Dieu dispose Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LIV
Où il est démontré que les tulipes sont quelquefois plus meurtrières que les tigresses

Le 9 juillet 1830, un avis inséré dans tous les journaux annonçait que l'enterrement de lord Drummond aurait lieu le lendemain, et que la messe serait dite à l'église de l'Assomption.
Le lendemain, en entrant dans l'église, la première personne que vit Julius, ce fut Samuel.
Nos lecteurs ont eu probablement le temps d'oublier lord Drummond, cet étrange Anglais amoureux de la voix d'Olympia, après avoir été amoureux des tigresses de l'Inde.
Sa mort n'avait pas été moins singulière que sa vie.
Il était mort pour une tulipe.
Nous avons perdu de vue lord Drummond au moment où il quittait Paris pour suivre Olympia à Venise.
Il lui avait semblé qu'il aimerait encore mieux l'entendre en public que de ne pas l'entendre du tout, et partager son chant avec les autres que de n'en pas avoir une note.
Mais, à peine arrivé, dès les premières représentations, sa jalousie l'avait ressaisi. Il avait souffert amèrement de ne jouir qu'avec la foule de ces accents sublimes qu'il aurait voulu posséder à lui seul. Tant de rivaux l'obsédaient.
Du moment qu'Olympia était à tout le monde, elle n'était plus à lui.
Et puis, son plaisir lui paraissait profané par tous ces passants qui y touchaient en même temps que lui. La voix d'Olympia lui répugnait presque, en devenant une sorte de gamelle banale où les plus grossiers instincts venaient tremper la main et prendre leur cuillerée.
Cette émotion, qu'il aurait voulue chaste, pure, virginale, réservée à un seul, n'était plus, hélas ! qu'une courtisane triviale, publique, commune à tous les goujats qui auraient trois francs dans leur poche.
Dans ces termes, il n'en voulait plus.
Un soir, au milieu d'une représentation, il se leva, sortit de la salle, rentra chez lui, demanda des chevaux, et, sans même écrire un mot à Olympia, quitta Venise.
Pour essayer de se distraire, il se mit à voyager.
Partout où il passait, il visitait tout : les bibliothèques, les musées, les monuments.
à Coniston, on lui fit voir une collection de tulipes.
La passion des fleurs est une des plus naturelles au cœur de l'homme. Nous sommes faits de terre, et, aussitôt qu'une graine tombe en nous, elle y pousse.
Lord Drummond était de ces organisations où la passion n'a pas d'interrègne. Chez lui, la mort d'une manie n'était que le couronnement d'une autre. Il se dit : « Les femmes sont mortes, vivent les fleurs ! »
Il prit les fleurs comme il avait pris les tigresses et les femmes, avec fureur. Il ne pensa plus qu'à elles !
Comme les vrais amateurs, il se concentra dans une espèce, n'aimant que les choses complètes, et sachant bien que la bourse d'un millionnaire et la vie d'un centenaire ne suffiraient pas à la collection d'une seule race.
C'étaient les tulipes qui lui avaient inspiré le goût des fleurs. Il se donna éperdument aux tulipes.
Il en eut bientôt une réunion qu'il trouvait lui-même honorable, et que tout autre aurait trouvée inouïe.
Cependant il allait de côté et d'autre à travers l'Europe, parcourant toutes les villes fleuries, et cherchant si, par hasard, il n'existait pas quelque type oublié par lui.
Les plus célèbres amateurs, empressés à son nom, l'introduisaient dans leurs serres, et lui faisaient admirer leurs plus rares richesses. Mais lord Drummond admirait du bout des lèvres.
On ne lui montrait rien qu'il n'eût chez lui égal sinon supérieur.
Un soir, il était à Harlem, il avait visité toutes les collections renommées sans trouver mieux qu'ailleurs, et il allait, de guerre lasse, retourner en Angleterre, quand un domestique de l'auberge où il logeait lui parla d'un sien parent qui avait des tulipes.
Ce parent était un pauvre homme qui avait ce goût depuis l'enfance, et qui, au dire du domestique, avait obtenu des résultats prodigieux.
Sa serre n'était pas connue, parce qu'il n'y laissait pénétrer personne, aimant ses tulipes pour elles, et non pour la vanité.
Il ne les avait guère montrées, dans toute la ville, qu'à son cousin ; mais si lord Drummond le désirait, le domestique tâcherait d'obtenir de son cousin Tromp la permission de lui amener le noble voyageur. Un voyageur, en passant, effaroucherait Tromp moins qu'un concitoyen toujours là et difficile à éconduire une fois introduit.
Lord Drummond hésita. Une collection ignorée après tant de collections éclatantes et européennes, cela valait-il la peine de rester jusqu'au lendemain ?
C'était sans doute une tuliperie digne d'éblouir un domestique. Cependant il ne voulut pas manquer une chance, si insignifiante qu'elle pût être.
Il resta.
Le lendemain matin, le domestique alla chez son cousin, et revint avec une permission obtenue non sans peine.
- à quelle heure milord veut-il que je le conduise chez mon cousin Tromp ? demanda le domestique.
- à l'instant même, répondit lord Drummond.
Et ils se mirent en route.
Ils traversèrent toute la ville.
La ville traversée et les remparts franchis, ils entrèrent dans une des plus étroites rues du faubourg.
Lord Drummond commença à se repentir d'avoir eu la candeur de croire un valet sur parole.
Quelle fleur digne de lui pouvait respirer dans cette rue étranglée ?
Devant une maison de chétive apparence, le domestique s'arrêta, et, se retournant, dit à lord Drummond :
- C'est ici.
Le domestique frappa.
Un petit homme court, voûté par l'habitude de travailler la terre, misérablement vêtu, vint ouvrir.
- Mon cousin, dit le domestique de l'hôtel, voici le gentilhomme étranger dont je t'ai parlé ce matin.
- Monsieur est le propriétaire du jardin que vous m'avez vanté ? demanda d'un air de doute ironique lord Drummond en regardant les habits de Tromp.
- Oh ! dit celui-ci, qui remarqua le regard de lord Drummond, et qui ne parut pas s'en soucier, vous ne venez pas voir mon habit, mais ma collection.
- C'est vrai, dit l'Anglais. Entrons.
- Avant d'entrer, reprit Tromp, une question.
- Laquelle ?
- C'est bien certain que vous quittez Harlem aujourd'hui ?
- En sortant de chez vous.
- C'est que je n'aimerais pas faire voir mes fleurs à quelqu'un qui viendrait me tourmenter pour les revoir. C'est déjà beaucoup que je vous autorise à en jouir une fois. Elles sont à moi, voyez-vous, et je suis jaloux de ma tulipe comme d'autres le sont d'une femme.
- Je vous répète que je serai loin d'ici ce soir.
- Entrez alors.
Lord Drummond et le domestique entrèrent dans un couloir obscur et étouffé.
Tromp referma immédiatement la porte derrière eux, ce qui ne contribua pas à diminuer l'obscurité et les ténèbres.
- Allez devant vous sans crainte, milord, dit le domestique. Il n'y a pas de marche ni de trou.
Au bout de quelques pas, lord Drummond se trouva devant une porte.
- Attendez, dit Tromp.
Et, passant devant lord Drummond, il se mit à ouvrir la porte, laquelle était fermée à triple tour.
La porte ouverte, un flot de lumière envahit joyeusement le couloir.
Ce fut comme une subite apparition de rayons de soleil et de chants d'oiseaux. Un vaste et splendide jardin poussait en pleine terre et croissait en plein ciel.
- Venez et voyez, dit Tromp à lord Drummond ébloui. Mais laissez-moi refermer cette porte.
Il ferma la porte et reprit :
- Vous voyez qu'il ne faut juger ni les hommes à l'habit, ni les jardins à la maison. J'ai choisi cette maison mal située et mal bâtie parce qu'elle donne, de ce côté, sur la pleine campagne, et que mes fleurs ont ici tout l'air et tout le soleil dont elles ont besoin. Trouvez-moi des fleurs mieux logées. Moi, que j'habite dans un bouge ou dans un chenil, qu'est-ce que cela me fait ? Je ne compte pas pour moi ! Je suis comme ces vieux amoureux qui ont une jeune maîtresse et qui dépensent tout leur argent à la meubler d'or, de velours et de soie, s'inquiétant peu s'il ne leur reste pas un sou pour se loger proprement eux-mêmes. Et moi, j'ai plus qu'une maîtresse, j'ai un sérail. Regardez !
Et, d'un geste et d'un accent où se mêlaient le propriétaire, le jardinier et l'amoureux, il se mit à passer la revue de sa collection, la proclamant unique, et prétendant, à chaque tulipe qu'il faisait admirer à son hôte, qu'elle était la plus belle de toutes.
- En voici une, disait-il, qui surpasse tout ce qu'on peut imaginer de plus merveilleux ; le rêve même se confesse vaincu par une réalité aussi désespérante ; eh bien ! ce n'est rien, c'est une fleur insignifiante, c'est un méprisable brin d'herbe à côté de celle que je vais vous montrer.
Et il en montrait une autre, qui était la merveille et le chef-d'œuvre de la nature jusqu'à la suivante.
Au fond de toutes ces exagérations d'une passion exaltée par la solitude, la vérité était que la collection de Tromp était admirable. C'était, sans comparaison, la plus belle que lord Drummond eût rencontrée depuis son voyage.
Cependant la sienne la valait. Il avait l'orgueil de ne pas trouver, là encore, un type qu'il ne possédât pas lui-même. Tromp était un rival, mais non un vainqueur. Lord Drummond ne se sentait pas humilié, et pouvait soutenir la lutte. Ils avaient tous deux, comme au collège, le prix ex æquo.
- Eh bien ! dit Tromp, glorieux, avez-vous jamais vu dans vos voyages des jardins qui valussent le mien ?
- Je n'en ai pas vu qui valussent mieux, répondit lord Drummond.
- Vous en avez donc vu qui valussent autant ? demanda Tromp, dont le front se rembrunit.
- J'en ai vu un.
- Où cela ?
- à Londres.
- Et le propriétaire s'appelle ?
- Lord Drummond.
- C'est vous ?
- C'est moi-même.
- Votre jardin vaut le mien ? répéta Tromp d'un ton de défi.
- Oui, dit lord Drummond. Je rends cette justice à votre collection qu'elle est au-dessus de toutes celles que j'ai vues depuis que j'ai quitté Londres, et qu'elle n'est pas au-dessous de la mienne. Mais la mienne n'est pas au-dessous de la vôtre. Elles sont égales.
- Eh bien ! s'écria Tromp triomphant, voilà qui va déranger l'égalité, vous allez voir ! Venez par ici.
Et, entraînant lord Drummond derrière un mur qui semblait clore le jardin, il l'introduisit brusquement dans une serre presque aussi grande que le jardin lui-même.
- Voilà mes vraies fleurs, dit-il, les autres ne comptent pas. Le jardin est l'antichambre de la serre, et les fleurs qui y restent sont les domestiques ; mais voici les maîtresses. Si vous avez des yeux, ouvrez-les.
Lord Drummond jeta un coup d'œil rapide sur la serre et fut ébloui.
Cette fois, Tromp avait raison dans tout son orgueil, c'était bien une vraie collection de miracles. C'était un musée où s'étaient donné rendez-vous les œuvres les plus réussies de la nature combinée avec l'art.
L'Anglais demeurait immobile, comme hésitant entre tant de prodiges, et ne sachant auquel aller.
Mais tout à coup son œil tomba sur une tulipe noire, rouge et bleue.
Il pâlit et s'élança vers elle.
- Ah ! c'est celle-là que vous préférez, dit Tromp avec un petit rire de triomphe et de supériorité. Je vous fais mon compliment. Vous allez tout de suite à la plus belle. je vois que vous vous y connaissez, et je regrette moins de vous avoir admis ici. Je n'avais pas l'intention d'abord de vous faire voir la serre ; le jardin suffisait. Mais vous m'avez défié, et je n'ai pas voulu laisser humilier mes fleurs. Eh bien ! l'avez-vous aussi, celle-là ?
- Non, répondit lord Drummond d'une voix étouffée.
- Ni vous, ni personne, poursuivit Tromp. Elle est unique. Ah ! voyez-vous, c'est ma sultane favorite. J'ai des trous à mes coudes ; eh bien, je ne la donnerais pas pour dix mille francs.
- Et pour vingt mille ? dit lord Drummond, pâle et les yeux suppliants.
- Ni pour vingt mille, ni pour aucune somme. Un homme qui aime sa femme ne la vend pas et ne la partage pas. Moi je veux être seul à avoir ma tulipe. Vous ne regardez pas les autres ?
- Je les ai vues, dit lord Drummond. Celle-ci suffit à une journée. Un dernier regard, et je vous laisse.
Il jeta sur la tulipe noire, rouge et bleue un regard d'amour et de désolation, et, sans dire un mot, reprit le chemin du jardin et de la maison.
Tromp rouvrit les deux portes.
Sur le seuil de la dernière, lord Drummond se retourna :
- Merci, monsieur, dit-il, et à revoir.
- Non pas à revoir, dit Tromp, mais adieu. Vous partez de Harlem dans une heure.
Lord Drummond ne répondit pas.
Il revint à l'hôtel, suivi du domestique, sans prononcer une parole.
- à quelle heure milord veut-il les chevaux ? demanda le domestique au moment où lord Drummond montait à sa chambre.
- Je ne pars pas aujourd'hui, répondit lord Drummond.
Une heure après, lord Drummond sonna, et fit demander le domestique qui l'avait conduit voir les tulipes.
- Allez chez votre cousin, lui dit-il ; s'il veut me donner un oignon de sa tulipe pour trente mille francs, vous aurez cinq mille francs pour vous.
- J'y cours, s'écria le domestique épanoui.
Et il descendit les escaliers quatre à quatre.
Lord Drummond attendit son retour avec l'anxiété de l'étudiant de première année qui attend la réponse de la première femme à qui il ait osé écrire.
Après un siècle pendant lequel l'aiguille de la pendule n'avait parcouru qu'une heure et quart, le domestique reparut.
Il était morne et piteux.
- Eh bien ? demanda lord Drummond.
- Il refuse, répondit tristement le domestique.
- Vous vous y serez mal pris, répliqua lord Drummond. Il est inadmissible qu'un homme si pauvre refuse une si grosse somme.
- Je m'y suis pris, dit le domestique, comme quelqu'un à qui l'on a promis cinq mille francs. Croyez que, si je n'ai pas réussi, c'est que la chose n'est pas possible.
- Retournez, dit l'Anglais. Quarante mille pour lui et dix mille pour vous.
Malgré l'énormité de la somme, le domestique partit avec moins de joie que la première fois. à la manière dont son cousin avait repoussé la première offre, il avait compris que Tromp n'en accepterait aucune.
Il essaya cependant. Mais il revint sans avoir rien obtenu.
- C'est un mulet, dit-il à lord Drummond.
- Et vous un âne, répondit celui-ci, qui avait besoin de décharger sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
Toute la soirée, il chercha dans sa cervelle un moyen de décider Tromp. Mais comment entamer un homme sur qui l'argent ne mordait pas ?
Il ne dîna pas. Il n'avait pas faim. Il dormit mal.
Le soleil était à peine levé qu'il frappait à la porte de Tromp.
- Qui va là ? cria la voix aigre de Tromp, lequel passa une tête hargneuse à une petite lucarne supérieure.
- C'est moi, répondit lord Drummond.
- Qui ? vous !
- Lord Drummond. Celui que vous avez bien voulu admettre hier à l'honneur de visiter vos tulipes.
- Vous vous trompez, répliqua Tromp, lord Drummond n'est plus à Harlem ; il m'a donné sa parole d'en partir hier, et un gentilhomme ne manque pas à sa parole. Il est parti.
- Eh bien ! que je sois lord Drummond ou un autre, voulez-vous me vendre un oignon de votre tulipe noire, rouge et bleue ?
- Non, répondit sèchement le cousin du domestique.
- Rien qu'un oignon ! je vous en donne quarante mille francs.
- Vous m'en donneriez cent mille que je refuserais de même. Je garde mes fleurs pour moi. Je suis leur gardien et non leur entremetteur.
- Mon cher Tromp, je vous en donne cinquante mille francs.
- Je me moque de vos guinées ; je n'aime que mes tulipes. Vous n'en auriez pas une pour un million.
- C'est décidé ?
- Irrévocablement.
- Pourtant vous n'êtes pas riche.
- C'est ce qui vous prouve que je ne vends pas mes fleurs.
- Je vous en prie.
- Bonsoir.
Et Tromp, pour couper la conversation, referma brusquement sa lucarne.
Lord Drummond fit un geste de rage. Son désir, multiplié par l'obstacle, lui remuait la poitrine.
- Que faire ? où aller ? Il lui semblait que dorénavant son existence était vide, et qu'il n'avait plus pour horizon qu'un immense désœuvrement.
Il ne tenait plus qu'à une seule chose au monde : à cette tulipe.
Pour elle, il aurait donné toute sa fortune et toutes ses autres tulipes.
Et ce misérable Tromp ne voulait la lâcher à aucun prix. Avare, va !
Lord Drummond sentait que le bouillonnement de ces idées dans son front commençait à lui donner la fièvre.
- Bon ! voilà que je vais être malade, maintenant !
Sans trop savoir pourquoi, il prit, dans la rue où logeait Tromp, la première ruelle qui allait vers la campagne.
Puis il tâcha de reconnaître le mur du jardin de Tromp.
Il n'eut pas de peine à le reconnaître. Le soleil levant rayonnait en plein sur le vitrage de la serre.
De ce côté, le mur était assez bas, mais il aurait pu sans inconvénient ne pas y avoir de mur du tout.
Entre la route et la serre, il y avait un marais large de cinquante brasses, un demi-pied d'eau sur une terre molle. Lord Drummond y plongea sa canne, elle pénétra dans la vase de deux pieds.
Ainsi, pas assez d'eau pour traverser le marais en barque ; et, quand à le traverser à pied, on risquait de s'y enfoncer jusqu'aux épaules.
Lord Drummond rentra à l'hôtel, sombre, lugubre, malade de n'avoir pas mangé la veille et de n'avoir pas réussi le matin.
Il se coucha pour tâcher de réparer l'insomnie de la dernière nuit. Mais il n'eut que quelques quarts d'heure d'assoupissement, plus fatigants que la veille et entrecoupés de rêves incohérents, où il se battait seul contre dix hommes qui lui disputaient un oignon de tulipe.
Le soir, il se leva, sortit de l'hôtel sans être aperçu, gagna la campagne, et vint au bord du marais.
La première jambe qu'il y posa entra dans le sable jusqu'au genou ; la seconde, jusqu'à la cuisse.
Malgré sa passion violente, il eut un moment d'hésitation.
Mais la passion fut la plus forte.
Il continua.
Après quelques pas, il trouva un terrain un peu plus ferme. Puis le terrain se ramollit encore, et il eut de la vase et de l'eau jusqu'à la ceinture.
Il sentait que sa fièvre redoublait, mais il allait toujours.
Au moment de toucher au mur, le sol manqua tout à fait sous son pied ; il disparut jusqu'au cou, et il n'eut que le temps de saisir une poignée de roseaux poussés au pied du mur. Sa vie tint à un roseau.
N'importe, il était arrivé.
Le principal était fait. Il ne lui restait plus qu'à escalader le mur et à pénétrer dans la serre.
Escalader le mur, ce fut l'affaire d'un bond ; pénétrer dans la serre, ce fut l'affaire d'une vitre descellée.
Mais il fallait encore ne pas se tromper de tulipe ; et, la nuit, ce n'était pas facile.
Heureusement que la lune était là.
De plus, lord Drummond, la seule fois qu'il était entré dans la serre, avait bien remarqué la place.
Sa mémoire et la lune aidant, il choisit une tulipe, la déterra délicatement, mit à sa place cinquante mille francs en billets qu'il tira de sa poche, et, sortant de la serre, refranchit le mur.
La lune que Byron a si sévèrement qualifiée, aida encore ce nouveau Léandre à retraverser son Hellespont marécageux.
Il arriva sans encombre à l'autre rive du marais.
Il avait eu la précaution d'y déposer son manteau. Il put cacher dessous sa précieuse tulipe, et aussi la boue dont il était couvert des pieds à la tête.
Il rentra à l'hôtel et regagna son appartement sans avoir éveillé aucun soupçon.
Son but était de se changer, de demander sa chaise de poste, et de sortir de la ville à l'instant même.
Mais auparavant il fallait qu'il jetât un coup d'œil à sa chère tulipe.
Il alluma toutes les bougies et toutes les lampes qu'il y avait dans ses chambres, et, quand il eut fait toute la lumière possible, il exposa sa conquête.
Il faillit tomber à la renverse.
Il s'était trompé de tulipe.
Au lieu de la fleur unique, il avait pris une fleur banale, connue dans toutes les serres, et dont il avait lui-même quatre exemplaires.
Il poussa un cri.
Le domestique, cousin de Tromp, accourut.
En voyant lord Drummond ainsi cuirassé de boue au milieu de cette illumination, il le crut fou.
- Aidez-moi à me déshabiller, dit lord Drummond.
Il grelottait ; un affreux frisson lui courait par tous les membres.
L'humidité, qu'il n'avait pas sentie dans la lutte et dans la joie du triomphe, lui glaçait les os.
On envoya chercher un médecin.
Lorsque lord Drummond fut couché, et tandis qu'on allait chercher le médecin :
- Allez chez votre cousin Tromp, dit-il au domestique ; dites-lui ce que vous avez vu, et portez-lui cette tulipe. Il comprendra tout.
Le domestique partit au moment où le médecin entrait.
Le médecin hocha la tête. La chose lui parut des plus graves. Il craignait tout d'abord une fluxion de poitrine.
La fièvre ne tarda pas à tourner au délire.
Toute la nuit, lord Drummond ne parla que de tulipes noires, rouges et bleues. Il n'y avait que celles de cette couleur qui fussent des tulipes.
Les autres n'existaient pas. Il avait cru en voir d'autres, mais il s'était trompé. Il n'y avait que celles-là au monde. Et il n'y en avait qu'une seule.
C'était bien assez d'une seule tulipe. Excepté celle-là, toutes les fleurs qu'on prenait pour des tulipes n'en étaient pas.
Et mille autres extravagances, toutes dans ce sens.
Le lendemain matin, Tromp vint savoir de ses nouvelles.
En apprenant qu'il était plus mal, il repartit aussitôt, et revint une heure après.
Il demanda à être introduit dans la chambre du malade. à la vue du possesseur de cette merveille dont la recherche lui avait coûté si cher, lord Drummond reprit quelque connaissance. Il eut un intervalle lucide.
Tromp leva vers les yeux du malade un objet qu'il tenait à la main.
- La tulipe ! murmura lord Drummond, ne sachant si c'était réel ou s'il continuait les hallucinations de sa raison troublée.
- Oui, la tulipe rouge, noire et bleue, dit Tromp. Vous la méritez. Il y en aura deux. Vous êtes digne de partager avec moi.
- Merci, frère ! dit lord Drummond en saisissant la chère fleur et la couvrant de son regard égaré ; mais c'est trop tard !
- Oh ! que non, interrompit Tromp.
- Si fait, insista l'Anglais. Je suis mortellement atteint. Cette eau m'est entrée jusque dans la poitrine. C'est égal, je vous remercie, Tromp. Ce n'est pas votre faute, vous ne pouviez pas prévoir ce qui est arrivé. J'ai la poitrine prise. Ah ! ah ! voilà donc comme je devais finir. épargné par les tigresses et par les femmes, les tulipes m'ont tué. Ah ! ah ! c'est drôle.
Et la folie le reprit.
Lord Drummond traîna encore quelque temps.
Dans un moment plus calme, il profita d'une éclaircie de sa raison pour se faire transporter à Paris, où il aurait toutes les ressources de la science.
Mais la médecine ne pouvait plus rien pour lui.
Après quelques alternatives de mieux et de plus mal, il expira le 8 juillet, les yeux fixés sur sa tulipe.
Il était catholique. Le 10 juillet, l'église de l'Assomption, où se disait la messe des funérailles, était encombrée d'un convoi superbe. Tout le Paris aristocratique était là.
Nous avons montré plus haut Samuel et Julius se rencontrant.
Il y eut une messe en musique. Les plus mornes lamentations des grands maîtres éclatèrent dans la grande voix de l'orgue.
à un moment, l'orgue se tut, et une voix de femme s'éleva.
à cette voix, Samuel tressaillit, et regarda Julius.
C'était une voix puissante, profonde, sympathique, et qui allait droit aux entrailles. Le chant qu'elle chantait était digne d'elle. Cette musique ainsi interprétée, c'était quelque chose de désolé et de consolateur à la fois ; c'était la douleur de voir le corps expiré s'en aller dans la terre, et en même temps l'espérance de retrouver l'âme au ciel. C'était la tombe qui se fermait et le paradis qui s'ouvrait.
Samuel se dit qu'il avait déjà entendu cette voix.
« Elle ici ! pensa-t-il. Et sans que j'en sache rien ! Je la croyais à Venise. Et Julius, lui, savait-il qu'elle était à Paris ? »
Il regarda le comte d'Eberbach.
Mais Julius était immobile, et sa figure ne disait rien.
« Suis-je bête ! se dit Samuel. Qu'est-ce que je veux que sa figure m'apprenne ? Il est déjà mort. »
Pourtant il s'approcha de Julius et lui dit :
- Mais c'est la voix d'Olympia.
- Ah ! tu crois ? répondit Julius indifférent ; c'est possible.
- Cadavre ! murmura Samuel ; mais pourquoi est-elle revenue ici, et qu'est-ce qu'elle y fait ? Pourquoi se cache-t-elle ? Il y a là-dessous un piège. Oh ! je le découvrirai. Mais assurons-nous d'abord que c'est bien elle.



Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente