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Chapitre LII
Le récit de Gamba

- ô, ma chère Gretchen ! je vous ai raconté une partie de mon histoire. Je suis votre cousin, ce qui est mon bonheur ; je suis bohémien, ce qui est ma gloire. Mais si vous croyez qu'il n'y a que cela dans mon existence qui vous intéresse, vous vous trompez magnifiquement. J'ai dans mon passé un tas de choses qui vous touchent beaucoup, voyez-vous. Vous allez voir que nous étions prédestinés l'un à l'autre, et que vous me devez bien plus d'affection qu'à un cousin. Grand'chose qu'un cousin ! Je me moque bien d'être votre cousin ! J'en suis content, mais je pourrais m'en passer.
» J'ai autre chose qui remplacerait avantageusement cette qualité.
» écoutez.
» Il faut que vous sachiez que j'ai toujours eu deux manies principales : celle de faire des bonds impossibles, et celle de chanter des chansons défendues ; ce qui revient à peu près au même, car les bonds mènent à se rompre le cou, et les chansons à se faire pendre.
» Or, en 1813, il y a dix-sept ans, je me trouvais à Mayence. Pourquoi la rage de courir le monde m'avait-elle fait quitter ma chère Italie ?
» Mais si je ne l'avais pas quittée, ce qui m'est arrivé ne me serait pas arrivé, et, comme c'est ce qui m'est arrivé qui fait que je vous ai connue, je ne vous connaîtrais pas. Par conséquent, j'ai eu raison de quitter l'Italie, de chanter une chanson contre Napoléon, et de me faire fourrer dans la citadelle. Je me pardonne.
» Je m'avise donc de chanter un couplet contre l'empereur de France. Je dis un couplet ; la chanson en avait vingt-cinq, mais je commençais le refrain du premier, quand je sens deux mains robustes se poser sur le collet de ma casaque, et m'entraîner rapidement vers la citadelle. Une petite citadelle ouvrit sa gueule et la referma. J'étais avalé. Une petite citadelle, au reste. J'aime les choses qui sont ce qu'elles veulent être. Celle-là voulait être une citadelle, et elle y réussissait énergiquement. Grilles aux fenêtres, cela va sans dire, et sous les fenêtres un fossé de douze pieds ; mais ce n'était là qu'un doux détail.
» De l'autre côté du fossé, commençaient les fortifications. Trois rangs d'énormes tertres gazonnés, à chaque étage une sentinelle, et, après le dernier tertre, un autre fossé, de vingt-cinq pieds, celui-là.
» Au total, deux fossés et trois étages. C'est-à-dire que, pour s'évader, il fallait cinq évasions.
» Le nombre ni la hauteur des étages ne purent m'effaroucher. L'évasion était impossible pour quiconque n'avait pas des ailes. Mais j'en avais. J'ai toujours regardé la pesanteur spécifique de l'homme comme un préjugé et comme un conte de nourrice.
» Une fois que je me fus bien radicalement démontré qu'un homme ne pouvait songer à s'évader sans avoir envie de se briser les reins, je ne pensai plus qu'à mon évasion. C'est que moi, je vous l'ai déjà dit, Gretchen, j'ai la prétention de ne pas être un homme. Trouvez-moi aussi vaniteux que vous voudrez, j'ai l'amour-propre de me croire une chèvre.
» Je regrette d'avoir à confesser que mon évasion commença de la façon la plus vulgaire et la plus usitée. Je passai huit jours à desceller un barreau de ma fenêtre.
» Jusque-là, il n'y avait pas de quoi être bien fier, j'en conviens. Un homme en aurait fait autant.
» Mais attendez.
» Mon barreau descellé, je laissai venir le soir. Quand il ne fit plus jour, et qu'il ne fit pas encore nuit, car j'avais besoin d'y voir un peu moi-même, je me dis : « Allons ! mon cher Gamba ! il s'agit de savoir si toi qui as l'orgueil de te croire une intelligence, une créature qui pense, un esprit, tu sauras faire seulement ce que fait le moindre chat, une toute petite bête sans esprit et sans études, à ce qu'on ose prétendre ! Et note, ajoutai-je pour m'encourager, qu'un chat, qui ne se gêne pas pour sauter d'un quatrième sur le pavé, a quatre pattes, tandis que toi, tu n'en as que deux, ce qui diminue de moitié la chance de t'en casser une. »
» Lorsque je me fus adressé à moi-même cette exhortation éloquente et sévère, je montai lestement sur le bord de ma fenêtre, j'arrachai vite le barreau, et, sans donner à la première sentinelle le temps de me voir, je pris mon élan et je sautai le premier fossé.
» Au sifflement que produisit mon vol rapide au travers de l'air, la sentinelle se retourna en sursaut ; mais j'avais déjà franchi le premier talus, et ce fut plutôt pour avertir ses camarades que dans le vain espoir de m'atteindre qu'elle lâcha de mon côté un coup de fusil puéril.
» Dois-je vous dire qu'au moment où je sautais le talus, la sentinelle de la seconde plate-forme passait précisément au bas de l'endroit d'où je sautais, de sorte que je n'eus qu'à modifier insensiblement la direction de mon élancement, pour lui tomber subitement sur les épaules.
» Je collai ce pauvre milicien contre terre, la crosse de son fusil dans l'estomac, et embrassant si furieusement sa baïonnette, que les gazettes ont prétendu qu'il y avait laissé trois dents. Le coup partit et faillit tuer la sentinelle de la troisième plate-forme, qui me visait dans ce moment, et qui me manqua, grâce probablement à la secousse involontaire que lui fit éprouver la balle sifflant à ses oreilles.
» J'étais au bord du second fossé. Encore ce pas, et j'étais libre. Mais c'était le plus difficile.
» Outre les vingt pieds à sauter, la dernière sentinelle, prévenue par les coups de fusil des autres, était là, de l'autre côté du fossé, la baïonnette en avant, et prête à m'embrocher. Perspective sans agrément.
» Je vous avoue que j'ai avalé quelquefois des sabres, mais jamais des baïonnettes, surtout quand le fusil est au bout. C'est ainsi que toute éducation est incomplète. On croit savoir son art, et l'on découvre chaque jour qu'on en ignore les plus simples éléments. On a passé dix ans de sa vie à étudier, à travailler, à s'éreinter, et l'on s'aperçoit, un matin ou un soir, qu'on n'est pas même capable d'avaler une misérable baïonnette.
» Mais alors je ne fis pas toutes ces réflexions. Il n'y avait pas à réfléchir ni à reculer. Si l'on m'avait rattrapé, on m'aurait flanqué dans un cachot, dans un cul de basse-fosse, dans un puits où l'on m'aurait attaché avec soin ; j'en aurais eu pour la vie.
» Je me dis : “Mourir faute d'air et de liberté,â€? car, figurez-vous moi, en prison, moi, le bond fait homme, moi, le chamois, moi qui, lorsque ne pourrai plus sauter et danser, me vendrai comme thermomètre, tant j'ai de vif-argent dans les veines ! Je me dis donc : “Mourir de la prison perpétuelle ou mourir tout de suite d'un coup de baïonnette, j'aime encore mieux la mort prompte : je souffrirai moins longtemps.â€? Je me recommandai à Dieu et à mes muscles, et, faisant un prodigieux effort pour franchir le gouffre, je n'essayai pas d'éviter la baïonnette ; au contraire, je me jetai directement dessus. La sentinelle me laissait venir et riait déjà de m'enfiler comme une bague au jeu des chevaux de bois. Mais, quand je fus sur elle, j'étendis violemment la main, j'eus le bonheur de saisir la baïonnette, et je la repoussai de toute mon énergie.
» Je n'esquivai pas complètement le coup. Le soldat avait le poignet ferme, et je sentis le fer m'entrer dans la peau. Mais le coup avait glissé, et j'étais tombé si rudement sur la baïonnette, qu'elle avait ployé. Ce ne fut qu'une égratignure.
» D'un geste plus prompt que l'éclair, j'avais insinué un délicieux croc-en-jambe à la sentinelle, qui roula sur l'herbe molle.
» Quand elle se releva, j'étais à cent pas. Elle lâcha un triste coup de fusil qui effraya beaucoup un pierrot sur une branche.
» Moi, je me dis seulement : “Cela commence à devenir ennuyeux, je ne peux plus faire un pas sans qu'on me fête d'un tas de salves. Assez, militaires ! vous usez la poudre de votre empereur !â€?
» Bien entendu, je tenais ce monologue en tricotant lestement des jambes. J'entendis derrière moi, tout en courant, les cris, les appels des sentinelles, le tambour et tout le tapage que peut faire une citadelle humiliée. Mais bah ! j'étais déjà loin !
» Et voilà comment un homme courageux et élastique est toujours maître de sa liberté ! »
Ici Gamba fit une pause, et voulut savourer un moment l'effet que sa bravoure et son agilité avaient dû produire sur Gretchen.
Mais la chevrière ne détacha pas ses yeux de Christiane.
Pour elle, tout l'intérêt était dans cette brusque réapparition de celle qu'elle avait tant aimée et tant pleurée.
Le fantôme restait bouche close et laissait parler Gamba ; sans doute celui-ci, obéissant à la volonté de l'étrange vision, allait expliquer le mystère devant lequel Gretchen était interdite, et Gretchen attendait, pour s'intéresser au récit de Gamba, que le nom de Christiane y fût prononcé.
Christiane, de son côté, laissait Gamba s'épandre en ce flux de paroles et se livrer à toute sa loquacité naturelle. Elle avait exigé de lui un si long silence, qu'elle lui devait une compensation.
C'était le moins qu'en échange de dix-sept ans de mutisme elle lui accordât une heure de bavardage complet.
Gamba reprit :
- J'étais hors de prison, mais je n'étais pas hors d'Allemagne. Je pouvais être repris à chaque moment. Mon agilité et ma présence d'esprit ne m'abandonnèrent pas à l'instant décisif.
» Je courus à toutes jambes jusqu'au petit village de Zahlbach, où, quinze jours auparavant, le matin même du jour où je m'étais si follement fait incarcérer à Mayence, j'avais remisé ma petite carriole et ma vieille jument borgne, mes moyens de transport ordinaires. Je les laissais toujours dans les villages les plus proches des villes où j'allais afin de payer moins cher. La nuit tombait tout à fait lorsque j'arrivai, passablement essoufflé, à la porte de mon aubergiste.
» Les voleurs ont leur charme. Je dis cela parce que mon aubergiste était un brigand, qui, ayant appris mon incarcération et ayant jugé, dans sa raison profonde, que je n'avais pas besoin d'un cheval et d'une voiture pour pourrir dans les cachots, avait simplement vendu ma carriole et ma jument. Quand j'entrai dans la cour, il était précisément en train de les livrer à l'acquéreur, de sorte que la voiture était déjà attelée. L'avidité de ce logeur me servit.
» Je me montrai à l'aubergiste lugubre ; j'avais sauvé, parmi mes sauts de carpe et autres traverses, cinq ou six doublons cousus dans mes habits ; je payai ce que je devais, et, fouette cocher ! je partis, au petit trop d'abord ; mais je fus pas plutôt au détour de la rue, que je lançai mon cheval au triple galop.
» Ah ! dans les quelques mots que j'avais échangé avec l'aubergiste, j'avais eu soin, pour détourner ses soupçons, de lui dire qu'on m'avait rendu la liberté à condition que je quitterais immédiatement Mayence.
» Je lui avais aussi acheté quelque nourriture pour ma jument et pour moi. Je n'avais pas craint que cela lui inspirât des doutes. Les aubergistes ne soupçonnent jamais l'argent qu'on leur donne.
» Je menai ma bête grand train toute la nuit. Le matin, je m'arrêtai dans un creux boisé où je passai toute la journée par précaution. Grâce au foin et au pain que j'avais emportés de Zahlbach, nous pûmes, ma jument et moi, nous dispenser d'aller montrer notre museau dans les villages où nous aurions été exposés à de mauvaises rencontres.
» Le soir, nous nous remîmes en route. Nous allâmes ainsi encore quarante-huit heures, évitant les grandes routes, les villes et les maisons habitées, cherchant les sentiers, les roches et les bois, et ne voyageant autant que possible que la nuit.
» Le troisième jour, commençant à me sentir assez loin de Mayence, je fus un peu plus hardi. Le soleil était déjà levé depuis longtemps, que je n'étais pas encore couché dans un ravin.
» Je faillis payer cher cette imprudence. Au tournant d'une haie, je me trouvai brusquement nez à nez avec un bourgmestre indiscret qui me demanda mes papiers.
» Je lui répondis en italien par un discours plein de volubilité où ce fonctionnaire ne parut voir que du feu.
» Ne comprenant pas l'italien, il mit ses lunettes.
» Je ne crus pas devoir attendre qu'il eût appris ma langue ; je donnai un grand coup de fouet à ma jument, et l'honnête fonctionnaire n'eut que le temps de se ranger pour ne pas être écrasé.
» Quand il revint de l'émotion que lui avait causée le péril couru par sa précieuse vie, j'étais déjà loin ; pas assez loin, cependant, pour ne pas entendre qu'il me menaçait de dépêcher la maréchaussée à mes trousses. Le danger devenait pressant. Je poussai du fouet et de la voix ma pauvre vieille jument, et je m'engageai avec résolution dans un système de rochers et de sentiers impossibles où il n'a dû passer jamais d'autres voitures que la mienne, et où il était probable que la gendarmerie n'irait pas me chercher.
» J'aboutis par là à un pays que je ne connaissais pas alors, et qui n'est autre que celui-ci... »
L'attention de Gretchen commença à s'éveiller.
- Toute la journée et toute la nuit, j'allai, reprit Gamba, à travers monts et gouffres, jetant en arrière des regards effarés et croyant toujours voir poindre la tête monstrueuse d'un gendarme.
» La nuit finissait, déjà les lueurs blanchâtres plaquaient le ciel, où les étoiles pâlissaient. Tout à coup, je tressaillis et j'arrêtai ma jument.
» Je venais d'apercevoir en face de moi une forme humaine qui accourait rapidement de mon côté.
» Naturellement, je crus d'abord que c'était un gendarme, et je me reculai derrière une roche.
» Mais, n'entendant aucun pas de cheval, j'avançai délicatement la tête, et je regardai.
» La forme humaine s'était rapprochée. Je reconnus que c'était une femme.
» Une femme en désordre, les cheveux dénoués, un air de désespoir. Une sorte de fantôme blanc. »
- Vite ! interrompit Gretchen, la poitrine oppressée.
- Ah ! je vous avais bien dit, s'écria Gamba, que mon récit finirait par vous intéresser ! Vous aller m'écouter maintenant !
» Cette femme approchait en courant et sans me voir. à quelques pas de moi, elle s'arrêta, tendit d'un geste lugubre ses deux mains jointes vers le ciel, s'agenouilla au bord de la route, murmura quelques mots que je n'entendis pas, poussa un cri, s'élança et disparut.
» Je sautai rapidement en bas de ma carriole et je courus. La route, à l'endroit où la femme venait de disparaître, était crevée par un précipice à pic que je n'avais pas vu d'abord. Je me penchai sur le gouffre énorme et béant, et je poussai un cri à mon tour.
» La malheureuse n'avait pas roulé jusqu'au fond. »
- Vite ! vite ! répéta Gretchen, comme fiévreuse.
- Un jeune arbre vigoureux qui jaillissait au flanc même du gouffre avait par miracle arrêté sa chute. Les pieds accrochés à quelque racine, le dos appuyé sur le tronc de l'arbre, un bras embarrassé dans les branches, la tête violemment renversée, son pauvre corps souple et ployé pendait évanoui sur la mort.
» La sauver ! comment ? Sauter sur l'arbre à califourchon, ce n'était rien pour moi ; mais remonter l'abîme avec ce poids ?
» Par bonheur, j'avais dans ma carriole une corde à nœuds qui me servait pour mon grand exercice du mât. Je volai la prendre. Je pris en même temps une espèce d'écharpe qui me servait pour mes tours, et voici ce que je fis :
» Je choisis une forte racine que je trouvai au bord du gouffre, j'y attachai ma corde à nœuds dont je saisis l'autre bout dans ma main droite, et je me jetai bravement. »
- Eh bien ! s'écria Gretchen palpitante.
- Il va sans dire que je tombai légèrement et gracieusement à cheval sur l'arbre. Sans amour-propre, je fus content de moi, et je me rendis cette justice que mon éducation n'avait pas été si incomplète. Je me consolai un peu de n'avoir pas appris à avaler les baïonnettes et les fusils.
» Une fois sur l'arbre, mon premier geste fut d'empoigner la femme, car j'avais toujours peur qu'elle ne se mît à glisser.
» Puis je la jetai sur mon bras et mon épaule gauches, où je l'assujettis fortement à l'aide de mon écharpe. Elle ne fit aucune résistance. Elle était inerte et comme morte. Elle avait plutôt l'air d'un paquet que d'une femme.
» Jusque là, rien n'était fait. Il s'agissait de remonter.
» Je tenais toujours la corde de la main droite.
» Je vous assure que ce n'était pas extraordinairement facile de regrimper avec une femme sur l'épaule et une seule main à la corde.
» Le tout était de ne lâcher ni la corde ni la femme.
» Je recommandai mon âme à tous les saints du paradis, je serrai de mes deux pieds le dernier nœud de la corde, je serrai de la main droite le plus haut nœud où elle put atteindre, et, lâchant l'arbre, je me laissai tout doucement aller dans le vide.
» Heureusement, cette pauvre femme n'avait pas sa connaissance, car elle aurait eu un fier trou sous les yeux.
» Mille noms d'acrobates ! Moi qui ai la peau du cœur assez impénétrable, j'avoue honteusement que j'eus une seconde d'émotion. La racine qui m'avait vu attacher ma corde ne s'était pas attendue à ce double poids ; je la sentis fléchir et céder à la première secousse. Mais elle se remit de cette lâche faiblesse et tint bon.
» Alors ce fut au tour de la corde. Au premier effort que je fis pour monter d'un nœud, elle se tendit et craqua, comme si elle en avait à porter plus qu'elle ne pouvait. Je sentis qu'elle rompait, et je me dis en moi-même : “Pauvre femme !â€? »
- Bon Gamba ! s'écria Gretchen, les larmes aux yeux.
- Mais, bah ! la corde était robuste comme la racine. Et mes muscles étaient robustes aussi.
» Je grimpai comme un écureuil, sans brusquerie, vivement et moelleusement. Une minute après, s'il y a encore des mesures du temps dans de pareilles occasions, je mettais le pied sur la terre ferme, je détachais ma corde, et je déposais ma trouvaille dans ma carriole.
» Et voilà comment j'ai repêché de l'abîme Mme Christiane. »
Gretchen se leva, l'œil fixe, l'air égaré, alla vers Christiane, lui toucha la main pour se bien assurer qu'elle n'était pas un fantôme, et, lorsqu'elle eut senti la chair et la réalité, s'agenouilla en pleurant, et baisa le bas de la robe de la ressuscitée.
Puis, sans se relever et d'une voix étouffée par l'émotion :
- Continuez, Gamba, dit-elle.
- Je commence à avoir fini, reprit Gamba. Christiane était sauvée. Mais moi, je n'étais pas sauvé. Au contraire, ma bonne action risquait fort de me faire emprisonner pour le reste de mes jours. Car, que faire de celle que je venais de tirer du gouffre ?
» L'emporter sans connaissance, la secouer, c'était dangereux ; elle pouvait avoir besoin d'un médecin.
» D'un autre côté, la conduire dans un endroit habité pour la faire soigner, c'était m'ingurgiter dans la gueule du loup. La gendarmerie ne m'aurait su qu'un gré médiocre de mon agilité.
» Je me trouvai donc plus embarrassé sur le plancher des vaches que je n'avais été dans le milieu des oiseaux.
» Ma foi, tant pis ! j'avais regardé la pauvre créature ; elle était toute jeune et toute jolie. J'ai toujours eu pour principe qu'une belle femme vaut mieux qu'un vilain homme. Je me dis donc : « En prison tous les Gamba plutôt qu'une semblable fille au sépulcre ! » et je me lançai à la recherche d'un village quelconque.
» Tout en allant, j'examinais la jeune fille. Je regardais si elle n'avait rien de cassé. Dans mon métier, on se connaît naturellement en fractures et en bras démis. Je m'aperçus avec joie qu'elle ne s'était rien rompu, et qu'elle n'avait aucune lésion sérieuse. Le saisissement lui avait fait perdre connaissance. Sa robe s'était prise dans les arbres et avait amorti la secousse.
» à force de chercher des villages, on en trouve. Je ne tardai pas à en entrevoir un qui, si je ne m'abuse, devait être quelque chose comme Landeck.
» J'allais y entrer, de l'air piteux d'un homme qui entre au cachot, lorsque tout à coup je sentis que le cœur de la jeune fille se remettait à battre.
» J'eus, je le confesse, un certain mouvement de satisfaction. Si elle revenait sans le secours des médecins, je n'avais nul besoin d'aller me livrer bénévolement à la gendarmerie impériale. Je donnai un coup de bride à ma jument, et je me renfonçai vigoureusement dans ma montagne. Une heure après, la jeune fille était revenue tout à fait. Quand je dis tout à fait, je ne dis pas entièrement la vérité. Elle y voyait, mais seulement avec les yeux ; elle parlait, mais elle disait des choses qui n'étaient pas pleines de bon sens.
» Elle débitait un tas de paroles où je vous aurais bien défiée de rien comprendre.
» - Mon enfant !... Julius... Grâce!... Ce Samuel... Je suis dans l'enfer...
» Et puis, elle me regardait et me disait :
» - Oui, je vous reconnais bien, vous êtes le démon !
» Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, mais, dans ce moment-là, cela ne me donnait pas du tout l'envie de rire.
» En un mot, la secousse, qui n'avait rien cassé dans son corps, avait tout cassé dans sa raison.
» Elle était folle. »
- Folle ! s'écria Gretchen.
- Oui, folle, comme un pauvre animal innocent. Et elle resta ainsi longtemps.
» Les premiers jours, cela ne me fut pas incommode.
» Elle n'avait aucune volonté, elle se laissait faire, elle ne me gênait pas, elle ne s'informait pas pourquoi je prenais plutôt le sentier que le chemin. Voyager la nuit, s'arrêter, se mettre en route, aller toujours, manger, ne pas manger, tout lui était égal. Je lui disais de se taire, et elle se taisait. Je lui ordonnais de manger, et elle mangeait. Elle obéissait, machinale, indifférente, abandonnée. C'était mieux qu'un enfant.
» C'est de la sorte qu'à travers mille dangers et mille alertes je pus repasser en Italie. Là encore, Napoléon régnait. Mais on avait perdu ma trace, et comment retrouver dans cet immense empire une misérable goutte d'eau comme moi ?
» On me demanda qui était cette femme que j'avais avec moi. J'avais perdu, l'année précédente, ma sœur Olympia, du même âge à peu près que Christiane. Je répondis que c'était ma sœur. On ne m'en demanda pas davantage. Dès lors, je fus son frère.
» Je ne la quittai pas. Pour la nourrir, mais non, je me vante, pour me nourrir, moi, et pour m'amuser, je faisais mes tours sur les places.
» Je chantais toujours un peu. Elle, sans que je le lui eusse jamais dit, elle chantait de temps en temps des airs bizarres qu'elle prenait je ne sais où, et qui faisaient attrouper les passants.
» Elle paraissait ne pas voir la foule et ne pas entendre les applaudissements. Elle chantait pour elle toute seule. Mais les passants en profitaient, et notre bourse en profitait aussi. Je n'avais jamais été aussi riche.
» Ce qui prouve qu'en la sauvant j'avais agi comme un égoïste, et qu'elle ne m'en doit aucune reconnaissance.
» Cependant il lui revenait chaque jour un peu de sa raison. Elle commençait à se croire un peu moins dans l'enfer, et à voir que, si j'étais le diable, au moins j'étais un bon diable.
» à force de m'appeler son frère, elle avait pour moi une amitié fraternelle.
» Ah ! moi, j'étais heureux ! nous menions la vraie vie, en plein air, dans les rues, elle chantant et moi dansant sur la corde !
» Mais elle, à mesure que la raison lui revenait, les préjugés de l'éducation qu'on donne aux jeunes filles lui venaient à l'esprit. Elle ne trouvait pas parfaitement convenable pour une jeune fille d'aller chanter dans les carrefours et dans les cabarets. Elle était mal à l'aise devant les regards et les propos de la multitude.
» Et pourtant elle hésitait à rompre avec cette vie dont elle avait honte.
» Un goût qu'elle ne se connaissait pas s'était développé en elle : la passion de la musique. Mettre son âme dans sa voix, comme moi je la mets dans mes jambes, faire passer son émotion dans le cœur de la foule, c'était là un plaisir dont elle ne pouvait se priver. C'est que, voyez-vous, Gretchen, nous autres artistes, nous haïssons le public, nous en disons du mal, nous l'insultons, mais nous en avons besoin, comme vous de vos chèvres. Nos spectateurs, ce sont nos bêtes.
» Elle était dans cette situation incertaine, entre ses idées de jeune fille et ses instincts d'artiste, lorsque, par le plus heureux des hasards, un directeur de théâtre qui passait s'arrêta, fut frappé de sa voix et lui proposa de l'engager. Dès lors, il n'y avait plus à hésiter. Il ne s'agissait plus de la rue et de la populace ; il s'agissait des succès, des adorations, de la gloire et du génie.
» Et c'est de cette façon qu'elle devint une grande chanteuse, ce qui vaut bien une grande dame.
» Maintenant, Gretchen, j'ai dit tout ce que j'avais à dire. »
La chevrière leva sur Christiane des yeux enivrés de larmes et de joie.
- Madame ! c'est vous ! vivante ! murmura-t-elle d'une voix entrecoupée.
Elle ne pouvait trouver d'autres paroles.
- Embrasse-moi donc, ma pauvre Gretchen, dit Christiane.
Gretchen se leva et se jeta dans les bras de Christiane.
- Vivante ! répéta-t-elle. Mais Dieu m'est témoin que vous n'avez jamais été morte pour moi.
- Je le sais, dit Christiane.
Et, pendant un moment, elles se serrèrent sans parler, sur le cœur l'une de l'autre.
- Et moi ? insinua Gamba, oublié dans un coin.
- Le pauvre Gamba mérite bien quelque chose, dit Christiane.
- Je mérite bien un remerciement de Mlle Gretchen, pour lui avoir conservé celle qu'elle aime tant.
- Oui, certes, dit Gretchen.
Et elle sauta au cou de Gamba, lequel fut si content, qu'il se mit à pleurer.
- Nous reparlerons de Gamba et de moi, dit Gretchen en faisant un signe d'intelligence et d'intimité au bohémien. Mais occupons-nous d'abord de vous, ma chère maîtresse. Comment êtes-vous ici ? Et M. le comte d'Eberbach sait-il que vous êtes vivante ?
- Il le sait, et c'est lui qui m'a dit de venir ici.
- Pourquoi faire ?
- Pour chercher sa femme.
- Sa femme ! murmura Gretchen, dont la joie s'effaça brusquement à cette pensée. ô Dieu ! Mais j'y pense ! Oh ! si vous saviez ! c'est affreux !
- Que veux-tu dire ? demanda Christiane. Parle sans crainte devant Gamba. Oui, notre situation est en effet bien douloureuse. Tu veux dire que Frédérique est la femme de mon mari.
- Si ce n'était que cela ! s'écria la chevrière toute bouleversée.
- Qu'est-ce donc encore ? parle.
- Frédérique...
- Eh bien ?
- C'est votre fille !
- Ma fille ! mais ma fille est morte, Gretchen !
- Non, vivante. Livrée par moi à ce Samuel ; sauvée pour la perte de nos âmes à tous !
- Ma fille ! je veux voir ma fille ! cria Christiane.

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