent à leur place, et la partie de l'équipage qui n'était pas de quart reprit tranquillement son sommeil interrompu.

(11) Slaves.

(12) Autre nom des thessaliens.

(13) Voici à peu près, le sens du premier couplet de cette chanson : « Je vous aime dans le fond de mon cœur ; mais je vous hais en présence du monde. Il ne faut pas m'en demander la raison, car, ma chère, vous savez bien pourquoi. »

(14) Petit bâtiment maltais

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