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Chapitre LXII
Abel et Caïn

Samuel resta immobile sous ce nouvel écroulement de sa destinée. Il périssait par ce qu'il avait fait pour s'élever. Il s'était perdu lui-même.
Où il avait préparé sa grandeur, il trouvait sa ruine.
Et ce Julius qu'il avait tant méprisé, dans lequel il n'avait vu qu'un instrument passif et inerte ; cette apparence humaine, cette végétation sans âme, ce Julius se redressait au dernier moment, et occupait la place que lui, Samuel, avait rêvée toute sa vie !
Julius, chef suprême de la Tugendbund ! Cette révélation écrasait la pensée de Samuel Gelb.
Samuel ne trouvait pas une parole.
Mais, tout à coup, il s'arracha de cette torpeur.
Il ne s'agissait pas de s'engourdir dans l'inaction. Il aurait le temps de s'étonner à son aise plus tard. Pour l'instant, l'essentiel était de ne pas mourir dans ce caveau comme une souris dans la souricière.
Il regarda Julius.
Julius avait l'air de l'avoir oublié et de penser à autre chose. Une insouciance profonde était sur sa figure.
C'était, ou l'impuissance de la faiblesse, ou l'impassibilité du parti pris.
Mais, depuis l'étrange révélation de tout à l'heure, Samuel ne croyait plus facilement à la faiblesse de Julius.
Cependant quel pouvait être le projet de Julius ? Il avait renvoyé les hommes qui auraient pu lui prêter main forte. Qu'il espérât, à lui seul, venir à bout d'un adversaire robuste et vigoureux comme Samuel, c'était impossible. Comment donc entendait-il tenir la promesse qu'il avait faite aux deux chefs de se charger du châtiment ?
Samuel essaya de le sonder.
- Ainsi, lui dit-il, tu étais le chef suprême de la Tugendbund ?
- Comme tu vois, répondit froidement Julius.
- L'homme masqué qui, sans dire une parole, assistait à nos réunions de Paris, c'était toi ?
- C'était moi.
- Donc, tu m'as trahi ?
- Tu crois, traître ?
- Oh ! pardon, tu as trahi aussi ton roi, qui avait la bonhomie de te croire son ambassadeur en France ?
- As-tu oublié, dit Julius, qu'en entrant dans la Tugendbund, tout membre fait serment d'accepter toutes les positions et tous les grades qui peuvent servir l'association ?
- Nous reparlerons de cela plus tard. Mais, à l'heure qu'il est, tu viens d'accepter une position où tu pourrais moins servir l'association que te nuire à toi-même. Tu aurais mieux fait de choisir une place plus facile, sinon plus honorable, que le grade de bourreau.
- Pourquoi cela ?
- Parce que nous sommes tous deux, et que je suis le plus fort.
- Sans compter que tu as deux pistolets et que je n'ai pas d'armes, ajouta tranquillement Julius.,
- C'est toi qui le dis, continua Samuel. Par ces deux motifs, s'il y en a un des deux qui tue l'autre, il y a quelques chances pour que ce soit moi qui sois l'un.
- Je te défie de me tuer, répondit Julius sans s'émouvoir.
- Tu n'as pas besoin de m'en défier.
- Je crois que si. Moi mort, que deviendrais-tu ?
- Je m'en irais.
- D'abord, tu n'as pas le mot de passe.
- J'ai deux pistolets.
- Contre douze hommes qui ont des fusils et des épées ? C'est peu de chose. Et puis, il faudrait commencer par sortir d'ici. Et tu n'as pas la clef.
- Tu oublies, Julius, que c'est moi qui ai bâti ces souterrains, et que je connais le secret.
- Essaye.
Samuel alla au ressort de la porte d'en haut, et appuya la main. Le ressort ne bougea pas.
Il alla au bouton de l'autre porte, et appuya encore plus énergiquement cette fois, car il commençait à être inquiet.
Tous ses efforts furent inutiles ; le ressort ne joua pas.
- Malédiction ! s'écria-t-il.
- Tu vois, dit Julius, toutes les précautions ont été prises. J'ai fait casser les ressorts. Il faut que tu te résignes à rester ici.
- Mais je vais appeler, dit Samuel.
- Tu sais que la voix ne traverse pas ces murailles. Quant au timbre, tu m'as entendu ordonner à celui qui conduisait nos amis de ne venir sous aucun prétexte, même au bruit du timbre.
- Mais je vais mettre le feu !
- Mettre le feu à une chambre de granit ? Allons, mon pauvre Samuel, tu deviens fou.
- Eh bien ! dit Samuel brusquement en visant Julius avec un pistolet, je mourrai, mais tu mourras aussi.
- Soit, dit Julius, qui ne sourcilla pas.
- Enfin, voyons, essaya encore Samuel en baissant le pistolet, quel intérêt as-tu à acheter ma vie au prix de la tienne ? Car tu n'as pas la candeur d'espérer que, si tu ne m'aides pas à sortir d'ici, je t'en laisserai sortir toi-même. Avant de mourir, je te tuerai. Je suis plus fort que toi, je suis armé ; que comptes-tu faire ?
- Rien.
- Voyons, Julius, pas de plaisanterie. Ne joue pas avec la mort. Tu ne peux sortir d'ici qu'avec moi. Eh bien ! sauve-toi en me sauvant.
- Je n'ai pas envie de me sauver.
Tout à coup, une idée terrible qu'il avait eu le temps d'oublier dans cet écroulement de la destinée revint à la mémoire de Samuel.
Il tira sa montre et regarda l'heure.
- Vite, dit-il, sortons. Julius, tu ne sais pas, tu crois avoir le temps d'hésiter et de réfléchir. Mais chaque minute qui s'écoule est une année que tu nous retranches. Vite ! partons d'ici. Dans quelques minutes, il sera trop tard.
- Pourquoi donc ? demanda le comte d'Eberbach.
- Il faut que je te dise tout. Ce n'est pas le moment des scrupules. Julius, tu ne sais pas ce que c'était que ce cordial que tu as bu, et que tu m'as fait boire ?
- Ce cordial ?
- C'était du poison !
Julius haussa les épaules.
- Du poison ? répéta-t-il. Allons, tu veux plaisanter.
- Je ne plaisante pas, répondit Samuel. Je t'en conjure, sortons. Moi seul connais le contrepoison. Nous avons juste le temps. Je te sauverai. Mais dépêchons-nous. Pas une seconde à perdre.
Julius s'assit.
- Mais tu ne m'entends donc pas ? s'écria Samuel. Je te dis que ce que nous avons bu, c'était du poison.
- Bah ! répondit négligemment Julius. Si c'était du poison, est-ce que tu en aurais bu ?
- Ce poison n'agit qu'au bout d'une heure et demie. J'avais le temps de faire arrêter les chefs et d'aller boire le contrepoison. Je ne courais aucun danger. Mais voici plus d'une heure d'écoulée. Le temps de préparer ce qu'il faut, nous n'avons pas une minute de trop. Je te jure que c'était du poison.
- Bien sûr ?
- Par l'âme de Frédérique !
- Eh bien ! dit tranquillement Julius, je le savais.
- Tu savais que ce cordial était du poison ?
- Pardieu ! sans cela, pourquoi t'en aurais-je fait boire ?
- Il le savait !
Ce mot changea toute l'attitude de Samuel Gelb.
Une minute de réflexion, et ce fut un autre homme.
Pour que Julius eût bu du poison, sachant que c'en était, il fallait qu'il eût fait totalement le sacrifice de sa vie. Il n'y avait donc pas à espérer de le décider par menaces ni par prières.
C'était un plan arrêté d'avance, dès le départ de Paris, plus tôt peut-être.
Eh bien ! puisqu'il n'y avait plus possibilité de vivre, puisqu'il ne dépendait plus de Samuel de ne pas mourir, il dépendait au moins de lui de ne pas mourir lâchement.
Lui, Samuel Gelb, serait-il moins résolu et moins brave que ce faible et indécis Julius ?
Il jeta tout à coup ses pistolets à terre et se mit à sourire.
- Ainsi, dit-il, c'était une affaire arrangée ? Tu m'as amené de Paris avec cette idée dans ta tête ? Nous allons mourir ensemble ? Tu as combiné cela ?
- En effet.
- Par le diable ! je t'en fais mon compliment. L'idée est digne de moi, et je te l'envie. Qu'elle s'accomplisse donc ! Je serais désolé de faire manquer par ma faute un plan que j'admire. Tu vois que j'ai jeté mes pistolets, et que je ne cherche plus à me sauver. Non, certes, je suis charmé, au contraire, de finir de cette façon curieuse. Sais-tu que nous jouons ici le dénouement de la Thébaïde, où les deux frères ennemis s'enferrent ? Car, tu ne sais pas, nous sommes frères. Ton père ne te l'avait pas dit par prudence, craignant que le lien du sang ne t'attachât davantage encore à moi, et je te l'avais caché par dédain, ne voulant pas devoir mon ascendant sur toi à autre chose qu'à ma pensée. Mais maintenant je puis te révéler ce secret plein d'honneur, comme on dit dans les tragédies. J'ai l'honneur d'être le bâtard de monsieur ton père.
Un nuage passa sur le front de Julius, mais il pensa à Frédérique et dit :
- N'importe ! il le faut.
- Il le faut d'autant plus ! s'écria Samuel. C'est ce qui fait le principal agrément de la situation. Le meurtre ici se rehausse du fratricide. étéocle et Polynice ! Caïn et Abel ! Seulement, cette fois, c'est le doux Abel qui égorge le féroce Caïn. Et moi qui te méprisais ! Pardonne-moi. Tu m'assassines, je te rends mon estime.
Julius ne répondit pas.
- Tu es tout grave ? continua Samuel. Est-ce ce que tu fais qui te trouble la conscience ? ou bien es-tu ennuyé de mourir ? Moi, vois-tu, dans le premier moment, j'ai lutté, et j'ai eu tort. La vie n'est rien par elle-même. Or, maintenant, quand même je vivrais cent ans, je ne pourrais plus rien faire. Pour la Tugendbund, je serais un traître ; elle me chasserait. N'y étant plus admis, je ne pourrais même plus la vendre. Ainsi, plus rien à faire, ni du côté de la liberté ni du côté de la monarchie. Dès lors l'existence ne serait plus pour moi qu'un fardeau complètement inutile, et tu me rends service en me débarrassant. Merci. J'ai déjà tenté le suicide une fois dans une chute bien moins terrible pour moi. Un miracle a retenu le rasoir dans ma main déjà levée. Heureusement qu'il n'y a pas de miracles tous les jours. Ici, personne ne viendra nous troubler, et l'on nous laissera mourir tranquilles.
Il regarda la lampe.
- Nous en avons encore pour une heure, à peu près autant que cette lampe. Nous nous éteindrons en même temps qu'elle. Mais n'aie pas d'inquiétude, j'ai composé moi-même ce poison ; tu en seras content. Avec lui, pas de souffrances, pas d'agonie, pas de vomissements ignobles. On a toute sa raison jusqu'à la dernière minute. Un peu de chaleur aux entrailles, un peu d'exaltation au cerveau, et puis, tout d'un coup, on tombe par terre. Et c'est fini. Figure-toi que tu meurs d'un coup de foudre. S'il y a un autre monde, par delà le nôtre, tu me remercieras. Nous n'avons donc à nous occuper d'aucuns préparatifs. Notre mort se fera toute seule. Il nous reste une heure. Causons.
Et, s'asseyant, il s'accouda sur la table et se croisa les jambes de l'air le plus insouciant, comme s'il eût été dans un salon de Paris.
- Causons, soit, reprit Julius.
- Ah çà ! dit Samuel, tu nous détruis tous deux, et je t'en félicite sincèrement. Mais serait-ce une indiscrétion de te demander la raison de cette élégante tuerie ?
- J'ai deux raison : je venge ceux dont tu as fait le malheur, et je préserve ceux dont tu empêchais le bonheur.
- Qui est-ce que tu venges ?
- Christiane et moi.
- Christiane ?
- Je sais tout. Je sais l'infâme marché que tu as imposé à la pauvre mère qui te demandait la guérison de son enfant. Je sais que tu as trouvé moyen, misérable, de salir une femme avec sa pureté même, et que tu lui as fait un remords de l'amour maternel !
- Qui t'a conté cela ?
- Quelqu'un que tu n'oseras pas démentir : Christiane.
- Christiane est vivante ! s'écria Samuel bondissant.
- C'est Olympia.
- Et je ne l'ai pas reconnue ! Ah ! tu fais bien de me tuer, Julius, je n'aurais pas pu vivre avec ce remords.
- Oui, Christiane est vivante, et elle m'a tout dit. Et comprends-tu à présent ce que j'ai à venger ? Ma femme torturée, désespérée, réduite à se tuer, et, après qu'un prodige l'a eue sauvée, réduite à se cacher de honte, à m'éviter, à passer sa vie dans la solitude et dans les larmes ; ma maison désolée et vide ; toute mon existence renversée, ruinée, perdue ; voilà ce que je punis ; voilà la dette que tu as à me payer : voilà les vingt années de deuil et de misère que ne compenseront pas, avoue-le, les soixante minutes que tu va mettre à mourir.
- Pas même soixante, interrompit Samuel Gelb. J'ai le regret de t'apprendre que l'heure marche, tandis que nous nous livrons à cette conversation fraternelle, et que, pour te payer ma dette, je ne possède plus que quarante minutes. Mais, reprit-il, tu disais que tu ne me tuais pas seulement par vengeance, que c'était aussi une mesure de précaution. Tu m'as dit qui tu venges ; dis-moi qui tu préserves.
- Qui je préserve ? Frédérique et Lothario.
- Lothario vivant aussi ! s'écria Samuel, qui ne put s'empêcher de tressaillir sur sa chaise.

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