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Chapitre LV
Où Olympia chante et où Christiane ne parle pas

Cependant la voix qui chantait dans l'orgue allait toujours versant sur le cercueil de lord Drummond des notes qui ressemblaient à des larmes, recommandant le mort à la grande clémence, lui disant adieu et lui disant au revoir, reconduisant l'ami qui s'en allait jusqu'au seuil de l'éternité.
« C'est certainement Olympia ! se dit Samuel. Il faut que je m'informe auprès d'un ami de lord Drummond. »
Il s'approcha d'un Anglais qui avait vécu dans l'intimité du mort, et lui demanda quelle était cette chanteuse trop admirable pour ne pas être célèbre et qu'il ne reconnaissait pas.
- C'est une cantatrice dont lord Drummond a aimé la voix avec passion, répondit l'Anglais. Une cantatrice d'Italie qui n'a, en effet, jamais chanté en France.
- La signora Olympia, interrompit Samuel.
- Justement. Au moment de mourir, lord Drummond l'a conjurée de lui faire la grâce de venir chanter le Requiem à son service funèbre, disant que la voix qui lui était si chère le réjouirait encore dans son linceul. Mme Olympia le lui a promis, et, comme vous le voyez, elle tient sa promesse.
- Lord Drummond savait donc qu'elle était ici ?
- Non, il lui a fait demander cela à Venise, dès la première semaine de sa maladie. Il se sentait touché mortellement. On lui a répondu que la signora Olympia n'était plus à Venise, et qu'on ne savait où elle était.
- Et vous ne savez pas, dit Samuel, combien il y avait de temps que la signora Olympia était à Paris ?
- Je l'ignore absolument, répondit l'Anglais, qui commença à paraître étonné de la persistance des questions de Samuel.
Samuel le quitta et revint vers Julius.
- C'est en effet Olympia, lui dit-il en le regardant fixement.
La figure de Julius ne sourcilla point.
- Ah ! fit-il, sans l'ombre d'émotion, qui est-ce qui te l'a dit ?
- Un ami intime de lord Drummond.
- Ah !
« Pas un mouvement, pas une étincelle aux yeux, pensa Samuel en observant le calme de Julius. Ou il n'a plus une goutte de sang dans les veines, ou il dissimule bien. Bah ! pourquoi dissimulerait-il ? Est-ce qu'il est capable, dans son état et à son âge, d'avoir une telle force et une telle volonté persévérante, lui qui, en pleine jeunesse, à vingt ans, n'a jamais eu ni volonté ni force ? Pourtant, si Olympia est ici depuis quelque temps, elle n'y était pas pour lord Drummond, puisqu'il a été obligé de la faire chercher ; elle n'a pu quitter Venise et venir à Paris que pour Julius. Elle a donc dû lui faire savoir qu'elle était revenue. Pourquoi ne m'en a-t-il pas parlé ? S'il m'a caché cela, il peut m'avoir caché autre chose. Oh ! je saurai ce qu'il peut m'avoir caché ! Ce retour mystérieux d'Olympia cache un secret. Machineraient-ils ensemble un projet contre moi ? Je verrai Olympia. Si elle a vu Julius, elle sait tout ce qui s'est passé à Saint-Denis le jour du duel, et ce que Julius compte faire. Je la ferai parler. Oui, c'est le moyen de tout apprendre. Julius ne veut rien me dire ; mais ce serait bien le diable si je ne parvenais pas à faire parler une femme ! »
La messe finissait. Samuel laissa tout le monde sortir par la grande porte, et il alla se poster à la porte de l'orgue.
Il monta dans un fiacre et dit au cocher d'attendre.
Puis, baissant les stores, il observa.
Au bout de dix minutes, une femme sortit de l'orgue et monta dans une voiture fermée.
C'était Olympia.
La voiture où elle était montée partit rapidement.
Samuel baissa la glace de devant.
- Suivez, dit-il au cocher, la voiture où vient de monter cette dame. Suivez-la à une cinquantaine de pas pour ne point donner de soupçons. Lorsqu'elle s'arrêtera, vous vous arrêterez.
La voiture d'Olympia s'arrêta rue du Luxembourg, devant un hôtel retiré et silencieux.
Samuel, descendant vivement de son fiacre, vit Olympia traverser un vestibule et entrer dans l'escalier.
Il traversa la cour et entra dans l'escalier.
Il monta derrière elle sans qu'elle s'en aperçût.
Au premier étage, elle s'arrêta et sonna.
Le bruit des pas de Samuel la fit retourner.
Elle vit Samuel et ne put s'empêcher de pâlir.
Il la salua en silence.
- Vous ici ? dit-elle.
- Cela vous étonne de me voir chez vous, madame ? dit Samuel. Pas plus que cela ne m'a étonné de vous voir à Paris. Excusez-moi de me présenter chez vous si subitement, continua-t-il. C'est que j'ai à vous parler de choses assez graves.
- Eh bien, soit, dit-elle. Entrez.
On venait d'ouvrir la porte. Samuel franchit l'antichambre et entra dans le salon avec celle qu'il appelait Olympia et que nos lecteurs appellent Christiane.
- Je vous écoute, monsieur, dit Christiane.
- D'abord, madame, permettez-moi de vous faire une question.
- Laquelle ?
- Avez-vous revu Julius depuis votre retour à Paris ?
- Le comte d'Eberbach ?
- Oui.
- Je ne l'ai pas revu, répondit Christiane, et je ne tiens pas à le revoir.
- Ah ! dit Samuel d'un air de doute. Et cependant vous êtes revenue à Paris.
- La saison est finie à Venise, dit la cantatrice. Je croyais ce pauvre lord Drummond en Angleterre, et trop loin pour m'empêcher de changer à l'Opéra, comme l'année dernière. En arrivant, j'ai appris qu'il était à Paris, et qu'il était venu s'y faire soigner d'une maladie de poitrine. Je ne le croyais pas malade si gravement. Je me suis enfermée dans un hôtel du faubourg Saint-Germain, et j'y ai vécu en secret pour faire mes démarches à son insu, craignant qu'il ne les contrecarrât encore. Dorénavant, la musique est ma seule passion.
- Soit, dit Samuel, c'est pour l'amour de la musique que vous vous êtes cachée, et le comte d'Eberbach ne vous sait pas de retour. Mais si vous n'avez plus pour lui le sentiment que vous avez eu un instant l'autre hiver, il ne peut cependant pas être devenu un étranger tout à fait pour vous, et je suppose que vous ne serez pas fâchée que je vous donne de ses nouvelles.
- Il se porte bien ? dit Christiane avec insouciance.
- D'abord, il se porte très mal. Mais ce n'est pas la santé de son corps qui est la plus compromise. Vous ne savez pas ce qui lui est arrivé ?
- Si fait. Il s'est marié, je crois, à ce qu'on m'a dit.
- Il lui est arrivé autre chose. Il a tué son neveu.
- Quel neveu ? demanda la cantatrice.
- Lothario.
- Ce jeune homme que j'ai vu un soir au souper de lord Drummond ?
- Lui-même. Un neveu que Julius aimait comme un fils.
- Et s'il l'aimait comme un fils, pourquoi l'a-t-il tué ? Par jalousie, sans doute.
- Par jalousie, en effet.
- Pauvre jeune homme ! dit Christiane. Et la nouvelle comtesse d'Eberbach, qu'est-elle devenue ? Vous voyez qu'il ne me reste rien de ma passion pour le comte, puisque je vous parle si tranquillement de sa femme.
- La comtesse Frédérique, répondit Samuel, était allée au château d'Eberbach ; c'est ce qui a causé ce malentendu et ce malheur. Julius a reconnu l'innocence de sa femme, mais trop tard. La comtesse est revenue, et s'est réinstallée à Enghien. Je vais l'y voir quelquefois. ô misérables cœurs de jeunes filles ! Elle aimait ce Lothario dont la tombe est fermée à peine, et elle l'a déjà oublié. Elle n'a tout juste de mélancolie que ce qu'il en faut pour donner un air plus touchant à sa beauté. Mourez donc pour une femme !
En parlant, Samuel examinait le visage d'Olympia, espérant y surprendre quelque mouvement involontaire et imperceptible qui lui révélerait quelque chose.
Bien qu'à la rigueur le mystère dont la cantatrice s'enveloppait depuis son retour pût s'expliquer par la raison qu'elle lui en avait donnée, par la crainte d'être encore une fois contrariée dans ses démarches pour chanter sur un théâtre de Paris, Samuel Gelb n'était pas homme à se laisser persuader si facilement.
Il se pouvait bien que la musique fût la raison, mais il se pouvait bien aussi que la musique fût le prétexte.
« Il n'est pire eau que l'eau qui dort, pensait ce sombre esprit accoutumé aux trahisons. Tout cela peut être une fable convenue entre eux. Elle est bien arrangée, j'en conviens, mais c'est justement pour cela qu'il faut que je m'en défie. C'est trop vraisemblable pour être vrai. »
Cependant il ne pouvait prolonger plus longtemps sa visite.
Olympia-Christiane laissait tomber la conversation à chaque bout de phrase.
Cet homme, de qui lui était venu tout le malheur de sa vie, lui faisait horreur. Elle évitait de le regarder car, chaque fois que ses yeux tombaient sur lui, elle avait peine à retenir un geste de répulsion comme à la vue d'un reptile.
Et il était essentiel qu'elle ne se trahît pas et que Samuel ne se doutât de rien.
Cette lutte mettait dans son attitude une gêne et une tension que Samuel ne pouvait pas ne pas remarquer.
Il se leva.
- Je vous laisse, madame, dit-il à la cantatrice.
Et il se dit à lui-même : « Je reviendrai. »
Il sortit, et renvoya son fiacre.
« Oh ! pensait-il en marchant dans la rue, elle avait un embarras qui ne peut pas ne rien signifier. Elle craignait évidemment de laisser échapper un mot ou un geste. Je retournerai la voir. Elle aura beau se tenir, je finirai bien par trouver une minute où elle s'oubliera et s'épanchera. Il faut absolument que je sache ce que Julius a dans l'esprit, car il serait mort et enterré s'il n'y avait pas quelque chose. C'est cela qui le conserve. Il ne vit que par là. Il y a certainement, j'en jure le diable, un dessein quelconque qui le retient à l'existence. Ah ! quand tous les anges y seraient, je saurai ce que c'est que ce dessein. »
Il retourna chez Christiane. Mais ce fut inutile.
Christiane avait eu le temps de se préparer à le voir. Elle s'attendait à ses questions et à sa figure.
Il la trouva calme, souriante, indifférente à Julius, ne l'ayant pas revu, et ne désirant pas le revoir.
Maintenant que lord Drummond était mort, et qu'il n'y avait plus personne pour faire obstacle à ses projets de théâtre, elle ne se cachait plus ; sa porte était ouverte.
Samuel s'informa auprès de plusieurs journalistes de sa connaissance, et apprit qu'en effet il y avait des pourparlers entamés pour l'engagement de la signora Olympia à l'Académie de musique.
Samuel Gelb allait ainsi, de porte en porte, de l'hôtel d'Olympia à l'hôtel de Julius, et de l'hôtel de Julius à Enghien.
Julius n'était pas moins impénétrable qu'Olympia ; et Frédérique, si elle savait quelque chose, n'était pas moins impénétrable que Julius.
Samuel trouvait les portes ouvertes, mais il sentait les cœurs fermés.
Comme les hommes d'action inoccupés, n'ayant rien de mieux à faire, il avait plaisir à tourmenter les autres. C'était toujours cela. Il usait son activité comme il pouvait.
Il parlait perpétuellement à Frédérique de la mort de Lothario. Il avait calomnié la jeune femme en disant à Olympia qu'elle avait pris aisément son parti de la mort de Lothario.
Quand il prononçait devant Frédérique le nom de Lothario, elle devenait toute triste, et ses yeux s'emplissaient de larmes.
Mais, il avait raison jusqu'à un certain point, ce n'était pas, en apparence, le désespoir d'une femme qui a perdu son amant ; c'était une sorte de tristesse douce et résignée, et qui ressemblait plutôt au deuil d'une femme qui pleure un absent qu'à l'amertume désespérée d'une femme qui pleure un mort.
Lothario n'étant plus là, Samuel reprenait ses droits sur Frédérique. Il ne manquait jamais de lui rappeler ses anciennes promesses et les obligations qui la liaient à lui.
Frédérique le laissait dire, ne niant rien et ne refusant rien.
à travers tout cela, Samuel s'ennuyait, sensation étrange pour lui.
Cette âme terrible et remuante languissait dans ces lenteurs.
Il se sentait las et dégoûté de cette vie, il avait besoin d'en finir.
Par instants, il avait envie de brusquer le dénouement, et puis il se disait qu'il valait mieux attendre que Julius démasquât son plan le premier. En se fendant à fond sans voir le coup que lui préparait Julius, il risquait de s'enferrer.
Il restait ainsi, hésitant entre sa nature, qui lui disait d'agir, et le raisonnement, qui lui disait d'attendre.
Il aurait fallu qu'un événement vînt le presser et pousser sa main. Il aurait fallu que le Dieu sortît de la machine, et vînt rompre souverainement une situation intolérable.
Le Dieu qui sortit, ce fut le peuple.
Pour occuper son impatience, et pour se distraire de ses propres affaires, Samuel se mêlait aux affaires publiques. Il ne retrouvait un peu d'émotion et de passion que dans la politique.
Depuis quelques jours, la lutte entre le parlement et la royauté, somnolente dans les derniers mois, paraissait vouloir se réveiller.
Le 26 juillet, les ordonnances éclatèrent comme un coup de foudre.
Il y eut un premier mouvement de stupeur.
Samuel parcourut aussitôt les rues et les faubourgs, espérant que tout allait se lever, et que la nation allait relever à l'instant même l'insolente provocation du trône.
Personne ne bougea de toute la journée.
La colère et l'indignation restèrent parmi les journalistes et les députés.
Le peuple n'eut même pas l'air d'avoir entendu.
- Ah bien ! dit Samuel, s'ils supportent cela, je peux retourner en Allemagne ; la royauté est éternelle ici.
Il rencontra un rédacteur du National qui battait le pavé dans la même intention que lui.
- Eh bien ? lui demanda-t-il.
- Eh bien ! vous voyez, répondit le journaliste, le peuple ne remue pas. Ah ! je commence à croire que le roi et Polignac ont raison. Si la France supporte cela, c'est qu'elle le mérite.
- Où est le roi ?
- Le roi vient de partir pour aller chasser à Rambouillet. Voilà le cas qu'il fait de nous. Il ne daigne seulement pas prendre la moindre précaution. Nous en sommes là : un Polignac méprisant la France et ayant raison !
- Tout n'est pas fini, dit Samuel. On peut parler à la foule. J'espère bien que les journaux ne vont pas se taire malgré l'ordonnance qui les bâillonne. Allons au National.
En passant devant la Bourse, ils trouvèrent un tout autre aspect aux figures. La bourgeoisie était aussi consternée que le peuple était indifférent.
C'était elle, en effet, que frappaient les ordonnances.
Elle seule avait intérêt à la loi électorale que brisaient les ordonnances ; elle seule avait des organes dans les journaux auxquels Charles X fermait la bouche.
Quant à résister, elle n'y songeait même pas. Elle était vaincue d'avance. Elle ne pouvait pas supposer que la monarchie eût osé cette mesure sans avoir pris d'avance toutes les précautions, sans être armée, sans être sûre des troupes, sans tenir Paris dans un cercle de baïonnettes et de canons.
Un mot du dauphin circulait dans les groupes.
Le maréchal de Raguse lui avait dit qu'à la première lecture du Moniteur, la rente était tombée.
- De combien ? avait dit le dauphin.
- De trois francs, avait répondu le maréchal.
- Elle remontera.
Si ce n'était pas là le comble de l'imbécillité, c'était la certitude de la force.
Dans les bureaux du National, Samuel trouva tous les principaux journalistes de Paris en train de rédiger la protestation de la presse contre la violence qu'on voulait lui faire.
La protestation, signée M. Coste, du Temps, demanda si l'on s'en tiendrait là, et si on ne passerait pas des paroles à l'action.
D'autres rédacteurs du Temps et les rédacteurs de la Tribune se joignirent à M. Coste pour obtenir qu'on allât aussitôt essayer de soulever les ateliers et les écoles.
Samuel fit remarquer que jamais l'occasion ne se présenterait plus favorable ; que le roi était à la chasse ; que M. de Polignac s'occupait d'une adjudication au ministère de la guerre ; que le gouvernement était dans une heure de vertige, ne craignait rien et ne prenait aucune mesure ; qu'il était donc très facile d'en avoir raison si l'on ne perdait pas une minute, et que le roi, en revenant de Rambouillet, pourrait trouver, le soir, sa place prise par une révolution.
Mais M. Thiers parla contre toute voie de fait.
Il ne fallait pas sortir de la légalité. On avait, en ce moment, une position admirable ; pourquoi la quitter ? il fallait laisser au pays le temps de juger entre la royauté, qui déchirait la Charte, et l'opposition, qui maintenait la loi. La conscience nationale prononcerait, le pays serait avec l'opposition, et c'est alors que l'opposition serait très forte et pourrait entreprendre tout ce qu'elle voudrait contre le trône.
Mais, dans cet instant, que pourrait l'opposition toute seule ? Elle ne pourrait que se compromettre et compromettre avec elle le seul obstacle à l'absolutisme monarchique et clérical.
Quels canons avait-elle ? Quelle armée ? le peuple ne se mêlait pas à la question. Quand tous les journalistes auraient la poitrine traversée par les balles des Suisses, leur mort ferait-elle revivre leur liberté ?
Une goutte d'eau froide suffit quelquefois pour faire tomber l'ébullition de l'eau bouillante.
La froide parole du petit avocat de Provence apaisa l'exaltation des plus ardents.
On résolut de s'en tenir à la protestation.
Cependant le National, le Globe et le Temps déclarèrent qu'ils paraîtraient le lendemain malgré les ordonnances.
Le Journal des Débats et le Constitutionnel n'osèrent pas suivre cet exemple, et se soumirent.
Samuel Gelb sortit, furieux et désespérant de tout.
« Rien à faire, se dit-il. Allons nous enfermer. Toutes ces lâchetés me dégoûtent. Voilà ce qui s'appelle l'opposition. Allons ! la France n'est pas mûre. La démocratie en a encore pour cent ans à attendre. »
Il reprit, morne et amer, la route de Ménilmontant.
En sortant de la barrière, il entendit des violons qu'on raclait dans une guinguette.
Un jardin poussiéreux, qui n'était séparé de la rue que par une haie, était plein de danseurs et de buveurs. C'était sans doute une noce.
Samuel accosta un ouvrier endimanché qui fumait sa pipe sur le seuil :
- Vous vous amusez, vous autres ? lui dit-il.
- Pourquoi pas ? répondit l'ouvrier.
- Vous ne savez donc pas ce qui se passe à Paris ?
- Il se passe quelque chose ?
- Le ministère a rendu des ordonnances qui suppriment le droit des électeurs.
- Les électeurs ? Qu'est-ce que ça nous fait ? Est-ce que nous sommes électeurs, nous autres du peuple ?
- On a supprimé aussi les journaux.
- Ah ! bien, les journaux ! Est-ce que ça nous regarde, les journaux ? Nous ne les lisons pas, c'est trop cher. ça coûte quatre-vingt francs.
- Eh bien ! justement, il faut que les journaux et l'élection vous regardent, et si vous vouliez...
- Ah bah ! dit l'ouvrier en lâchant une bouffée, pourvu qu'on n'augmente pas le prix du pain et du vin, le roi peut bien faire tout ce qu'il voudra.
En ce moment, une grosse fille réjouie accourut.
- Dis donc, cria-t-elle en prenant le bras de l'ouvrier, c'est comme ça que tu m'invites à danser et que tu me plantes là ? On commence, viens vite.
- Me voilà, dit l'ouvrier, qui la suivit.
Samuel rentra chez lui, n'espérant plus rien. Il dîna et se coucha.
Le lendemain, il ne sortit même pas. Il se promena toute la journée dans son jardin, fiévreux et las.
La chaleur était étouffante.
« Allons, se disait-il, tout ce que j'ai fait est en pure perte. Mon but était de dominer un grand mouvement populaire, de gouverner les idées. Mais s'il n'y a pas de mouvement, je ne suis bon à rien et rien ne m'est bon. Je n'ai plus besoin de l'argent de Julius, qu'en ferais-je ? Julius peut vivre. Qu'il soit éternel, s'il veut. Je ne lui donnerai pas la chiquenaude qui le précipiterait dans la tombe ! Ah ! il ne se doute pas que cette indifférence du peuple le sauve et que cette mort de tous est sa vie. »
Le soir s'approchait. Fatigué de marcher, Samuel venait de s'étendre sur un banc. Tout à coup il tressaillit.
Il avait cru entendre, du côté de Paris, un bruit qui ressemblait à celui d'une fusillade.
Mais non, il s'était trompé sans doute. Il prêta l'oreille.
Le bruit recommença.
Cette fois, il n'y avait pas à en douter, c'était bien une fusillade.
Samuel bondit debout.
- Des coups de fusil ! dit-il. Ah ! alors c'est le peuple. Brave peuple que je calomniais ! Ah ! mon rêve ressuscite. Vive le peuple ! et meure Julius !



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