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Chapitre LI
Où Gamba se montre sans gêne avec les spectres

Nous avons laissé Gretchen muette d'une religieuse terreur devant l'apparition de Christiane au Trou de l'Enfer.
L'habitude superstitieuse des idées de la chevrière, le crépuscule, qui met autant de vague et d'ombre dans les âmes que dans les choses, le lieu même où Christiane s'était précipitée, tout cela bouleversait étrangement l'esprit de la gardeuse de chèvres. évidemment, elle avait devant elle le fantôme de Christiane.
Elle l'avait évoqué ; il était venu.
Gretchen était à la fois épouvantée et joyeuse.
à travers la terreur énorme que lui causait ce brusque tête-à-tête avec le mystère de la mort, elle éprouvait un ravissement profond en retrouvant, après une séparation si violente et si brusque, la douce et tendre créature à qui elle s'était donnée, sa chère maîtresse, sa sœur supérieure.
La voix de Christiane reprit :
- Lève-toi, ma Gretchen, et viens jusqu'à ta cabane, où tout te sera révélé.
La chevrière se leva sans répondre un seul mot.
L'émotion l'empêchait de respirer, à plus forte raison de parler. D'ailleurs, à quoi bon des paroles ? les fantômes comprennent bien ce qu'on a dans l'âme sans qu'on le leur dise.
Elle se dirigea vers sa cabane, Christiane la suivant.
Elles ne rencontrèrent personne sur la route, ni un bûcheron de Landeck, ni une vachère rentrant ses bêtes, ni un domestique du château venant de quelque commission au bourg.
Sans doute, le spectre usait de sa puissance surnaturelle pour écarter les yeux des hommes.
Mais Gretchen fut obligée de changer d'explication en arrivant à la porte.
Sur le seuil de sa cabane, une apparence d'homme était accroupie à terre, les jambes croisées.
Gretchen s'attendait au moins qu'en apercevant celle qui la suivait, cet homme allait s'enfuir avec effroi.
Pas le moins du monde. En voyant approcher Gretchen et l'ombre de Christiane, l'apparence d'homme se leva et vint très tranquillement au-devant d'elles.
Gretchen reconnut Gamba.
- Bonjour, Gretchen, dit Gamba, la joie au visage ; bonjour, ma bonne et chère cousine bien-aimée.
Et il lui tendit la main.
Gretchen retira la sienne, toute scandalisée de cette familiarité terrestre devant celle qui sortait de la tombe. D'un geste grave, elle montra à Gamba Christiane.
Gamba regarda du côté que lui indiquait la chevrière, n'eut pas l'air ému du tout, et se retourna vers Gretchen.
- Eh bien ? dit-il.
« Il ne la voit donc pas ? » se demanda Gretchen. Après cela, pensa-t-elle, c'est tout simple, elle ne s'est faite sans doute visible que pour moi seule. »
Elle ouvrit sa porte, et, s'inclinant toujours sans dire un mot, elle attendit que le fantôme entrât.
Christiane entra dans la cabane. Gamba s'y précipita derrière elle sans nulle cérémonie.
Gretchen entra à son tour. Elle n'alluma ni lampe ni chandelle, comme jugeant instinctivement que cette scène ne devait pas être éclairée par une lumière factice, et que la misérable clarté humaine ferait injure aux yeux de la morte, accoutumée aux rayonnements divins.
Elle laissa seulement la porte ouverte pour laisser entrer les dernières lueurs du jour et les premières lueurs de la nuit.
Gamba s'était assis sur un escabeau. Christiane fit signe à Gretchen de s'asseoir. Gretchen obéit. Christiane resta debout.
Il y eut un moment de silence.
Christiane le rompit :
- Parle, Gamba, dit-elle.
Gretchen fut stupéfaite. Que la morte connût Gamba, il n'y avait là rien d'étonnant : la mort, c'est l'infini. Mais que Gamba ne fût pas troublé de cette voix inconnue qui montait subitement à lui du fond du sépulcre ; qu'il n'en parût pas plus surpris que de la voix d'un ami qui leur aurait parlé ; qu'il n'eût pas tressailli jusqu'à la moelle des os, voilà ce qui combla d'étonnement le pauvre esprit de la chevrière.
Mais elle s'expliqua ce sang-froid de Gamba par la volonté et la toute-puissance de la morte ; et elle se mit à écouter avidement, l'oreille tendue vers Gamba, et fixant sur Christiane des yeux effarés.
- Enfin ! s'écria Gamba, je puis parler ! Ah ! quel bonheur ! il y a si longtemps que je me meurs de paroles rentrées ! Mais au moins, c'est bien sérieux ? tu ne m'arrêteras pas au premier mot ? demanda-t-il en regardant Christiane.
« Il la tutoie ! » pensa Gretchen.
- Sois tranquille, dit Christiane, le jour est venu de tout dire.
Gamba parla donc, et parla ainsi.

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