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Chapitre LX
Le toast

C'était dans la salle circulaire et souterraine du Château-Double, dans cette salle ménagée entre deux escaliers secrets pratiqués dans l'épaisseur des murs, et où nous avons déjà vu Julius présenté aux Trois par Samuel, assister avec lui à une séance secrète de la Tugendbund.
Sur une table qu'éclairait une lampe pendue au plafond, il y avait du papier et tout ce qu'il faut pour écrire.
Il y avait, de plus, un large vidrecome du moyen âge, et, à côté, une bouteille pleine et cachetée.
Samuel Gelb et Julius d'Eberbach étaient assis l'un en face de l'autre, immobiles et silencieux.
Ils étaient dans le château depuis deux jours. Ils étaient dans la chambre ronde depuis une heure.
Tous deux songeaient.
Julius, dans ce lieu où il avait éprouvé tout le bonheur et tout le malheur de sa vie, voyait tout son passé remonter dans son esprit.
Il maudissait son aveuglement et sa faiblesse. Il n'avait pas deviné les tourments de Christiane. Auprès de cette chère et douce créature qu'il aurait dû protéger, défendre et sauver, il avait vécu comme un étranger et non comme un mari : sans vigilance et sans prévenance.
Il ne s'était pas aperçu des pièges infâmes que dressait, dans sa propre maison, sous ses yeux, l'ennemi qui rôdait autour de son bonheur comme le mauvais ange autour du paradis terrestre.
Tout avait eu beau l'avertir : la répulsion de Christiane dès qu'elle avait connu Samuel, les prières de son père qui avait voulu rompre cette intimité funeste, rien n'avait déconcerté son illusion stupide.
Et puis, eût-il été crédule aux frayeurs de sa femme et aux avertissements de son père, Samuel avait pris sur lui un tel empire et le tenait tellement sous son prestige, qu'il aurait croisé les bras devant l'évidence, que la certitude ne l'aurait pas réveillé.
Comme il s'en voulait maintenant de cette imbécile soumission à l'ascendant d'un autre ! Quel remords il sentait d'une lâcheté qui avait fait le malheur de tout ce qu'il aimait ! Ah ! cela ne lui arriverait plus à présent ! Il ne serait plus lâche. Il ne reculerait devant aucune nécessité énergique. Il serait sans pitié. Ni considération ni scrupule ne le retiendraient.
Tandis que le Château-Double rappelait à Julius ses faiblesses, il rappelait à Samuel ses crimes.
Samuel n'était pas homme à s'émouvoir beaucoup de ce qu'il avait fait et de ce qu'il avait causé.
« En somme, se disait-il, que pouvaient lui reprocher Gretchen et Christiane ? »
Il ne les avait pas même forcées, elles s'étaient données à lui. L'une, il est vrai, dans l'exaltation produite par un breuvage ; mais qu'importe que l'exaltation, sans laquelle aucune femme ne se donne, provienne artificiellement d'un breuvage ou provienne naturellement des sens ?
Qu'on enivre une femme avec du vin ou avec des paroles, où est la différence ? Ce qu'il avait fait, tous les hommes le font. Prendre une jeune fille pure, chaste, ignorante, lui dire des mots qui la troublent, la faire frissonner en lui touchant la main, lui allumer le sang avec un regard, lui brûler les lèvres avec un baiser, et profiter de son trouble, de son ignorance pour la perdre, cela est innocent, cela est irréprochable, cela se fait tous les jours ; mais produire le même résultat par deux gouttes de liqueur au lieu de le produire par des paroles, par des regards et par des baisers, voilà qui est criminel, monstrueux et effroyable : la séduction se métamorphose en viol.
Quant à Christiane, s'il lui avait fait la cour comme tout jeune homme bien élevé la fait à toute femme mariée de sa connaissance : s'il avait été galant, empressé et assidu auprès d'elle ; si, par quelques roulements d'yeux entremêlés de cadeaux, il était parvenu à se faire aimer ; s'il l'avait eue pour un bracelet ou pour un éventail ou pour des élégies, ce serait l'histoire universelle.
Mais comme, au lieu de se donner pour un compliment, elle s'était donnée pour son enfant ; comme au fond de son action, au lieu de la coquetterie, il y avait la maternité, alors l'action devenait abominable, et Samuel, qui aurait été un galant homme et un charmant viveur, devenait un parfait scélérat pour avoir fait commettre à Christiane un adultère moins ignoble que les autres.
Christiane s'était tuée ; mais qui l'y forçait ? était-ce Samuel qui l'avait poussée dans le Trou de l'Enfer ? Ce n'était pas un meurtre, c'était un suicide.
Donc, Samuel n'avait rien absolument à se reprocher !...
Et cependant, d'où lui venait le besoin qu'il sentait, pour la première fois de sa vie, de se disculper à ses propres yeux ? Pourquoi essayait-il de se justifier à force de sophismes ? Pour qu'il se défendit ainsi, qui donc l'accusait ?
Il n'avait pas l'habitude de l'hypocrisie ; il faisait le mal grandement et hardiment ; il ne rusait pas avec la morale, il la prenait de front et l'outrageait en face. Il avait peut-être quelque chose de Satan, il n'avait certainement rien de Tartufe.
Eh bien ! dans ce moment, il était tout différent de lui-même. Une sorte de timidité, singulière dans sa nature, s'emparait de lui. Il était en proie à un pressentiment dont il n'aurait pu dire le motif.
Il jetait par moments un regard sur Julius, et puis il regardait la bouteille cachetée.
Quel rapport y avait-il entre cette bouteille et Julius ?
Le fait est que, lorsque Samuel, relevant les yeux de la bouteille, les reportait sur le comte d'Eberbach, malgré la puissance prodigieuse qu'il avait sur lui-même, ses yeux s'éclairaient involontairement d'une lueur étrange.
Cette bouteille contenait-elle donc la réalisation de son rêve si longtemps poursuivi ? était-ce cette bouteille qui devait lui donner la fortune de Julius, et, par cette fortune, toutes les conséquences qu'il en espérait, le pouvoir, le premier rang dans la Tugendbund et la main de Frédérique ?
Cette bouteille renfermait-elle du poison ?
Mais, quand même Samuel aurait été sur le point d'empoisonner Julius, il n'y aurait pas eu là de quoi faire tressaillir cette âme de bronze. Un crime de plus ou de moins, dans cette vie pleine de crimes accomplis ou rêvés, c'était un détail. Samuel Gelb ne se serait pas troublé pour si peu.
Celui qui avait tenté froidement d'empoisonner ce grand homme qui s'appelait Napoléon n'aurait pas tremblé pour l'empoisonnement de ce demi-cadavre qui s'appelait Julius.
Non ; si Samuel Gelb, au moment de frapper le coup décisif qui devait lui ouvrir la porte de son ambition et de son amour ; si sa résolution, si ferme toujours, vacillait dans sa pensée ; s'il hésitait presque, ce n'était pas remords du forfait qu'il allait commettre, c'était crainte de ne pas réussir.
Lui d'ordinaire si sûr du succès ; lui l'audace même et la certitude en personne, sans qu'il pût dire pourquoi, un instinct dont il avait honte lui murmurait tout bas que son œuvre le perdrait, et qu'il périrait par où il avait compté vivre.
Mais c'étaient là des superstitions de bonne femme contre lesquelles il se révolta. C'est bon à faire accroire aux enfants que le mal porte malheur à celui qui le fait. Les hommes qui ont vécu un peu savent que la réalité n'est pas précisément pareille aux dénouements de mélodrames, où la vertu est toujours récompensée et le crime puni. Au contraire, ce qu'on appelle le mal a toute chance d'avoir le dernier mot, de prospérer et d'éclabousser la pauvre et modeste vertu qui trotte à pied dans les rues.
Allons, Samuel, sois homme ! sois Samuel ! Ce n'est pas au moment de la récolte que le semeur renonce et doute. Allons, tu as semé pendant trente ans ton esprit, tes idées et tes espérances sur un terrain quelconque. Voici la moisson qui se lève enfin ! Ce n'est plus le moment de réfléchir s'il valait mieux semer sur ce terrain-là ou sur un autre. Prends ta faux et tranche.
Samuel tira sa montre.
- Plus qu'une demi-heure à attendre, dit-il.
- Il est minuit et demi ? dit Julius.
- Moins deux minutes. à une heure sonnante, nos chers conspirateurs seront ici. Ils arriveront par l'escalier d'en bas. Tu es bien sûr des hommes que tu as postés dans l'escalier d'en haut ?
- Parfaitement sûr.
- Tu leur as bien expliqué tout ?
- Je les ai placés moi-même et je suis convenu de tout avec le chef. Sois pleinement tranquille.
- Pourquoi n'as-tu pas voulu que je fusse là pendant que tu donnais les instructions ?
- Les ordres que j'ai reçus de Berlin le défendaient, répondit Julius ; et il était commandé au chef de n'obéir qu'aux instructions que je lui donnerais en secret.
- On se défie donc de moi ? demanda Samuel Gelb
- Peut-être, jusqu'à ce que tu aies prouvé ton dévouement.
- C'est aussi par défiance, sans doute, poursuivit Samuel un peu blessé, qu'on a exigé que tu fusses présent à la séance des Trois ?
- Peut-être, répondit encore Julius.
Il reprit après un silence :
- Mais tu aurais tort de te fâcher ou de t'inquiéter d'une défiance que tu vas faire tomber dans une demi-heure. En outre, il n'est pas mal pour toi-même que je sois là tout à l'heure.
- Pourquoi cela ?
- Parce que ceux que tu vas nous livrer sont trois, et que, si tu étais seul contre trois, tu pourrais passer une mauvaise minute. Ces hommes sont braves, et ne se laisseront pas probablement arrêter sans se défendre.
- Et les soldats que tu as placés dans l'escalier ?
- Justement, dit Julius, lorsque les soldats vont entrer, les Trois, comprenant que tu les as trahis, peuvent se jeter sur toi afin de se venger au moins, s'ils ne peuvent pas se sauver. Tu vois bien qu'il n'est pas inutile que tu aies quelqu'un avec toi.
- Et si, en me défendant, tu es frappé ?
- Oh ! moi, dit Julius d'un ton étrange, en entrant ici, j'ai fait le sacrifice de ma vie.
L'accent ferme avec lequel Julius avait prononcé ces paroles fit que Samuel le regarda fixement.
Mais le visage de Julius avait toute son insouciance accoutumée. Il y eut un moment de silence.
Samuel se leva et se mit à se promener de long en large.
- Combien avons-nous encore de temps à attendre ? demanda Julius.
- Encore un quart d'heure, répondit Samuel.
- En ce cas, dit Julius, il est temps que je prenne mn cordial.
- Ah !... fit Samuel, qui s'arrêta.
- Je me sens fatigué, poursuivit Julius. Et il me faut des forces pour la scène qui va se passer ici. Tu m'as dit que l'effet de ce cordial était instantané, et qu'il valait mieux ne le prendre qu'au dernier moment. Nous sommes au dernier moment. Donne-le-moi.
- Tu le veux, dit Samuel d'une voix troublée.
- Eh ! sans doute ! je le veux ! Voici l'instant où je vais avoir besoin de force. Allons, verse ce cordial dans ce verre.
Et, en parlant, il fixait les yeux sur Samuel.
Celui-ci ne bougea pas.
- Verse donc, recommença le comte d'Eberbach.
Samuel versa à peu près la moitié de la bouteille.
- Pourquoi ne verses-tu pas tout ? lui demanda Julius.
- Oh ! la moitié suffit.
- Verse tout, te dis-je, répondit Julius.
- Soit, dit Samuel, dont la main fut reprise d'un tremblement imperceptible.
- On dirait presque que tu es ému. Est-ce que ce cordial est dangereux ?
Samuel pâlit.
- Dangereux ? dit-il. Quelle idée !
- Oh ! rassure-toi, reprit Julius. Ne crois pas que je te soupçonne. Je veux dire seulement que parfois un breuvage vous fait payer plus tard la force qu'il vous donne pour un moment. Tu m'aurais préparé un breuvage de cette espèce, que je ne t'en voudrais pas, au contraire. Que j'aie pendant une heure l'énergie qui m'est nécessaire, et ensuite que m'importe le reste ? Tu sais que je ne tiens pas énormément à la vie. C'est dans ce sens que je te demande si ce breuvage est dangereux.
- Il est absolument inoffensif, répondit Samuel, qui avait eu le temps de se dominer. Il n'a pas d'autre effet que de rendre de la force à ceux qui sont malades, et d'en ajouter à ceux qui sont en santé.
- Ah ! il ajoute de la force à ceux qui sont en santé ? répéta Julius d'un air bizarre.
- Oui, insista Samuel.
- Bien.
Julius porta le verre à ses lèvres. Mais il ne fit que les y tremper.
- Ce cordial n'a pas le même goût que l'autre, dit-il.
- Non, reprit Samuel. Je l'ai changé. Celui-ci est plus énergique.
- Mon pauvre Samuel, reprit Julius, décidément tu as quelque chose. Tu n'as pas ton sang-froid de tous les jours.
- Moi ? dit Samuel.
- Je conçois ton malaise, poursuivit le comte d'Eberbach. Au moment de livrer ceux dont tu as été le complice depuis que tu es au monde, il est tout simple que tu ne sois pas parfaitement calme.
- En effet, dit Samuel, heureux que Julius expliquât son trouble de cette façon. Je t'avoue que cela me fait plus d'impression que je n'aurais cru, de livrer la Tugendbund.
- Ne t'excuse pas, Samuel. C'est tout naturel. Tu n'en as que plus de mérite à surmonter ce scrupule, et le sacrifice que tu fais au gouvernement prussien et à la cause monarchique n'en est que plus grand et plus digne de récompense. Mais, je t'en donne ma parole d'honneur, la récompense sera à la hauteur de l'action. Du moins, je ferai pour cela tout ce qui dépendra de moi, Samuel, tu peux y compter.
Samuel ne remercia pas. Il lui semblait que les paroles de Julius contenait une intention d'ironie.
Julius continua :
- Mais toi-même vas avoir besoin tout à l'heure, comme moi, de toute ta force. L'émotion que tu éprouves, toute légitime et tout honorable qu'elle est, nous gênerait tous deux si nous avions à nous défendre. Pour moi, sinon pour toi, il est urgent qu'elle disparaisse. Or, ce cordial, à ce que tu viens de me dire, ajoute de la force à ceux qui sont en santé...
- Eh bien ? interrompit Samuel, qui fit un violent effort pour dissimuler son agitation.
- Eh bien ! mon cher Samuel, je crois que tu ferais bien d'en boire la moitié.
Samuel le regarda, stupéfait.
- Allons, Samuel, chacun notre part, et buvons ensemble à une santé qui nous est chère à tous deux, à la santé de Frédérique !
- Mais, objecta Samuel, tu disais que tu n'avais pas de trop de tout ?
- Et toi, tu disais que j'avais assez de la moitié.
- Bah ! dit Samuel, mon moment d'émotion est passé. Et puis, lorsque les Trois seront là, n'aie aucune inquiétude, je n'aurai pas besoin de rien boire pour avoir toute mon énergie. Le péril présent me trouvera prêt et solide, je t'en réponds.
- Tu refuses ? dit froidement Julius.
Samuel, à son tour, regarda fixement Julius.
- Ah çà, dit-il, est-ce que, toi aussi, tu te défies de moi ?
- Peut-être !... répondit pour la troisième fois Julius.
Samuel se redressa.
Julius se leva, et il y eut une seconde où leurs regards se croisèrent et étincelèrent comme deux épées.
Puis tout à coup Samuel, soit que, devant ce défi, sa nature sombre et puissante eût repris le dessus, soit que Julius eût tort dans ses soupçons, soit que Samuel eût été frappé d'une idée subite, Samuel Gelb, prenant son parti, saisit le vidrecome, et en vida la moitié.
Et il tendit le vidrecome à Julius.
- à toi maintenant, dit-il. Tu vois, les soupçons !
Julius prit le verre.
- à la santé de Frédérique, dit-il, et qu'elle nous survive longtemps !
Il acheva le breuvage.
à ce moment, un bruit de timbre retentit.
- Ce sont nos gens, dit Samuel. Ils sont exacts.
Presque aussitôt, la porte de l'escalier inférieur s'ouvrit.
Deux hommes entrèrent, le corps caché sous des manteaux, le visage caché sous des masques.

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