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Chapitre X


Deux heures après, je descendis dans le faux pont ; David était sur son hamac avec une fièvre ardente. Je m'approchai de lui.

– Eh bien, David, mon ami, lui demandai-je, comment cela va-t-il ?

– Bien, me dit-il d'une voix brève et sans regarder de mon côté.

– Vous répondez sans savoir qui vous parle ! Je suis M. Davys.

David se retourna vivement.

– M. Davys !... dit-il en se soulevant sur un bras et en me regardant avec des yeux pleins de fièvre ; M. Davys !... Si vous vous appelez véritablement M. Davys, j'ai à vous remercier. Bob m'a dit que c'était vous qui aviez demandé au capitaine qu'on me tirât de la fosse aux lions. Sans vous, je n'en serais sorti qu'avec les autres, et je n'aurais pas revu une dernière fois l'Angleterre... merci, monsieur Davys, merci !

– Détrompez-vous, mon cher David, vous reverrez votre pays, et pour ne plus le quitter. Le capitaine est un excellent homme, et il m'a promis qu'à son retour il vous laisserait libre de quitter le bâtiment.

– Oui, le capitaine est un excellent homme ! dit David avec un accent amer ; cependant il m'a laissé battre et fouetter comme un chien par cet infâme lieutenant... et cependant le capitaine savait bien que je n'étais pas coupable.

– Il ne pouvait pas vous faire grâce entière, David ; la première loi de la discipline est qu'un supérieur ne doit jamais avoir tort. Mais vous avez bien vu qu'au quatrième coup, il a ordonné de cesser l'exécution.

– Oui, oui, murmura David ; c'est-à-dire que, s'il avait plu à M. Burke de me faire pendre, au lieu de me faire fouetter, le capitaine m'aurait fait grâce de huit brasses de corde sur douze.

– David, répondis-je, on ne pend que pour vol ou pour assassinat, et vous ne serez jamais ni un voleur ni un assassin.

– Qui sait ? me répondit David.

Je vis que mes paroles, au lieu de l'adoucir, l'irritaient encore davantage. Faisant donc signe à Bob, qui, assis dans un coin sur un tas de câbles roulés, buvait l'eau-de-vie qu'on lui avait donnée pour faire des compresses, et l'invitant à venir auprès du hamac de son camarade, je remontai sur le pont. Tout y était aussi tranquille que si rien d'extraordinaire ne s'y fût passé un instant auparavant : le souvenir de la scène que nous avons racontée semblait déjà effacé de tous esprits comme, à cent pas de nous, était effacé le sillage de notre vaisseau. Le temps était beau ; il ventait bon frais, et nous filions nos huit nœuds à l'heure. Le capitaine se promenait sur l'arrière, d'un pas mesuré et machinal, qui indiquait la préoccupation de son esprit. Je m'arrêtai à une distance respectueuse de lui ; deux ou trois fois, dans la ligne qu'il parcourait, il s'approcha et s'éloigna de moi ; enfin il leva la tête et m'aperçut.

– Eh bien ? me dit-il.

– Il a le délire, répondis-je, préférant, si David faisait quelques menaces, qu'elles fussent attribuées à la fièvre plutôt qu'à la vengeance.

Le capitaine secoua la tête et fit entendre un petit claquement de langue ; puis, s'appuyant sur mon bras :

– Monsieur Davys, me dit-il, c'est, pour tout homme aux mains duquel un pouvoir quelconque est remis, une chose bien difficile que d'être juste, et, s'il faut que je vous le dise, j'ai bien peur de ne pas avoir été juste envers ce malheureux.

– Vous avez été plus que juste, monsieur, répondis-je, vous avez été miséricordieux ; et, si quelqu'un a des reproches à se faire, ce n'est pas vous.

– Pensez-vous donc que M. Burke n'était pas convaincu que David fût coupable ?

– Je ne dis pas cela, capitaine ; mais il passe pour être d'une sévérité qui touche à la barbarie. Quant à moi, je vous l'avoue, il a une manière de commander qui, dès le premier moment, m'a inspiré l'envie de lui désobéir.

– Ne faites jamais cela, monsieur, me dit le capitaine en essayant de donner à ses traits une expression sévère, car je serais forcé de vous punir. Davys, mon cher enfant, ajouta-t-il en répétant presque les mêmes paroles, mais avec une expression de voix si différente, qu'il semblait passer de la menace à la prière, au nom de votre père, mon vieil ami, ne faites jamais cela ; j'en aurais trop de douleur.

Nous nous promenâmes un instant côte à côte et sans nous regarder ; puis, après quelques minutes de silence :

– à quelle hauteur estimez-vous que nous soyons, monsieur Davys ? reprit le capitaine passant avec intention d'un sujet à un autre.

– Mais à la hauteur du cap Mondégo, à peu près, je pense.

– Vous ne vous trompez pas, monsieur, me dit-il, et c'est à merveille pour un débutant. Demain, nous doublerons le cap Saint-Vincent ; et, si ce nuage noir que nous voyons là-bas, et qui ressemble à un lion accroupi, ne nous joue pas quelque mauvais tour, après-demain au soir nous serons à Gibraltar.

Je tournai les yeux vers le point de l'horizon que me désignait le capitaine. Le nuage indiqué par lui faisait une tache livide dans le ciel ; mais j'étais, à cette époque, encore trop novice pour tirer par moi-même aucune conséquence de ce présage. Ma seule inquiétude, pour le moment, était donc de savoir où nous irions, notre première mission accomplie. J'avais vaguement entendu dire que nous étions destinés à faire échelle dans le Levant, et cet espoir n'avait pas peu contribué à adoucir la douleur que j'avais de me séparer de mes dignes parents. Renouant donc la conversation où elle avait été interrompue :

– Est-ce, dis-je, une indiscrétion, monsieur Stanbow, que de vous demander si vous comptez rester longtemps à Gibraltar ?

– Je ne le sais pas moi-même, monsieur Davys. J'y attendrai les ordres des lords de l'amirauté, me répondit le capitaine en tournant de nouveau la tête vers le nuage, qui paraissait lui donner d'instant en instant plus d'inquiétude.

J'attendis quelques instants pour voir s'il reprendrait la conversation ; mais, comme il continuait de garder le silence, je le saluai et me retirai. Il me laissa faire quelques pas ; puis, me rappelant d'un signe de tête :

– à propos, monsieur Davys, me dit-il, faites-vous monter, par le sommelier, quelques bouteilles de bon vin de Bordeaux, de ma cave, que vous donnerez, comme venant de vous, à ce pauvre diable de David.

Je pris la main du capitaine entre les miennes, et je voulus la porter à mes lèvres, tant j'étais attendri. Il la dégagea en souriant.

– Allez, allez, me dit-il, je vous recommande ce malheureux. Tout ce que vous ferez sera bien fait.

Lorsque je remontai sur le pont, mon premier coup d'œil, je l'avoue, fut pour le nuage ; il avait perdu sa forme et semblait, comme une décoration de l'Opéra, occupé à faire son changement à vue. Peu à peu, il prit la forme d'un aigle gigantesque, aux ailes éployées ; puis une de ses ailes s'étendit démesurément du sud à l'ouest, et couvrit tout l'horizon d'une bande sombre. Rien cependant ne paraissait changé à bord. Les matelots jouaient ou causaient sur l'avant avec leur insouciance ordinaire. Le capitaine se promenait toujours sur le gaillard d'arrière ; le premier lieutenant était assis ou plutôt couché sur l'affût d'une caronade (6); la vigie perchait à sa barre de perroquet, et Bob, appuyé sur les bastingages de tribord, semblait profondément occupé à suivre des yeux les flocons d'écume qui couraient au flanc de notre vaisseau. J'allai m'asseoir près de lui, et, voyant qu'il paraissait de plus en plus plongé dans l'intéressante occupation qui absorbait toutes ses pensées, je me mis à siffler un vieil air irlandais avec lequel mistress Denison m'avait bercé dans mon enfance. Bob m'écouta un instant sans rien dire ; mais bientôt, se retournant de mon côté, il ôta son bonnet, le roula dans ses mains et, quoiqu'il lui en coûtât visiblement de me faire une observation aussi inconvenante :

– Sauf votre respect, monsieur Davys, me dit-il, j'ai entendu dire par de plus vieux que moi qu'il était dangereux d'appeler le vent, quand il y en avait à l'horizon un chargement aussi considérable que celui que le grand amiral des nuages tient, en ce moment, à notre disposition.

– Cela veut dire, mon vieux souffleur, répondis-je en riant, que ma musique te déplaît, n'est-ce pas, et que tu désires que je me taise ?

– Je n'ai pas d'ordres à donner à Votre Honneur, et, bien au contraire, c'est moi qui suis tout prêt à obéir aux siens, d'autant plus que je n'ai pas oublié ce que vous avez fait pour ce pauvre David ; mais pour le moment, monsieur John, comme je me permettais de vous le dire, je crois que ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de ne pas réveiller le vent. Nous avons une jolie brise nord-nord-est, et c'est tout ce qu'il faut à un honnête bâtiment qui marche sous sa voile de grand perroquet, ses deux huniers et sa misaine.

– Mais, mon cher Bob, repris-je dans l'intention de faire causer le bonhomme, qui vous fait présumer que le temps doive changer ? J'ai beau regarder de tous côtés, à l'exception de cette raie sombre, je vois partout le ciel pur et brillant.

– Monsieur John, me dit Bob en me posant sa large main sur le bras, il faut huit jours pour apprendre à un mousse à nouer le point de ris ou à passer une garcette (7); il faut toute la vie d'un marin pour apprendre à lire l'écriture de Dieu dans les nuages.

– Oui, oui, répondis-je en portant de nouveau les yeux vers l'horizon, je vois bien quelque chose qui se brasse là-bas comme une survente (8); mais cela ne me paraît pas bien dangereux.

– Monsieur John, dit Bob avec une gravité qui ne laissa pas que de produire sur moi une certaine impression, celui qui achètera ce nuage-là pour un grain ou une rafale gagnera cent pour cent dessus. C'est une tempête, monsieur John, une véritable tempête.

– Cependant, mon vieux prophète, continuai-je, enchanté de trouver une occasion de m'éclairer moi-même aux leçons de son expérience, j'aurais parié que nous n'avons pas, pour le moment, à craindre autre chose qu'un grain blanc.

– Parce que vous ne regardez qu'un côté du ciel et que vous vous faites une opinion qui est aussi fausse que celle d'un juge qui n'entendrait qu'une déposition ; mais tournez-vous vers l'est, monsieur John, et, quoique je n'y aie pas encore jeté l'œil, aussi vrai que je m'appelle Bob, je suis sûr qu'il s'y passe quelque chose.

Je me retournai, ainsi que m'y invitait Bob, et je vis effectivement une ligne de nuages qui, sortant de la mer comme un archipel d'îles, montraient leurs têtes blafardes à l'horizon opposé. Dès lors, il était évident, comme l'avait prévu Bob, que nous allions nous trouver pris entre deux orages. Cependant, attendu qu'il n'y avait rien à faire tant que la tempête n'aurait pas pris un cours, chacun demeurait tranquille à sa place, et continuait son jeu, sa conversation ou sa promenade. Peu à peu la brise, grâce à laquelle marchait le vaisseau, souffla incertaine et haletante ; le jour se rembrunit ; la mer, de verdâtre qu'elle était, devint couleur de cendre, et l'on entendit dans le lointain le roulement sourd du tonnerre. C'est un bruit qui commande le silence sur la terre et sur l'Océan ; aussi toutes les conversations s'arrêtèrent-elles à l'instant même, et l'on entendit le bruit de la voile du perroquet qui commençait à fasier (9).

– Holà ! de la barre de cacatois ! cria le capitaine au matelot en vigie, avez vous des nouvelles de la brise ?

– Elle n'est pas encore morte tout à fait, capitaine, répondit celui à qui cette question était adressée ; mais elle n'arrive plus que par bouffées, et chaque bouffée est moins forte et plus chaude que celle qui l'a précédée.

– Descendez ! cria le capitaine.

Le matelot obéit avec un empressement qui prouvait qu'il n'était pas fâché de voir abréger le temps de sa faction, et, se laissant glisser le long des étais, il prit place parmi ses camarades. Le capitaine continua sa promenade, et tout rentra dans le silence.

– Mais, dis-je à Bob, il me semble que votre camarade s'est trompé ; voilà nos voiles qui se gonflent de nouveau, et le navire qui marche. Voyez.

– C'est le râle de la brise, murmura Bob. Nous aurons encore deux ou trois soupirs comme celui-là, et tout sera dit.

Effectivement, comme venait de le prophétiser Bob, le vaisseau, poussé par un dernier souffle, fit encore un quart de mille à peu près ; puis, cessant de recevoir l'impulsion de la brise, il roula lourdement, n'ayant plus d'autre mouvement que celui que lui communiquait la houle.

– Tout le monde sur le pont ! cria le capitaine.

à l'instant même, on vit sortir, par toutes les ouvertures du vaisseau, le reste de l'équipage, et chacun se tint prêt à obéir aux ordres qui lui seraient donnés.

– Oh ! oh ! dit Bob, notre capitaine prend ses précautions à l'avance. Il me semble que nous avons encore une bonne demi-heure devant nous avant que le vent nous fasse savoir de quel côté il est décidé à souffler.

– Tenez, dis je à Bob, voyez, il a réveillé jusqu'à M. Burke, et le voilà qui se lève.

– M. Burke ne dormait pas plus que vous, monsieur John, murmura Bob.

– Bah ! regardez-le, il baille comme un lévrier.

– On ne baille pas toujours de sommeil, murmura Bob ; demandez plutôt au chirurgien.

– Eh ! quel signe est-ce donc encore ?

– Le signe que le cœur se gonfle, monsieur John. Regardez le capitaine, il ne bâillera pas, lui, allez... Tenez, voilà monsieur Burke qui s'essuie le front avec son mouchoir. Que ne prend-il une canne pour marcher... lui qui a le pied si sûr !

– Que voulez-vous dire par là, Bob ?

– Rien ; je m'entends.

M. Burke s'approcha du capitaine, et tous deux échangèrent quelques paroles.

– Attention ! cria le capitaine.

Et ce mot, prononcé d'une voix forte au milieu du silence, fit tressaillir tout l'équipage. Puis, après un instant qu'il employa à regarder d'un œil ferme et assuré si tout le monde était à son poste :

– La chaîne du paratonnerre à l'eau ! continua-t-il ; faites remplir les seaux et la pompe à incendie ! retirez les amorces des canons ! bouchez les lumières ! fermez les sabords, les hublots et les fenêtres ! qu'il n'y ait pas un seul courant d'air dans tout le vaisseau !

En ce moment, un roulement de tonnerre plus rapproché se fit entendre, menaçant comme si la foudre eut compris les précautions que l'on prenait contre elle et s'en fût irritée. Au bout de dix minutes l'ordre donné était accompli, et chacun avait repris sa place sur le pont.

Pendant ce temps, la mer avait encore calmi, et semblait un immense lac d'huile. Pas un souffle d'air ne se faisait sentir ; les voiles pendaient tristement le long de leurs supports, le jour devenait de plus en plus sombre, la chaleur était étouffante ; un ciel cuivré s'appesantissait lentement et semblait peser sur l'extrémité de nos mâts. Nos moindres mouvements retentissaient, avec un bruit sinistre, au milieu d'un silence de mort, qui n'était interrompu que par le roulement de la foudre, et cependant rien n'indiquait encore de quel coté le coup devait venir. On eût dit que la tempête, semblable à un malfaiteur, hésitait avant de commencer son œuvre de destruction. Enfin, de légers frissonnements, appelés par les matelots des pattes de chat, égratignèrent, de place en place, la mer, s'avançant d'orient en occident ; de faibles résolins frémirent dans les voiles. Une raie de lumière se montra à l'est, entre la mer et les nuages, comme si un rideau se fût levé pour laisser passer le vent ; un bruit violent et terrible se fit entendre, montant des profondeurs de l'Océan ; sa surface se rida et se couvrit d'écume, comme si une herse de bronze l'eût labourée ; puis une espèce de brouillard transparent accourut de l'horizon oriental. C'était enfin la tempête.

– Courage, enfants ! cria le capitaine ; le vent nous vient de la terre, et nous avons de l'espace à franchir avant de trouver un rocher... La barre au vent !... Nous marcherons devant la tempête jusqu'à ce qu'elle se lasse de courir après nous.

Le vaisseau, qui était resté quelque temps immobile, était heureusement bien placé pour obéir à la manœuvre commandée par le capitaine. L'ordre fut aussitôt exécuté que donné ; la barre fut mise au vent. Le vaisseau, de son côté, sensible à la manœuvre comme un cheval bien dressé l'est au frein, se prêta aux efforts du timonier. Deux fois ses grands mâts se baissèrent vers l'horizon, au point que le bout des vergues trempa dans la mer, et deux fois ils se relevèrent gracieusement. Enfin les voiles prirent le vent perpendiculairement ou à angle droit, et le vaisseau bondit sur les flots comme une toupie chassée par le fouet d'un écolier, devançant les vagues qui semblaient le poursuivre, mais qui se brisaient derrière lui sans l'atteindre.

– Oui, oui, murmura Bob comme se parlant à lui même, le Trident est un fin voilier qu'il n'est pas facile d'acculer, et le capitaine le connaît comme une nourrice son enfant. C'est une belle leçon que vous prenez là, monsieur John, ajouta-t-il en se tournant de mon côté ; mais profitez-en vite, car elle ne sera pas longue ; ou je ne m'y connais plus, ou nous ne sommes pas au fort de la tempête. Que croyez-vous que le vent file de pieds par seconde, monsieur John ?

– Mais de vingt-cinq à trente pieds.

– Bien répondu, s'écria Bob en frappant ses larges mains l'une contre l'autre, bien répondu pour un homme qui n'a fait connaissance avec la mer que depuis deux semaines ; mais, à chaque instant, le vent file quelques pieds de plus, et il finira par aller plus vite que nous.

– Eh bien, nous augmenterons les voiles.

– Hum ! monsieur John, nous portons tout ce que nous pouvons porter ; voyez plutôt, là-haut, ce mât de perroquet qui plie comme une baguette de saule ; c'est tenter Dieu que de laisser à du bois, qui n'a pas de raison, une pareille responsabilité.

– Hissez le petit foc et déployez la bonnette de misaine, cria M. Stanbow d'une voix qui se fit entendre au-dessus du sifflement de la tempête.

La manœuvre ordonnée fut exécutée à l'instant même avec autant de précision que si le vaisseau eût filé tranquillement ses dix nœuds à l'heure, et la vélocité du Trident s'en augmenta encore. Cependant, comme ces nouvelles voiles faisaient porter le vaisseau en avant, il y eut un moment où il enfonça tellement sa proue dans les montagnes qu'il fendait comme Léviathan, que tous les hommes qui étaient à l'avant se trouvèrent pendant quelques secondes, dans l'eau jusqu'à la ceinture. Mais aussitôt le vaisseau se redressa et, comme un cheval généreux qui, après une faute, se relève et secoue sa crinière, il continua sa course, plus rapide qu'auparavant.

Malgré les prédictions sinistres de Bob, le vaisseau continua de marcher ainsi une heure, à peu près, sans qu'il se brisât, dans toute sa voilure, un seul fil de caret ; la tempête, ainsi qu'il l'avait prévu, continuait cependant d'augmenter de violence ; enfin elle arriva un tel point, que la vitesse des lames dépassa celle du bâtiment, et qu'une vague, menaçante comme une montagne, passant par-dessus la poupe, vint rouler sur le pont. En même temps, les nuages, qui semblaient soutenus par le bout des mâts, s'ouvrirent, laissant voir le ciel, béant et enflammé comme le cratère d'un volcan ; un bruit pareil à celui d'un coup de canon se fit entendre, un serpent de feu tourna un instant autour du contre-cacatois, glissa le long du grand perroquet, et, s'enroulant au conducteur alla s'éteindre dans la mer.

Il s'était fait, après cette explosion, un moment de silence terrible, et la tempête elle-même, comme épuisée de cet effort, avait paru se calmer. Le capitaine profita de ce moment de répit, pendant lequel la flamme d'une torche serait montée perpendiculairement vers le ciel, et, au milieu de la torpeur générale, on entendit sa voix :

– à la cape, enfants ! carguez toutes les voiles jusqu'au dernier lambeau, depuis la proue jusqu'à la poupe ! Du monde aux cargues-points (10) de huniers ! Monsieur Burke, qu'on mette les huniers sur les cargues ; à l'œuvre partout ; coupez ce que vous ne pourrez pas dénouer !

Il est impossible de rendre l'impression que produisit sur l'équipage, un instant abattu, cette voix frémissante, qui semblait celle du roi de la mer : nous nous élançâmes tous à la manœuvre, montant dans cette atmosphère encore ensoufrée du passage de la foudre. En un instant, cinq des six voiles déployées au vent s'abaissèrent comme des nuages qui seraient descendus du ciel. James et moi, nous nous trouvâmes ensemble dans la grande hune.

– Ah ! ah ! c'est vous, me dit-il, monsieur John ? J'espérais que nous continuerions notre visite par un plus beau temps.

– Voulez-vous qu'à mon tour je vous fasse les honneurs de la mâture, comme vous m'avez fait ceux de la carène ? répondis-je en riant ; il y a là-haut une voile de perroquet qui a oublié de descendre avec les autres, et qu'il n'y aurait pas de mal à ferler, je crois.

– La tempête qui arrive s'en chargera bien toute seule ; croyez-moi, monsieur John, faites comme moi, descendez vite.

– Tous sur le pont ! cria le capitaine, excepté un seul homme pour couper cette voile de perroquet : descendez tous, descendez !

Les matelots ne se le firent pas répéter deux fois : tous se laissèrent glisser le long des agrès, de sorte que je me trouvai seul dans la grande hune ; je m'élançai aux haubans pour gagner la barre de perroquet ; mais, avant que j'y fusse arrivé, la bourrasque nous avait atteints. Je voyais au-dessus de ma tête la voile, dont on avait laissé flotter les rides, gonflée comme un ballon, et menaçant d'arracher le mât de sa base ; je m'élançai aussi rapidement qu'il était possible au milieu d'une pareille tourmente ; me cramponnant d'une main à la barre de perroquet, et tirant de l'autre mon poignard, je me mis à scier la large corde qui attachait à la vergue un des coins de la voile : la besogne eût été longue, si la violence du vent elle-même ne me fût venue en aide. à peine la corde eut-elle été sciée au tiers, qu'elle se brisa tout à fait ; un des liens rompu, l'autre éclata : la voile, retenue seulement alors par les vergues de cacatois, flotta un instant au-dessus de ma tête, pareille à un immense linceul ; puis un craquement se fit entendre, et je la vis disparaître, emportée, comme un nuage, dans les profondeurs du ciel. Au même instant, le vaisseau éprouva une secousse furieuse ; je crus entendre, par-dessus le mugissement de la tempête, la voix du capitaine Stanbow qui prononçait mon nom. Une vague énorme venait de prendre le vaisseau par la hanche ; je le sentis qui se couchait sur le flanc comme un animal blessé, je me cramponnai de toutes mes forces aux haubans ; aussitôt les mâts s'inclinèrent vers la mer, que je voyais bouillonner au-dessous de moi. J'eus un instant de vertige, il me sembla que ces abîmes mouvants hurlaient mon nom ; je sentis que ce n'était pas assez de mes pieds et de mes mains pour me retenir, je saisis la corde avec mes dents, et je fermai les yeux, m'attendant à chaque seconde à sentir la fraîcheur mortelle de l'eau. Je me trompais, le Trident était un trop brave vaisseau pour s'engager ainsi du premier coup ; je le sentis qui se relevait, je rouvris les yeux, et vis, au-dessous de moi, comme à travers un brouillard, le pont et les matelots. C'était tout ce qu'il me fallait ; je saisis un cordage, et, me laissant glisser, je tombai sur le gaillard d'arrière, entre M. Stanbow et M. Burke, au moment où tout le monde me croyait perdu. Le capitaine me serra la main, et le danger que je venais de courir fut oublié. Quant à M. Burke, il se contenta de me saluer, mais sans m'adresser la parole.

La nouvelle manœuvre que M. Stanbow venait d'adopter, forcé qu'il était d'y recourir par la rapidité de l'ouragan, consistait à capeyer au lieu de fuir devant la terre ; elle nécessitait un virement de bord, puisque, dans ce cas, au lieu de présenter la poupe à la tempête, on défie le vent et la mer avec son avant. C'était pendant ce virement de bord qu'une vague nous avait pris par le travers, et m'avait fait décrire la courbe gracieuse qui m'avait valu le serrement de main du capitaine.

Alors M. Stanbow n'avait pas perdu son temps. Au lieu de grandes voiles, qui, un instant auparavant, couvraient le vaisseau, il avait fait déployer seulement le petit foc et le foc d'artimon, et hisser à la tête du mât de misaine une voile latine qui, assurée au pistolet de misaine, se bordait sur le gaillard d'avant. Sous ces voiles, et pourvu que nous présentassions, le moins possible, notre travers au vent, nous ne risquions pas d'embarquer les vagues ; aussi cette manœuvre avait-elle obtenu l'assentiment complet de Bob, qui, après m'avoir fait son compliment sur la manière dont je m'étais tiré de mon voyage aérien, voulut bien me montrer l'excellence de cette disposition, et m'en expliquer la cause. Selon lui, le plus fort de l'orage était passé, et le vent du sud-est ne pouvait manquer, d'un moment à l'autre, de passer brusquement au nord-est en brise carabinée. Dans le cas où cette saute de vent aurait lieu, nous n'avions qu'à hisser la misaine ou la grande voile, et nous nous retrouvions en mesure, à l'instant même, de rattraper le temps perdu.

Ce qu'avait prévu Bob arriva. Le fort de la tempête était passé, en effet, quoique les vagues restassent toujours furieuses, et, vers le soir, le vent souffla d'ouest-nord-ouest ; nous le reçûmes bravement par tribord, et, le lendemain matin, nous avions regagné la ligne dont la tempête de la veille nous avait fait dévier.

Le même soir, nous eûmes connaissance de Lisbonne, et, le surlendemain, en nous réveillant, nous nous trouvâmes en vue des côtes d'Afrique et d'Europe. L'aspect de ces deux rives, ainsi rapprochées, est d'une ravissante beauté : de chaque côté s'élèvent de hautes montagnes couronnées de neige, et, sur la rive espagnole, s'éparpillent, de distance en distance, des villes moresques qui appartiennent bien plutôt à l'Afrique qu'à l'Europe, et qui semblent, un jour, avoir capricieusement passé le détroit, laissant presque déserte la côte opposée. Tout l'équipage monta sur le pont pour jouir de ce magnifique spectacle. Je cherchai, parmi les matelots, mon pauvre David, que j'avais, depuis quatre jours, complètement oublié ; lui seul, insensible à tout, était resté dans le premier pont. Trois heures après, nous mouillâmes sous les batteries du fort, que nous saluâmes de vingt et un coups de canon, et qui nous rendit courtoisement notre salut.

(6) Pièce à feu spécialement allégée.

(7) Tresse de cordage.

(8) Augmentation du vent.

(9) Faseyer, c'est-à-dire battre au vent.

(10) Cordes légères servant à relever les voiles.

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