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Chapitre VIII
L'amoureux d'une voix

Gamba, à cette invitation à un gala du grand monde, fit une grimace piteuse. Pour Olympia, après un moment de silence :
- Mon cher frère, laisse-nous un moment seuls, lord Drummond et moi, dit-elle.
Le bohémien en frac ne se le fit pas dire deux fois, salua tôt et s'esquiva vite, sans pouvoir ou vouloir se douter du duel sans témoins qui allait suivre.
- Est-ce qu'il y aura du monde à votre souper, milord ?
- Quelques amis, répondit lord Drummond.
- J'irai, dit Olympia.
- Merci, diva carissima.
- Oh ! ne me remerciez pas si vite, reprit-elle. Ce n'est pas pour vous que j'accepte, c'est pour moi. Je m'ennuie de ne chanter que pour mon piano. On me priera sans doute de dire quelques airs, et je pourrai remuer des cœurs au souffle du mien.
Lord Drummond prit subitement une expression d'embarras et de souffrance :
- Pardon, Olympia, mais c'est que précisément je comptais vous supplier de ne pas chanter à ce souper.
- Ah ! encore ? fit-elle.
- Vous savez la douleur que vous mêlez à ma joie quand je ne suis pas seul à vous entendre ?
- Soit ! dit Olympia, je ne chanterai pas ; je n'irai pas souper.
Lord Drummond, qui avait eu un éclair de joie à la première partie de la phrase, se récria à la seconde.
- J'ai promis que vous viendriez, dit-il.
- Eh bien ! vous direz que j'ai refusé de tenir votre promesse.
- Mais quelle mine ferai-je devant des convives qui ne viennent que pour vous ?
- Vous ferez la mine qu'il vous plaira.
Lord Drummond insista encore.
- Si je vous demande cela comme un service ?
- Choisissez, dit-elle. Ou je n'irai pas, ou je chanterai.
Il n'insista plus, et tous deux restèrent un moment en silence, lui gêné, elle déterminée.
Ce fut lui qui reprit la parole.
- La manière dont vous avez accueilli ma première supplique, dit-il, est médiocrement encourageante, et cependant j'aurais, vous vous en doutez bien, à vous en adresser une deuxième.
- Laquelle ? dit-elle gravement.
- Vous venez de dire que vous vous ennuyez de ne chanter que pour votre piano. Vous savez bien pourtant qu'il y a au monde un être dont vous faites l'ivresse et l'extase en daignant chanter pour lui.
- Vous ?
- Puisque c'est votre bonheur de chanter, que c'est le mien de vous entendre, pourquoi ne profitons-nous pas de cet instant où nous sommes ensemble ?
- Je ne suis pas en voix aujourd'hui, répliqua-t-elle.
- Parce que nous sommes seuls ?
- Justement. Tenez, milord, il faut que je vous parle avec franchise, puisque l'occasion s'en présente. Je vous préviens que je suis résolue à ne plus subir cette intolérable domination à laquelle vous m'avez réduite, je ne sais comment. Dieu ne m'a pas donné une voix pour que je me taise, et la puissance d'émouvoir la foule pour que je m'éloigne de la foule. Il ne me convient plus d'être inspirée à huis clos. Quand vous voudrez m'entendre, vous inviterez du monde. Je chanterai en public ou je ne chanterai pas. Je suis bien aise de pouvoir vous refuser la seule chose à laquelle vous teniez, à vous qui me refusez la seule chose à quoi je tienne.
- Qu'est-ce que je vous refuse, Olympia ?
- Si vous vous borniez à me refuser de me laisser chanter devant vos amis ou à me défendre de paraître sur un théâtre, je ne suis pas, Dieu merci ! sous votre tutelle, et je me serais engagée sans votre signature. Mais croyez-vous que je ne devine pas que c'est vous qui avez sournoisement empêché les Italiens de me prendre ? Me croyez-vous assez naïve pour supposer qu'un théâtre repousse une cantatrice comme moi, qui s'offre pour rien ? Combien cela vous a-t-il coûté ? On a dû vous prendre bien cher, hein ? Au moins, donnez cette satisfaction à mon amour-propre d'avouer que vous avez plus dépensé pour m'empêcher de chanter que vous n'auriez fait pour en faire chanter une autre.
Lord Drummond eut aux lèvres un sourire imperceptible.
- Vous l'avouez, continua Olympia. Alors, que suis-je venue faire à Paris ? Donner des concerts, ce n'est plus le théâtre, le drame, la passion, l'art, la vie ! Même au bal costumé de Mme la duchesse de Berry, où vous avez eu la prodigieuse complaisance de me laisser paraître masquée, j'ai senti que ce n'était pas le théâtre. Donc, je vous le répète, il faut que vous en preniez votre parti, il ne me plaît plus de me soumettre à vos fantaisies. Vous êtes noble et riche, vous avez des caprices, il entre dans vos goûts d'avoir une chanteuse à vous qui ne soit qu'à vous, qui n'ait des notes que pour vous. Si c'était de l'amour, je vous comprendrais. Mais vous ne m'aimez pas, Dieu merci ! vous ne m'avez jamais fait de déclaration ; et si vous m'en aviez fait, vous ne seriez pas chez moi. La femme, et c'est ce qui m'a plu d'abord en vous, n'existe pas pour vous ; vous ne connaissez que la chanteuse. Vous n'êtes pas jaloux de ma figure, de ma personne, de moi ; vous me tourmentez souvent pour me faire dîner avec vos amis à condition que je ne chanterai pas. On raconte des histoires de millionnaires qui ont eu l'immense égoïsme de louer un soir toutes les places d'une salle de spectacle, et d'avoir la représentation pour eux seuls. Vous, votre égoïsme va plus loin ; ce n'est pas une représentation que vous voulez, il vous faut toutes les représentations. Vous me confisquez. Mais, pour cela, vous avez besoin de mon consentement, et je vous le retire.
Lord Drummond pâlit.
- Non, certes, poursuivit-elle, je ne veux plus être la très humble servante de vos excentricités. Si vous aviez pour moi, non pas de l'amour, je ne vous le permettrais pas, mais de l'affection, vous savez que le chant est ma vie, vous ne voudriez pas plus me priver de chanter que de respirer. Sous prétexte que vous êtes jaloux de ma voix, vous vous mettez entre moi et mon rêve, vous me retirez cette noble joie de remuer Paris et de faire palpiter mon âme dans cette âme du monde. Puisque vous avez vos bizarreries, vous devez comprendre celles des autres. Moi, la mienne est de communiquer aux salles combles les inspirations qui m'agitent le cœur, tout ce que j'éprouve, tout ce qui me déborde. Je ne vois pas pourquoi je sacrifierais ma fantaisie à la vôtre. Vous n'avez aucun droit sur moi. Je suis libre. Je chanterai où bon me semble.
Un tressaillement plissa la bouche de lord Drummond, comme celle d'Othello lorsque Iago lui dit que Desdemone aime Cassio.
- C'est la guerre déclarée ? dit-il.
- La guerre, soit ! si vous appelez cela la guerre.
- Et nos conventions ?
- Votre rêve étrange de dilettante a pu d'abord charmer et toucher en moi l'artiste. Vous aimiez ma voix jalousement, comme j'aime l'art. Cette ressemblance m'a plu, et je me suis quelque temps prêtée à ce que je croyais une originalité d'enthousiaste. Mais je m'aperçois que ce n'est qu'un égoïsme d'homme blasé, et je me révolte !
- Vous chanterez en public ?
- Oui, certes !
- Malgré toutes prières ?
- Malgré toutes prières.
- Je vous en empêcherai.
Olympia la regarda en face :
- Vous payerez tous les théâtres, comme le Théâtre-Italien, pour qu'ils ne m'engagent pas ? Votre fortune n'y suffirait pas !
- Je ne sais pas ce que je ferai, dit lord Drummond ; mais je vous empêcherai de chanter en public.
- Vous me sifflerez ?
Lord Drummond ne répondit pas.
- Vous parliez de nos conventions, continua Olympia s'animant par degrés ; allons, dites donc que vous me redemanderez les cinquante mille francs que vous m'avez prêtés ?
Il fit un geste d'énergique dénégation. Mais elle, avec un mouvement de fierté irritée, alla à un secrétaire, l'ouvrit, y prit une masse de billets de banque et les tendit à lord Drummond.
- Voici vos cinquante mille francs, dit-elle.
Et, comme il ne les prenait pas, elle les jeta sur la table.
- Cela vous étonne ? reprit-elle. Sachez que je me suis engagée à Venise pour toute la saison prochaine, et j'ai exigé qu'on me payât d'avance. Dieu soit loué ! je puis vous payer, et je ne vous dois plus rien.
Lord Drummond resta consterné et pâlissant. Cette chère passion, à laquelle il tenait plus qu'à sa vie, elle allait lui échapper.
- Oui, reprit Olympia, je suis une femme insouciante et prodigue, je ne sais pas compter ni refuser, l'argent me glisse comme l'eau entre les doigts. Un jour que j'avais trop loyalement oublié mes riches créanciers pour les pauvres habitants d'un bourg incendié, vous vous êtes trouvé là pour empêcher qu'on ne saisit mon palais. J'ai accepté de vous ce service parce que j'ai pensé que vous ne me le vendiez pas. Je vous en ai été reconnaissante, et c'est pour vous remercier que j'ai cédé d'abord en riant à vos singularités. Mais quand j'avais fait de vous un ami, vous voulez vous faire mon maître ! Je me dégage et je romps. Je vous rends votre argent, et je vous reprends mon amitié. L'argent ? si vous avez cru me tenir par ce lien, vous vous êtes trompé. Je n'en ai jamais eu besoin que pour donner. Quant à moi, je ne connais pour luxe et pour vraie richesse que l'art, et je ne serai jamais plus fière que dans une petite chambre sous les toits, où je chanterai comme un oiseau.
Elle se tut. Au ton ferme et résolu dont elle avait parlé, lord Drummond avait compris que c'était là une décision contre laquelle tout se brisait, tout, excepté peut-être l'art même qui lui enlevait son bonheur.
- Ainsi, dit-il, mon crime est de vous admirer ? Vous, artiste, vous me reprochez de sentir si vivement l'art, que je suis amoureux d'une voix comme on l'est d'une femme, et que j'ai pour l'âme, exprimée en chants divins, la même jalousie que d'autres ont pour le corps ?
- Je vous ai dit que c'était cela qui m'avait d'abord touchée, dit-elle plus doucement.
Lord Drummond s'aperçut de l'avantage qu'il avait repris, et continua :
- Oui, c'est vrai, je suis jaloux de votre chant ; mais ce n'est pas seulement à cause de moi, c'est aussi à cause de vous. C'est vrai, j'ai des accès de colère quand je vous vois jeter à la foule grossière ces notes où vous mettez tant de votre âme. Le public vous admire brutalement ; il ne comprend pas ce que vous êtes : il est indigne de vous entendre. Votre voix, qui m'ouvre le ciel, les laisse sur la terre. Ah ! pourquoi permettez-vous cet éden de pures mélodies à tous ces hommes infirmes et stupides ? Pourquoi rabaissez-vous le firmament au niveau du pavé des rues ? Ce que vous appelez une représentation, je l'appelle une profanation.
- C'est tout le contraire, dit Olympia. Le théâtre, c'est le piédestal, c'est le trépied enflammé d'où la prêtresse rend ses oracles aux multitudes et répand le dieu qui la dévore. Vous voulez que je descende du trépied et que je rampe à terre. Vous voulez que j'éteigne la divinité dans mon âme et que je redevienne femme.
- Je ne veux pas, répliqua lord Drummond avec une ardeur étrange dans cet Anglais flegmatique, que vous éteigniez votre divinité ; je veux qu'elle ne brûle que pour moi. Je veux être seul à posséder les célestes dons que vous distribuez ; je ne veux les partager avec personne. Oh ! je vous en conjure, Olympia, ne raillez pas et ne désespérez pas cette bizarre passion que je ressens auprès de vous. Ne me punissez pas de vous aimer autrement qu'on aime les autres femmes. Voyons : réfléchissez. Je vous aimerais d'un amour vulgaire : à quoi cela m'avancera-t-il, puisque vous êtes plus froide et plus chaste qu'un marbre ? N'avez-vous pas dit non à toutes les déclarations et à toutes les prières que vous ont values votre beauté et votre génie ? Toutes les recherches, toutes les persistances, tous les efforts, tous les assauts n'ont-ils pas été inutiles ? Eh bien ! puisque vous ne voulez pas être aimée comme les femmes ordinaires, laissez-moi alors vous aimer autrement. Vous êtes faites pour comprendre un cœur comme le mien, et pour me passer mon amour d'artiste, vous qui ne voulez du monde que l'art, vous, religieuse de l'art, nonne de la musique pour qui l'Opéra est un couvent, à qui l'on n'a jamais connu de passion que pour les beaux rôles et d'amants que Mozart et Cimarosa. Au nom de Rossini, comprenez-moi et exaucez-moi ! N'ayez de génie, d'âme et de voix que pour moi seul, et, en échange, prenez de moi tout ce que vous voudrez, depuis ma fortune jusqu'à mon nom, jusqu'à mon sang. Oh ! si vous vouliez m'épouser ! Une fois ma femme, vous seriez bien forcée de m'obéir et de me sacrifier cet affreux rival que vous me préférez, le théâtre !
Lord Drummond parlait d'un accent si vrai, qu'Olympia se sentit émue malgré elle.
- Mylord, dit-elle, vous êtes presque aussi touchant qu'absurde.
- Voulez-vous m'épouser ? reprit-il.
- Ne me parlez jamais de cette folie, répondit-elle sérieusement. Tenez, ajouta-t-elle en tendant la main, réconcilions-nous. Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit. Je veux être libre. Mais nous pouvons rester amis. Cela vous va-t-il ?
- J'aime mieux cela que rien, dit lord Drummond.
- Donc, c'est entendu. Vous restez mon ami, à deux conditions. La première, c'est que vous allez reprendre votre argent.
Elle prit les billets et les lui remit dans la main.
- Si j'en ai besoin, je vous les redemanderai, dit-elle pour lui adoucir ce payement. La seconde condition, c'est que je serai maîtresse de moi, que je chanterai où il me plaira, et que je retournerai passer la saison à Venise.
- J'irai avec vous, dit lord Drummond.
- Soit, dit-elle. Je chanterai toutes les fois que je voudrai, devant qui je voudrai, devant vos amis de ce soir. Est-ce dit ?
- C'est dit, répliqua lord Drummond.
- Et vous ne serez pas morose ?
- Oh ! cela, je n'en réponds pas !
- Je vous passerai quelques accès d'humeur dans les premiers temps. Et puis, vous vous y ferez. J'aurai d'ailleurs un moyen bien simple de faire que vous soyez content de m'entendre chanter en public, ce sera de ne plus jamais chanter pour vous seul. Vous aimerez encore mieux m'entendre en public que pas du tout.
- Oh ! n'employez pas ce moyen, dit-il. Je préfère être content tout de suite.
- Voilà que vous vous apprivoisez, dit-elle gaiement. Eh bien ! je ne veux pas être en reste avec vous, et, puisque vous êtes gracieux pour moi, je serai gracieuse pour vous. Je vous octroie deux faveurs qui vont vous charmer : d'abord, je ne chanterai pas ce soir pour vos amis.
- Ah ! s'écria lord Drummond avec un cri de joie.
- En outre, je vais chanter tout de suite pour vous.
Elle alla au piano, et se mit à chanter le grand air final de la Cenerentola : Perche tremar ? Perche ? ce cri superbe de triomphe et de pardon d'une âme généreuse et douce qui console dans sa joie ce qui a causé sa peine.
Lord Drummond était ravi, transporté, ivre. Chaque note de cette divine musique, si divinement interprétée, vibrait dans tous les échos de ses entrailles. L'âme de cet étrange amoureux d'une voix était comme un autre instrument qui accompagnait l'accent tout-puissant de la chanteuse, et les doigts d'Olympia jouaient à la fois des touches du piano et des fibres de son cœur.
Quand la dernière vibration se fut éteinte, il n'applaudit pas, et ne dit pas un mot à Olympia.
- Et elle ne veut pas que je sois jaloux d'une telle émotion ! murmura-t-il seulement d'un air sombre.
Puis, voulant s'arracher sans doute aux idées qui l'absorbaient :
- Ainsi, vous viendrez ce soir ? dit-il en se levant.
- Oui. Vous ne recevez que vos amis, je présume. Qui aurez-vous ?
- Des personnes que vous ne devez pas connaître : l'ambassadeur de Prusse...
- L'ambassadeur de Prusse ! s'écria Olympia qui tressaillit subitement.
- Oui, je lui ai été présenté hier soir, et je l'ai invité.
- Le comte d'Eberbach ?
- Oui.
- En ce cas, dit Olympia, c'est impossible. Je n'irai pas.
- Pourquoi donc ? demanda lord Drummond étonné. Est-ce que vous avez quelque chose contre d'Eberbach ? Le connaissez-vous ?
- Non.
- Eh bien ?
- De fait, reprit-elle, comme se parlant à elle-même, pourquoi n'irais-je pas ?
Elle réfléchit profondément. Puis, après une lutte qui se refléta sur son beau visage :
- Allons, dit-elle, j'irai.
- à ce soir donc. C'est pour onze heures.
- à ce soir.


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