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Chapitre LXIV
Deux mariages

Six semaines après la scène lugubre que nous venons de raconter, deux femmes étaient agenouillées sur une tombe dans le cimetière de Landeck.
Frédérique et Christiane n'avaient pas quitté le château d'Eberbach depuis la mort de Julius. Elles n'avaient pas voulu abandonner l'être cher et dévoué qui s'était scellé sous terre pour faire place au bonheur de sa fille.
Tous les jours, lorsque le soir tombait, la mère et la fille sortaient du château, et allaient au cimetière.
Là, à travers l'épaisseur du sol, elles causaient avec celui qui s'en était allé, et il leur semblait que l'absent redevenait présent pour quelques minutes. Elles le voyaient, elles lui parlaient, et lui aussi les voyait et leur parlait.
à genoux, pour se rapprocher de lui davantage, elles lui reprochaient de les avoir quittées. C'étaient de tristes et tendres effusions où douleur, reconnaissance, amour, elles répandaient tout leur cœur. Le mort tressaillait dans sa tombe. Oh ! l'on n'est vraiment mort que quand on est oublié, et jamais Julius, à aucun moment de son existence, n'avait plus vécu que maintenant, dans de tels souvenirs et dans de telles larmes.
Les premières de ces entrevues des deux femmes avec le mort si cher furent mornes et navrées. D'abord, la mort de ceux qu'on aime produit l'effet de l'arrachement. Toutes les fibres de l'âme se déchirent et saignent.
Mais la Providence, qui veut que l'humanité regarde en avant et ne s'absorbe pas dans le regret du passé, cicatrice toujours les blessures les plus profondes. Le désespoir s'apaise, et comme, après tout, on est sûr de rejoindre dans la tombe ceux qu'on y a déposés, on prend patience, et l'on regarde la mort comme un rendez-vous où l'on ne tardera pas à se retrouver tous.
Et puis, il n'y a rien de plus calmant qu'un cimetière, surtout un cimetière de campagne. Dans les villes, les cimetières ne sont ouverts que le jour. La foule y abonde, c'est une promenade ; la curiosité y flâne et y bavarde ; les marbriers et les maçons vous y poursuivent, vous faisant leurs offres de services et offensant la sainteté de la mort du scandale de la spéculation. Pas de silence, pas de respect, pas de piété.
Mais, dans les villages, les morts dorment tranquilles. Pas d'oisif qui vienne les importuner. La solitude leur laisse le repos si bien mérité après la vie.
Pas de grilles et de gardiens qui interrompent la prière à une certaine heure. Le cimetière n'est jamais fermé. Vous pouvez y pleurer la nuit ; et c'est la nuit seulement qu'il fait bon aller sur les tombes. C'est la nuit que les morts remuent dans leurs fosses et répondent à ce que vous leur dîtes. C'est la nuit qu'on entend leur voix dans le faible bruissement des herbes. Il n'y a de tombes que la nuit.
Ce soir-là, le ciel bleu s'inondait de lune. Le temple de Landeck éclatait comme un mur de neige. Septembre retenait son souffle. Les oiseaux dormaient dans leurs nids, et l'on aurait dit qu'on entendait le mouvement des étoiles.
Il y avait une telle douceur dans toute la nature, que Christiane et Frédérique se sentaient le cœur tout attendri.
Il était impossible que le même Dieu qui avait fait tant de choses douces, le ciel si souriant, la brise si caressante, les fleurs si parfumées, fût plus méchant que sa création et séparât à jamais ceux qui s'étaient aimés. Ce calme de la nature était une promesse.
Tout cela, rayons, haleines et senteurs, disait à la mère et à la fille : « Essuyez vos pleurs, vous le reverrez. Il dort ; mais il se réveillera. »
Et comme Frédérique avait en elle une pensée qu'elle tâchait d'écarter, ne voulant, sur cette tombe, penser qu'à son père, cette nuit sereine et calmante lui disait encore tout bas : « Pense à Lothario, tu le peux sans scrupule. C'est pour que tu sois heureuse, que ton père est mort. Sois heureuse, il t'en remerciera de là-haut. »
Au moment où il semblait à Frédérique que son âme entendait ces paroles murmurées par une voix inconnue, un bruit d'herbes froissées derrière elle lui fit involontairement tourner la tête.
Elle aperçut Lothario.
à la vue de celui dont elle était séparée depuis si longtemps, elle se sentit défaillir, et elle demanda pardon à son père mort d'être si joyeuse.
Christiane avait vu Lothario. Elle lui laissa le temps de s'agenouiller et de prier.
Puis, se levant :
- Venez, enfants, dit-elle.
Tous trois sortirent du cimetière sans dire une parole.
Mais, lorsqu'ils furent dans le sentier qui conduisait au château :
- Embrassons-nous tous trois, dit la mère ; et aimons-nous bien, car celui qui nous aimait le plus est parti.
- Vous êtes bonne, ma mère, cria Frédérique, comprenant que Christiane avait dit : « Embrassons-nous tous trois » pour qu'ils eussent le droit de s'embrasser tous deux.
Ils revinrent ensemble au château, et ce fut une bonne soirée après ces tristes semaines.
Lothario avait reçu en Amérique une lettre de son oncle qui le rappelait en toute hâte. Il était accouru, et avait trouvé à Paris une lettre de Christiane par laquelle il avait appris le noble et douloureux dévouement du comte.
Mais Christiane ne voulait pas que sa fille restât dans ces idées pénibles. Frédérique n'était pas dans l'âge de la souffrance. D'ailleurs, elle avait déjà eu plus que sa part dans ces dernières années. La pauvre mère refoula elle-même son deuil, et tâcha de sourire pour faire sourire sa fille.
Elle voulut que Lothario racontât son voyage, et les tempêtes de la mer, et le soleil de l'Amérique. Puis elle parla de l'avenir et du mariage de ses enfants, qu'elle autoriserait aussitôt après que l'année de deuil serait finie.
Lothario et Frédérique lui baisèrent les mains, et s'endormirent sur cette chère espérance.
à partir de ce jour, l'horizon s'éclaircit peu à peu pour ces trois cœurs si durement éprouvés.
Le château recommença à vivre et à espérer.
Gamba était là, content de respirer en plein air, et d'avoir une pelouse où il pouvait, de temps à autre, étonner les domestiques de quelque cabriole impossible.
Gretchen était revenue de Paris. Christiane et Frédérique avaient exigé qu'elle logeât désormais au château, et elle y avait consenti pour ne pas les quitter dans leur affliction.
Il était convenu qu'elle se marierait avec Gamba le même jour que Frédérique avec Lothario.
Les semaines et les mois passèrent ainsi, entre le regret et l'espérance, s'éloignant de la tombe et se rapprochant du lit de noce.
Cependant Gamba se sentait par moments un peu humilié de manger un pain qu'il ne gagnait pas. Lui, homme, il était nourri par des femmes !
Depuis qu'il avait renoncé à son noble métier de saltimbanque, il n'avait pas possédé en propre une baïoque d'Italie, ni un kreutzer d'Allemagne, ni un sou de Paris.
Il avait beau se dire que Christiane ne faisait que lui rendre ce qu'il avait fait pour elle, et que, si elle lui donnait le pain, il lui avait donné la vie, soin orgueil d'acrobate se révoltait à l'idée qu'il ne se suffisait pas à lui-même, qu'il ne travaillait pas, qu'il n'avait aucune industrie, et qu'il n'était plus qu'un grand fainéant à qui l'on donnait la becquée comme à un enfant ou à un infirme.
Infirme ! lui, l'homme-muscles, lui qui faisait un si prodigieux usage de ses bras et de ses jambes !
Gamba chercha donc quelle spéculation il pourrait entreprendre et quel métier il pourrait exercer.
Pour lui, après l'honorable profession de saltimbanque, qui ne lui aurait pas été permise par Christiane ni par Gretchen, il n'y avait plus au monde que la profession de gardeur de chèvres.
Les chèvres aussi sont des saltimbanques. Au moins, les tours de force qu'il ne pourrait plus faire lui-même, Gamba les verrait faire à ses chèvres. Il les verrait se pendre au bord des précipices, sauter sur les abîmes, enjamber les gouffres. Elles lui rappelleraient son passé. Ce serait toujours cela. Ne pouvant plus être acteur, il serait spectateur.
Son parti fut pris aussitôt.
Il avait quelques économies dues aux libéralités de Christiane. Il sortit un matin avant le jour, et rentra le soir, escorté d'un peuple de chèvres.
Il avait battu tout le pays, et il avait acheté toutes les chèvres des environs.
Il adjoignit son emplette au troupeau de Gretchen, et dorénavant son existence eut une raison d'être. Sa fierté fut satisfaite. L'exploitation de son troupeau lui rapporta plus qu'il ne lui fallait pour vivre, et il put se rendre ce noble témoignage qu'il n'était à charge à personne.
Dès lors, la joie régna dans l'âme de Gamba. Sa vie fut pleine. Quand il songeait au passé, aux sauts de carpe sur les places publiques, à la vivacité, à la grâce, il avait ses chèvres ; quand il songeait à l'avenir, au bonheur de ne pas vieillir dans l'isolement, au besoin d'avoir près de soi quelqu'un qui s'intéresse à vous, qui vous aime, qui vous sourit, il avait Gretchen.
Rien donc ne manquait à ses instincts : Gretchen faisait la joie de son cœur, et ses chèvres, la joie de ses jarrets.
Tout arrive, même ce qu'on désire, a dit un poète.
Le 26 août 1831, le jour se leva gaiement sur le château d'Eberbach. Quoique ce ne fût pas un dimanche, toute la maison et tout le village de Landeck mettaient leurs habits de fête. le temple s'emplissait de fleurs. Tout Landeck était invité à un grand dîner et à un grand bal qui devaient avoir lieu dans la cour du château à l'occasion du double mariage de Frédérique avec Lothario et de Gamba avec Gretchen.
Tout le monde achevait de s'habiller pour se rendre au temple. Gamba, prêt depuis longtemps, errait du perron à la grille, en proie à une préoccupation évidente.
De temps en temps, il sortait et jetait un regard inquiet sur la route. Il attendait quelque chose ou quelqu'un qui ne venait pas.
Enfin, Frédérique parut, et il fallut se mettre en route. Quelque satisfaction qu'éprouvât Gamba de la réalisation d'un vœu caressé si amoureusement, il ne put effacer entièrement de son front une ombre de contrariété. Son bonheur était incomplet.
Le cortège franchit la grille... à ce moment, un bruit vague se fit entendre au loin.
- Attendez ! s'écria Gamba, dont le visage se mit à rayonner ; les voici !
Le bruit se rapprochait rapidement, et l'on ne tarda pas à distinguer une musique bizarre où les fifres, les tambours de basque et les castagnettes s'accompagnaient de cris gutturaux et d'exclamations aiguës.
Presque aussitôt, une voiture déboucha au tournant du chemin.
- Ici ! cria Gamba en se jetant à la tête des chevaux.
La voiture s'arrêta court, et il en descendit une troupe de bohémiens, hommes et femmes, bariolés, pailletés, dorés, étincelants.
- En avant maintenant ! dit Gamba. Nous sommes au complet.
On se mit en marche au bruit retentissant des fifres et des cymbales. Pour charmer les yeux en même temps que les oreilles, tandis que la moitié des bohémiens entrecognait les cuivres et raclait les boyaux, l'autre moitié dansait, sautait, cabriolait, faisait la roue, tourbillonnait, courait au galop sur les mains.
Gamba était ravi. Ces nobles exercices, qui avaient été l'étude constante de son enfance et de sa jeunesse, le transportaient, l'empoignaient, le grisaient.
L'enthousiasme lui montait au cerveau. Il riait, il applaudissait, il battait des mains. Il avait des démangeaisons dans les mollets.
à chaque instant, il se retenait, de peur de céder à l'envie immense qu'il avait de marcher sur la tête. Il ne fallait pas moins que la présence de Christiane et le regard de Gretchen pour l'empêcher de rouler dans la poussière ses beaux habits de noce et sa gravité de marié.
Il luttait. Mais pourquoi la route était-elle si longue ? Pourquoi les beaux tours de force de ses amis étaient-ils si tentants ? Le désir devenait plus fort et plus irrésistible à chaque pas du cortège et à chaque gambade de la bande.
Un incident vint conspirer contre Gamba et acheva la déroute de sa majesté chancelante. Parmi les bohémiens, il y en avait un presque enfant, qui commençait le métier, et qui avait plus de témérité que d'adresse. Cela suffisait pour le vulgaire, mais non pour un artiste comme Gamba, qui haussait les épaules et faisait les gros yeux au petit bohémien.
- Mal, lui disait-il tout bas. Ce n'est pas cela. Du jarret, malheureux ! plus de reins ! Mais va donc !
Et il s'irritait, et il était sur le point de s'élancer pour joindre l'exemple au précepte.
Le petit bohémien entendait les critiques de Gamba, et, comme il arrive toujours des critiques qu'on écoute, il se troublait, il doutait, il perdait la tête.
Si bien qu'à quelques pas du temple, tout Landeck rangé en double haie, regardant entrer la noce, et le pauvre petit, ébloui de tant de foule et étourdi de tant de reproches, voulant faire la chose du monde la plus simple : la roue, posa ses mains à faux, inclina de côté, et s'étala de son long par terre, au milieu des éclats de rire universels. Gamba n'y tint plus. Oubliant tout pour ne plus penser qu'à son art humilié en public, il se précipita la tête par terre, exécuta lestement ce que le petit bohémien avait manqué, et alla retomber debout sur ses pieds au seuil du temple.
Ce fut ainsi qu'il inaugura l'austère cérémonie de son mariage.
Il nous reste à raconter comment il la parfit, et comment il entra le soir dans la chambre de sa femme.
La journée fut pleine de joie et de tumulte. Après le dîner, les danses commencèrent. Les bohémiens en furent naturellement l'ornement principal.
Le petit bohémien prit vingt revanches de sa chute malheureuse. Gamba convint qu'il avait contribué à cette chute par ses critiques intempestives, et reconnut qu'on n'améliorait les artistes que par des éloges.
Il donna lui-même une représentation extraordinaire de tous les tours dont il avait autrefois émerveillé les gondoliers de Venise et les lazzaroni de Naples. Notre ancien ami le bourgmestre Pfaffendorf, qui, pour être plus vieux de dix-huit ans, n'en était pas moins gaillard, et qui avait profité de sa ressemblance avec une tonne pour se faire emplir de vin, déclara qu'il n'y avait là rien de difficile, et que, tout vieux qu'il était, il en ferait autant que Gamba.
Ce qui lui fut une occasion de se poser en zéphir sur le dossier d'une chaise, et de s'écrouler majestueusement sur l'herbe molle.
Vers dix heures, Christiane, Frédérique et Lothario se retirèrent.
Gretchen resta jusqu'à minuit. Alors les femmes la conduisirent à sa chambre.
Quand elles redescendirent, les hommes avaient disparu ; les lumières étaient éteintes. Il n'y avait plus dans le jardin que la solitude et la nuit.
Au bout d'une demi-heure, Gretchen, inquiète de ne voir venir personne et de ne plus entendre aucun bruit, ouvrit sa croisée.
Elle aperçut avec étonnement une corde qui venait s'attacher au balcon de fer qui garnissait la fenêtre.
L'autre bout de la corde, autant qu'elle pouvait distinguer dans l'obscurité, allait rejoindre un arbre placé à une cinquantaine de pas. Au moment où elle se demandait ce que faisait là cette corde, des torches s'allumèrent dans le jardin, qu'elles illuminèrent comme en plein jour, et Gretchen vit tout à coup Gamba perché dans l'arbre, appuyé de la main droite à une branche et posant les pieds sur la corde.
Gretchen, effrayée, voulait crier ; mais elle craignit qu'un cri ne surprît Gamba et ne lui fît perdre l'équilibre. Elle se retint, pâle de terreur.
Gamba lâcha la branche, et se mit à marcher sur la corde, souriant et tranquille, aussi à l'aise que s'il eût été sur le sable de l'allée.
Une minute après, il sautait lestement dans la chambre.
Des applaudissements frénétiques retentirent dans le jardin.
Gamba se pencha au balcon :
- C'est bien, dit-il ; gens de Bohême et de Landeck, à demain.
Et il ferma la croisée.
Et, cependant, Christiane était agenouillée dans sa chambre, et elle disait :
- Allons ! la miséricorde divine est infinie. Au moins, ma fille sera heureuse. Mon pauvre Julius, je t'en veux de ce que tu as fait ; mais, hélas ! à ta place, je'en aurais fait tout autant.



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