Dieu dispose Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre VII
Chez Olympia

Olympia occupait, île Saint-Louis, sur le quai du Midi, le premier étage d'un ancien hôtel d'un air noble et sévère.
En entrant dans son appartement, on ne se serait pas cru, certes, chez une actrice. Nulle part, ces frivolités neuves, ces modes du matin, nécessaire aujourd'hui, demain impossibles, cette richesse inintelligente de la parvenue. Ni luxe ni coquetterie. L'antichambre donnait sur une salle à manger tendue de vieilles tapisseries. Le salon, tout en bois de chêne sculpté çà et là de roses et de vignes, et dont le plafond était peint par Lebrun, n'était pas contrarié par l'ameublement sobre et digne.
Un grand piano d'ébène à filets d'or, placé en face de la cheminée, aurait seul pu dire à quel grand artiste ce logement appartenait ; autrement, on se serait moins attendu à une chanteuse qu'à une grande dame.
Au moment où nous prenons la liberté d'introduire nos lecteurs chez la cantatrice qui avait remué tant d'émotions au bal de la duchesse de Berry, Olympia, vêtue d'un ample peignoir de cachemire blanc, était dans le salon et achevait de donner des instructions à un valet de pied.
Olympia pouvait avoir trente-quatre ans. C'est dire qu'elle était dans toute la puissance d'une beauté chaude et ferme accentuée par les tons ardents des soleils d'Italie. La douceur de ses yeux, d'un bleu profond et presque noir, se relevait par moments d'un regard vif et résolu. On y sentait la force sous la bonté, et, sous la grâce de la femme, une décision virile.
Une immense profusion de cheveux d'un or fauve et superbe ruisselaient, comme une auréole de flamme, le long de ses temps, et tourbillonnaient derrière sa tête. Son teint, d'une pâleur rayonnante, avait l'éclat mat d'un marbre blond.
Des mains d'impératrice, une taille fière et souple, et sur toute sa personne ce signe particulier que l'art imprime à ses élus pour les distinguer de la foule ; tout complétait cette belle et sereine créature faite pour passionner les yeux comme les oreilles. La figure était digne de la voix.
- Vous entendez, Paolo, disait Olympia au valet de pied, quand vous aurez remis ces quinze cents francs au maire de l'arrondissement, et ces quinze cents autres à M. le curé de Notre-Dame, vous monterez, en revenant, chez cette pauvre femme dont le fils est tombé à la conscription, et vous lui remettrez ces mille francs. On m'a dit que c'était suffisant pour racheter son fils. Elle ne pleurera plus.
- Je lui dirai, demanda le valet, que je viens de la part de madame ?
- Non pas ! répondit Olympia. Vous direz, sans nommer personne, que vous venez du faubourg Saint-Germain.
Le valet partit.
Il n'avait pas refermé la porte du salon, que tout à coup deux ou trois coussins d'un vaste canapé qui était auprès du piano se mirent à s'agiter. Olympia se retourna et vit se dresser entre les oreillers de soie une tête vive et bizarre aux cheveux noirs bouclés, aux yeux noirs, aux dents blanches. L'homme sur les épaules duquel souriait cette tête s'était tenu pelotonné et caché sous les coussins.
Sans quitter sa position horizontale :
- Alors, ma très chère sœur, dit-il à Olympia, tu ne gardes encore absolument rien pour toi ?
- Que diable faisais-tu là, Gamba ? dit la chanteuse.
- Une question n'est pas une réponse, reprit le singulier personnage. Mme la duchesse de Berry a eu l'idée intelligente de te faire prier de chanter chez elle, et la gracieuse idée de te remercier de ton chant en t'envoyant deux cents louis. Si, sur ces deux cents louis, tu donnes quinze cents francs au maire, quinze cents francs au curé, et mille francs à la vieille, je recommence à te demander ce que tu garderas pour toi ?
- Je garde, répliqua gravement Olympia, les quatre lignes que Madame a dictées et signées. Un remerciement d'une telle main n'est-il pas plus précieux que deux cents misérables louis ? Et, à présent que j'ai répondu à ta question, réponds à la mienne. Que faisais-tu là ?
- Moi ? dit Gamba. Eh ! parbleu ! j'espionnais la charité d'un ange sans ailes, et j'exerçais la souplesse d'un homme sans os. Quand tu es entrée tout à l'heure dans le salon, j'étais en train de me dégourdir un peu les muscles et de repasser quelques-uns de mes anciens sauts de carpe. Ta venue subite m'a interloqué, et, de peur d'être pris en flagrant délit de saltimbanquerie, je me suis enfoui dans les profondeurs de ce canapé, où je serais resté enterré jusqu'à ton départ sans l'explosion d'horreur que m'a arrachée ta vertu.
Ce disant, il signor Gamba sauta prestement du canapé, et vint, d'un bond élastique, tomber en arrêt solide et souple devant la table où était assise Olympia.
- étrange garçon ! fit-elle en souriant.
C'était, en effet, un étrange et curieux être, ce Gamba ! Petit, svelte, la taille mince et les épaules carrées, un cou de jeune taureau, un mélange de délicatesse et de vigueur, nerveux, les attaches fines, il avait des mains de femme et des poignets d'Hercule. Ce qui frappait surtout en le regardant, c'était un contraste flagrant entre son allure et son costume. Sa vivacité ordinaire ne savait évidemment comment se comporter avec cet habit noir et ce pantalon qu'il avait pris à larges plis, sans doute, mais dont les bretelles et les sous-pieds le mettaient au martyre. Il semblait dépaysé dans cet accoutrement de tout le monde, et il avait quelque chose d'un clown en cage dans un frac.
Un seul détail dans son costume devait ravir sa fantaisie méridionale autant qu'il choquait notre élégance étriquée : c'était une paire de vastes anneaux d'oreille en or qui pendaient et battaient le long de ses joues, et qui, dans la prestesse de ses mouvements, ajoutaient deux rayons aux rayons de ses yeux. Aucune prière, aucune considération n'avait pu déterminer Gamba à renoncer à cet ornement splendide.
Olympia retint le sourire qu'avait amené sur ses lèvres le saut brusque de Gamba, et prit l'air le plus sérieux qu'elle put.
- Mon cher frère n'apprendra donc jamais la dignité et la tenue ? dit-elle. à quarante ans tout à l'heure, mon cher frère aîné devrait pourtant avoir un peu moins de vif argent dans les veines.
- Ah ! ma foi, tant pis ! s'écria Gamba. Il n'y a là personne. Lord Drummond ne nous regarde pas. Laisse-moi me détirer un peu. Si tu savais comme j'en ai assez du grand monde en général et de Paris en particulier ! Quel affreux pays que la France ! Le soleil se repose cinq jours par semaine de s'être battu les deux autres. Je m'y ennuie et je m'y enrhume. Ajoute à cela lord Drummond, l'homme brouillard. Je crois, corpo di Bacco, que je regrette ici le climat et le séjour de Vienne !
Olympia tressaillit douloureusement.
- Tu m'avais promis, frère, dit-elle, de ne jamais me reparler de Vienne et des deux mois que nous y avons passés.
- C'est vrai ! Oh ! pardon, sœur ! Je suis un étourdi bavard. Parlons de l'Italie, ô chère Italie !
- Tu aimes donc bien l'Italie, Gamba ?
- C'est ma mère, dit Gamba, dont la voix s'attendrit, et dont l'œil eut presque une intention de larmes. Et puis, reprit-il plus gaiement, en Italie, il fait chaud et il y a un soleil. De plus, j'y ai des amis dans presque toutes les villes, des allumeurs de quinquets, des figurants, des souffleurs. La nuit, après le spectacle, je m'en vais avec eux dans quelque cabaret, j'ôte mon habit, et il faut me voir me livrer à tout ce que la nature et l'air permettent de fantaisies aux hommes désarticulés. Et ce sont des applaudissements, et ce sont des cris de joie. Tandis qu'ici, je ne connais personne. Au lieu de t'engager à un théâtre où je n'aurais pas tardé à faire quelque honorable connaissance parmi les comparses et les pompiers, tu te tiens majestueusement dans un hôtel où je suis réduit à la compagnie de lords et de princes. Quel ennui ! Il faut que je sois jour et nuit un monsieur, un riche ganté, guindé, cravaté ; jamais un saltimbanque ! jamais à mon aise ! Est-ce une vie ? Je t'aime tant que, pour toi, je m'astreins au luxe, je me résigne à coucher dans des appartements somptueux, je subis des domestiques, je m'assujettis à des repas splendides. Mais je regrette ma misère, mon bon sommeil en plein air, le macaroni de la place, et surtout la corde raide et la pyramide humaine ! Ah ! penser qu'il y a des pauvres qui envient les riches !
Gamba disait ces choses comiques d'un accent si pénétrant, qu'Olympia, tout en souriant, se sentit presque touchée de ses lamentations absurdes.
- Ne t'afflige pas, mon pauvre Gamba, ton vœu pourrait bien être réalisé plus tôt que tu ne l'espères et que je ne l'aurais voulu.
- Nous retournerions en Italie ?
- Hélas ! oui, reprit Olympia. Je ne suis pas comme toi, moi, j'aime Paris.
- Si tu l'aimes, interrompit tristement le pauvre homme, nous y resterons.
- Non, répondit-elle. J'aime dans Paris la ville sacrée des artistes, la capitale des intelligences, la cité qui distribue les couronnes définitives. C'est Paris qui baptise et qui nomme les réputations et les talents. Personne n'est sûr de soi tant que la France n'a pas prononcé. Un jour donc, je me suis mise à douter de mon inspiration et de ma puissance, et j'ai éprouvé l'irrésistible besoin de venir demander à ce juge suprême ce que je valais. Justement, lord Drummond me suppliait de venir le rejoindre à Paris. J'espérais pouvoir y chanter, bien que lord Drummond, tu sais comme il est jaloux de ma voix ! déclarât s'y opposer d'avance. J'ai essayé de m'entendre, sans lui en parler, avec le Théâtre-Italien. Mais il avait prévu sans doute le coup. J'ai eu beau accepter d'avance toutes les conditions possibles, offrir de chanter pour rien, on m'a objecté des engagements pris, le danger de créer des concurrences aux vogues établies. En somme, j'ai trouvé la porte fermée. Eh bien ! je retournerai où les portes me sont ouvertes ; car, vois-tu, Gamba, j'ai besoin de chanter.
- Comme moi de sauter ! Oh ! je comprends cela ! s'écria Gamba. Oh ! oui, les tours d'agilité du gosier ou des reins ! le cercle des bouches béantes, les applaudissements, le triomphe ! c'est la vie !
- Non, reprit Olympia en secouant sa belle tête noire mélancolique, non. Si j'aime le chant, la musique divine, les grands maîtres et cette suprême consolation de l'art, ce n'est pas pour les bravos, pour la renommée, pour la gloire, mais pour moi-même, pour l'émotion que je ressens et que je communique, pour répandre au dehors un trop-plein que j'ai dans le cœur. J'ai en moi quelque chose qui m'étoufferait, je crois, si je ne l'épanchais pas dans les autres. Je ne chante pas pour être applaudie, frère, mais pour vivre.
- N'importe, dit Gamba, tu penses à quitter Paris ?
- Oui.
- Et à retourner en Italie ?
- Oui.
- Bientôt ?
- Avant quinze jours.
- C'est bien vrai ? Tu ne dis pas cela pour tromper ton pauvre Zorzi ?
- Je te le promets.
Il y avait deux fauteuils dorés appuyés dos à dos. Sans répondre un mot, Gamba se renversa brusquement en arrière, tomba la colonne vertébrale posée sur le double dossier, et, par un prodigieux saut de carpe, alla retomber debout les pieds joints de l'autre côté des fauteuils.
C'était sa manière d'exprimer sa joie.
Olympia jeta un cri.
- Malheureux, dit-elle effrayée en souriant, tu finiras par te casser le cou, sans compter que tu commenceras par casser mes meubles.
- Ah ! tu m'insultes ! répondit Gamba blessé dans son amour-propre d'acrobate.
Et, comme pour se venger de cette crainte injurieuse, il sauta sur le canapé, enjamba un bahut, grimpa du bahut sur une sorte de torchère en bois doré qui supportait un énorme vase du Japon, et, de la torchère, sur le sommet du vase, où il se tint en équilibre.
- Je t'en prie, descends, s'écria Olympia épouvantée.
- Sois tranquille, dit-il, je célèbre notre glorieuse rentrée en Italie.
Et, se gonflant les joues et imitant avec son gosier le son, et avec ses mains le mouvement de la trompette, il se mit à chanter bruyamment : « Tara ! tara ! tara ! »
Tout à coup la voix lui expira au gosier, et Olympia, étonnée, le vit pâlir et prendre une contenance piteuse.
C'était lord Drummond qui entrait.
Le vacarme des fanfares de Gamba avait empêché d'entendre le valet qui était venu l'annoncer. De sorte que Gamba s'était brusquement trouvé face à face avec la gravité froide du rigide gentleman.
Le pauvre Gamba se laissa tomber, plutôt qu'il ne sauta, du haut du vase sur le plancher.
Olympia ne put retenir un joyeux éclat de rire.
Lord Drummond, réprimant un mouvement de mauvaise humeur, regarda la chanteuse d'un air qui lui reprochait d'encourager son frère à ces divertissements de mauvais ton.
Mais elle n'en continua pas moins à rire de bon cœur.
Gamba, humilié de sa position, hésita s'il ne quitterait pas la place ; mais la pensée de traverser le salon devant ce seigneur grave l'inonda d'une sueur glacée ; la porte était loin et le canapé était près. Il opta pour le canapé, et s'y affaissa silencieusement, tâchant d'affecter une pose convenable et décente.
Il aurait pu sortir sans inconvénient, lord Drummond ne faisait plus attention à lui. En voyant Olympia, lord Drummond n'avait plus vu qu'elle. Son regard, habituellement froid et poli, s'était, sur elle, fondu en une sympathie inexprimable, en admiration mêlée de tendresse, presque en extase.
Elle lui tendit une main qu'il baisa.
Puis elle lui montra un fauteuil, et ils s'assirent près du feu.
- Mon cher lord, demanda-t-elle, qu'est-ce qui me vaut, de si bonne heure, la joie de votre visite ?
- Je viens, dit-il, solliciter un service de vous, madame.
- Un service de moi ?
- Oui, je donne à souper aujourd'hui. Je viens vous prier d'y venir... Oh ! non pas seule, avec votre frère.



Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente