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Chapitre VI
Première rencontre

Lothario était la loyauté et la sincérité même, et cependant nous devons reconnaître qu'il n'avait pas dit toute la vérité et rien que la vérité en demandant au combe d'Eberbach la permission d'aller chercher M. Samuel Gelb.
Il avait pris la liberté de faire remarquer à son oncle qu'ayant à parler à M. Samuel Gelb, il était tout simple, sans doute, que l'ambassadeur de Prusse n'allât pas chez lui, et lui fît dire de passer à l'ambassade ; mais qu'il serait peut-être convenable de lui atténuer ce dérangement en envoyant au-devant de lui quelqu'un de sa maison et de sa famille.
Julius n'avait vu là qu'une prévoyance de son jeune secrétaire et dévoué neveu pour son ami d'enfance, et il avait négligemment consenti.
Le fait est que, depuis vingt-quatre heures, la charmante image d'une lumineuse figure de seize ans se détachant sur le fond d'opale du matin troublait et bouleversait l'âme et la pensée de Lothario, et qu'il eût payé autrement cher qu'au prix d'une innocente tromperie le céleste bonheur de la revoir.
Lothario partit donc dans une des voitures de l'ambassade.
Mais, au lieu de suivre l'itinéraire qu'il avait vu prendre à Samuel, il ordonna au cocher d'arriver à Ménilmontant par Belleville.
C'était évidemment le plus long. Mais il en résultat deux choses : premièrement qu'il arriva après le départ de Samuel, et deuxièmement qu'il ne le rencontra pas en route.
Il fit arrêter sa voiture un peu avant la maison, à l'angle d'une rue, dit au cocher de l'attendre là, et se dirigea résolument vers la porte souhaitée.
Mais, à mesure qu'il approchait de cette chère porte, son pas se ralentissait. Son courage fondait à l'approche de celle qu'il allait revoir comme la neige au soleil. L'idée de mettre la main à cette petite sonnette qui pendait là, comme pour l'inviter, lui faisait refluer tout le sang au cœur et le glaçait de frisson. Il alla jusqu'à la grille, leva le bras, et s'enfuit précipitamment.
Il fut longtemps sans oser sonner. Il rêvait des choses impossibles et absurdes. Il avait voulu qu'elle vînt sur la terrasse et qu'elle lui dît d'entrer.
La grille était fermée jusqu'à hauteur d'homme par un auvent en bois qui empêchait de voir ; il se recula de l'autre côté de la rue pour tâcher de l'apercevoir dans le jardin.
Mais il n'aperçut personne.
Il revint à la sonnette, et hésita encore. Si Samuel n'était pas parti ? Et s'il était parti, que dirait-il à cette jeune fille ? Quand même ce serait elle qui viendrait lui ouvrir, une fois qu'il aurait demandé M. Samuel Gelb de la part du comte d'Eberbach, et qu'elle lui aurait répondu qu'il venait de partir, quel prétexte aurait-il pour rester une seconde de plus ? Et d'ailleurs, ce ne serait pas même elle qui viendrait ouvrir, ce serait quelque servante, la vieille femme qui lui avait déjà ouvert la veille. M. Samuel étant sorti, il n'aurait nul motif d'entrer même dans le jardin.
Il aurait mieux valu que Samuel ne fût pas sorti. Le pauvre Lothario se repentait d'avoir pris le chemin le plus long et se trouvait absurde d'être venu en retard exprès. Au contraire, il fallait arriver trop tôt. Il aurait eu une chance de trouver M. Samuel non habillé ; pendant qu'il aurait passé son habit, elle lui aurait tenu compagnie, il l'aurait vue. Tandis qu'avec son habileté et sa ruse, il s'était arrangé de manière à avoir un tête-à-tête avec une vieille servante.
Découragé, il se mit à marcher de long en large dans la ruelle, décidé presque à retourner à Paris sans rien tenter.
En marchant, il regardait tout, passants et maisons, et s'arrêtait aux moindres choses, croyant s'y arrêter pour elle, et saisissant tout prétexte de retarder d'une minute sa résolution.
Un gros éclat de rire lui fit tourner les yeux.
Cet éclat de rire était poussé par un charretier auquel une sorte de paysanne tendait un papier.
- Eh ! ma commère, disait le charretier, vous êtes une belle femme et vous avez de beaux yeux, que le diable m'emporte ! Mais le gouvernement a oublié de m'apprendre à lire. Quand on veut que je réponde, on ne m'écrit pas, on me parle.
La paysanne lui dit quelques mots dans une langue qu'il ne comprit pas.
- Parlez une langue chrétienne, si vous désirez qu'on vous entende, reprit le charretier. Je ne comprends pas votre patois.
Et il fouetta ses chevaux.
La femme fit un geste d'impatience et de chagrin.
Lothario avait entendu ce qu'elle avait dit. Il s'approcha.
- Que demandez-vous, ma bonne femme ? dit-il en allemand.
La paysanne fit un mouvement de joie.
- Vous êtes d'Allemagne, monsieur ? fit-elle.
- Oui.
- Dieu soit loué ! alors, voulez-vous me dire où est cette adresse ?
Lothario prit le papier et lut : Rue des Lilas, numéro 3.
- Rue des Lilas, numéro 3... dit-il, surpris et charmé. Vous y êtes. Mais c'est donc chez M. Samuel Gelb que vous allez ?
- Oui.
- Et moi aussi.
- En ce cas, soyez assez bon pour me conduire.
à ce moment, elle le regarda et parut frappée de sa figure. étonné des yeux curieux qu'elle fixait sur lui, il la regarda à son tour, et ne trouva rien qui lui rappelât quelqu'un qu'il eût déjà vu.
L'Allemande était une femme d'à peu près trente-quatre ou trente-cinq ans, d'une beauté calme, sérieuse, agreste. Ses yeux noirs profonds, ses épais cheveux noirs et son parler un peu solennel donnaient à toute sa personne quelque chose de fier et d'âpre que ne contrariait pas la simplicité de sa mante brune à raies bleues.
Tous deux se dirigeaient vers la porte de Samuel ; elle examinait Lothario, lui ne pensant bientôt plus à elle, ravi d'avoir son entrée et d'être contraint à l'audace.
En allant, elle lui parlait, peut-être pour le faire parler.
- Les Français sont un peuple moqueur. Ce charretier s'est moqué de moi parce qu'il ne sait pas lire. Ordinairement, quand je venais à Paris, j'étais accompagné d'un brave garçon de mon pays qui savait un peu de français. Mais il est retourné à Dieu cette année. Cependant je ne pouvais pas être un an sans venir. Le devoir qui m'appelle ici est trop sacré pour que je ne me mette pas en route, quoi qu'il advienne. Je suis venue. Mais vous ne pouvez pas vous imaginer, monsieur, à combien de peines et de dérisions j'ai été en butte tout le long du chemin. C'est donc bien drôle de ne pas savoir l'allemand, qu'ils se mettent tous à rire quand je parle !
Lothario était trop ému pour répondre ou même pour entendre. Une autre voix parlait en lui.
Ils étaient arrivés à la grille.
Lothario sonna, tout tremblant. Chaque coup de la sonnette lui retentit dans le cœur.
La même vieille femme qui avait reçu Lothario la veille vint ouvrir.
Lothario s'effaça et laissa passer l'Allemande.
- Mlle Frédérique y est-elle ? demanda celle-ci en allemand.
- Elle y est, répondit la vieille, en allemand aussi.
- Et elle va bien ?
- Très bien.
- Dieu soit béni ! s'écria la paysanne avec un accent de joie reconnaissante. Ma bonne madame Trichter, dites-lui, je vous prie, que celle qui vient tous les ans au printemps demande à la voir.
- Oh ! je vous reconnais bien, répondit Mme Trichter. Entrez dans la maison. Entrez, monsieur.
Mme Trichter croyait que Lothario était avec la paysanne.
Elle les introduisit tous deux dans le salon, et monta avertir Frédérique.
Le nom de Mme Trichter aura sans doute rappelé à nos lecteurs ce buveur grandiose qu'ils ont vu mourir si brusquement, dans la première partie de cette histoire, en présentant un placet à Napoléon. Ils ont peut-être oublié qu'avant de sacrifier ainsi à ses grands dessins égoïstes son fidèle renard de cœur, Samuel avait demandé à Trichter s'il donnerait volontiers sa vie pour assurer du pain à sa mère. Trichter avait répondu qu'il mourrait joyeusement pour qu'elle eût de quoi vivre. Trichter mort, Samuel s'était cru débiteur de la mère ; il l'avait fait venir de Strasbourg, et l'avait installée auprès de Frédérique, pour laquelle la digne et bonne femme avait été plus qu'une servante, presque une mère.
Frédérique apparut.
Lothario fut obligé de s'appuyer contre un meuble, tant le cœur lui battait.
Frédérique courut prendre les mains de la visiteuse :
- Asseyez-vous, ma bonne chère dame.
Elle lui avança un fauteuil. La paysanne ne s'assit pas.
- Laissez-moi d'abord vous voir, dit-elle, et vous admirer à mon aise. Toujours plus jolie, toujours aussi souriante, c'est-à-dire toujours aussi pure. Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! Je viens de loin, mais cela paye le voyage.
Frédérique aperçut alors Lothario et rougit un peu.
- Monsieur est avec vous, bonne mère ? demanda-t-elle.
- Non, dit la paysanne. J'ai rencontré monsieur venant ici. Je ne le connais pas.
Lothario rougit légèrement aussi, lui.
- Mademoiselle, balbutia-t-il, je venais chercher M. Samuel Gelb de la part de M. le comte d'Eberbach.
- Le comte d'Eberbach ! s'écria l'étrangère.
- Mon ami est parti depuis une grande demi-heure, répondit Frédérique.
- Le comte d'Eberbach ? recommença vivement la paysanne en regardant Lothario en face. Vous avez parlé du comte d'Eberbach.
- Sans doute, dit Lothario, ne comprenant pas l'émotion où ce nom jetait l'Allemande.
- Il est à Paris ? demanda celle-ci.
- Oui, il vient d'être nommé ambassadeur de Prusse.
- Et comment va-t-il ?
- Dieu merci ! mon cher oncle est en bonne santé.
- Votre oncle ? êtes-vous Lothario ?... Oh ! pardon... monsieur Lothario.
- Vous me connaissez ?
- Si je vous connais, s'écria l'étrangère.
- D'où êtes-vous ? de Berlin ? de Vienne ?
- Je suis... Mais que vous importe ? Vous n'avez pas besoin de me connaître, moi. Il suffit que je vous connaisse, vous et elle.
Et, couvrant du même regard Lothario et Frédérique :
- Eh bien ! enfants, la pauvre femme qui vous parle est heureuse de vous voir tous deux avec cette beauté et cette pureté sur le front, et elle remercie encore et toujours la Providence d'avoir bien voulu, dans ce peu d'heures qu'elle passe à Paris, vous faire rencontrer ensemble devant elle pour qu'elle puisse ensemble vous admirer et vous bénir.
Les deux jeunes gens, embarrassés de leur contenance, essayèrent de se regarder, et baissèrent les yeux.
- Mais je ne crois pas vous avoir jamais vue, madame, dit Lothario pour dire quelque chose.
- Vous ne croyez pas ?
- Oh ! ne l'interrogez pas, monsieur, dit gentiment Frédérique, elle est mystérieuse comme une porte fermée. Il n'y a pas de clef qui ouvre ses secrets. Elle m'a juré sur son âme éternelle qu'elle n'était même pas ma parente, et tous les ans elle fait deux ou trois cents lieues pour me voir quelques minutes. Elle vient en l'absence de mon tuteur, qu'elle évite toujours, me fait des questions sur ma santé et sur mon bonheur, et s'en retourne.
- Elle vous parle toujours quand vous êtes seule ? demanda Lothario.
- Oui, seule, dit Frédérique.
- Je me retire, dit tristement Lothario.
- Non, non, reprit vivement l'inconnue. Vous, c'est différent, vous pouvez être là. Je n'ai rien à lui dire que vous ne puissiez entendre. Vous n'êtes pas si étrangers l'un à l'autre.
- Nous ne sommes pas étrangers ! s'écria Lothario joyeux.
- Je n'ai jamais vu monsieur, objecta Frédérique.
- Et moi, avoua Lothario, j'ai vu pour la première fois mademoiselle hier matin, sur la terrasse.
- Ah ! vous m'avez vue ?
Lothario s'arrêta, confus de sa précipitation. Il lui semblait que son cœur allait se lire sur son visage.
L'Allemande sourit en les regardant.
- Oh ! murmura-t-elle, ils pourraient faire un ciel si l'enfer n'était entre eux. Eh bien ! Frédérique, dit-elle, que vous est-il arrivé depuis un an que nous ne nous sommes vus ?
- Oh ! mon Dieu, rien, répondit Frédérique. Toutes mes semaines se ressemblent. C'est toujours la même existence simple et tranquille. Les mêmes occupations et les mêmes personnes. Pas de nouveau venu dans ma vie. Je travaille, je couds, je lis, je fais de la musique, je prie, et je pense à mon père et à ma mère, que je n'ai jamais connus.
- C'est comme moi, interrompit Lothario.
- Et... celui que vous appelez votre tuteur ? demanda la paysanne, dont la figure s'assombrit en faisant cette question.
- Il est toujours excellent et dévoué.
- Et vous êtes heureuse avec lui ?
- Très heureuse.
- C'est étrange, c'est étrange, murmura l'étrangère, Dieu est dans ceci. N'importe ! ne lui parlez toujours pas de ma visite.
- Vous devriez bien ne pas me demander cela, dit Frédérique.
- Comment ?
- écoutez donc ! avec vos mystères, j'ai par instants des scrupules, reprit la charmante fille. élevée et nourrie par mon tuteur, ai-je le droit de recevoir des visites à son insu ? Si encore j'avais des raisons extrêmes. Mais quand je vous questionne, vous vous taisez. Vous ne voulez pas même me nommer mes parents. Mon tuteur dit qu'il ne sait rien de mon origine. Au moins, je vous en prie, parlez-moi de ma mère. Vous devez la connaître ! vous la connaissez !
- Non ! non ! ne m'interrogez pas, dit la paysanne. Je ne puis pas vous répondre.
- Eh bien ! si vous ne voulez pas me parler de ma mère, je croirai que vous venez dans de mauvais desseins, que vous êtes envoyée par des ennemis, peut-être pour m'épier et me perdre.
La paysanne se leva. Une larme roulait dans ses yeux.
Frédérique ne tint pas contre ce muet reproche. Elle se jeta dans les bras de l'inconnue, et lui demanda pardon.
- Chère enfant, dit la paysanne, ne me soupçonne jamais. Tu me ferais bien du mal, mais tu t'en ferais bien plus encore. Pourquoi je m'intéresse à toi ? Pour mille raisons que je ne puis te dire. J'ai fait, dans une heure de trouble, une chose d'où peut résulter ton malheur. Jusqu'à présent, la bonté divine nous a préservées, et ce qui aurait pu te perdre paraît avoir été heureux. Mais qui sait l'avenir ? S'il t'arrive malheur, c'est moi qui en aurais été la cause. C'est pourquoi ma vie t'est dévouée. Prends-la le jour où tu voudras ; elle t'appartient. Quand tu auras besoin de moi, ou seulement quand tu auras quelque chose à m'apprendre, quoi que ce soit, un changement de ton sort, un changement de demeure, écris-moi, comme tu as toujours eu la bonté de le faire, à la même adresse, à Heidelberg. Qu'enfin je ne te perde jamais de vue. Oh ! je t'en supplie, crois en moi.
Elle se tourna vers Lothario.
- Vous qui restez à Paris, dit-elle, je vous la recommande. Veillez sur elle, ne la quittez pas des yeux. Elle peut, d'un jour à l'autre, courir des dangers dont elle ne se doute pas.
- Malheureusement, dit Lothario, je n'ai pas le droit de protéger mademoiselle.
- Si ! vous l'avez ! répliqua l'inconnue. Je vous jure que vous l'avez.
- Vraiment ? Mais Mlle Frédérique ne me le reconnaîtra pas.
- Je reconnais, dit Frédérique, à tout bon et honnête cœur le droit de protéger ceux qui sont en péril. Mais je n'ai pas besoin de personne tant que j'aurai mon tuteur.
La paysanne hocha la tête avec un sourire amer.
- Nous serons deux, mademoiselle, dit Lothario transporté d'aise de se trouver mêlé à la vie de Frédérique. Votre tuteur est un vieil ami de mon oncle ; ils vont renouer connaissance, et l'on me permettra de venir ici quelquefois. Mon oncle permettra que M. Samuel Gelb m'accueille. M. Samuel Gelb est dans ce moment à l'ambassade ; je l'y trouverai peut-être encore en rentrant. Je me ferai présenter à lui. Quel bonheur !
- Ah ! ils se revoient ? dit l'étrangère à voix basse, et comme se parlant à elle-même. Ah ! Samuel a ressaisi Julius ? Tant pis ! De nouvelles calamités s'apprêtent. Lothario, reprit-elle à voix haute, veillez sur elle, et veillez sur M. le comte. Moi, je vais retourner dans mon pays, contente du présent, inquiète de l'avenir. Adieu, Frédérique, je ne reviendrai pas avant un an.
- Ah ! moi, dit Lothario, je reviendrai avant deux jours.
L'inconnue embrassa Frédérique sur le front, prononça une bénédiction qu'on n'entendit pas et sortit du salon.
Frédérique la reconduisit jusqu'à la grille, et la paysanne et Lothario sortirent, laissant Frédérique toute rêveuse et en proie aux nouvelles émotions que devait jeter dans le cœur de la jeune fille cette improvisation d'intimité avec ce doux et élégant jeune homme, le premier qui fût entré dans sa solitude.

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