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Chapitre L
Préparatifs de la vengeance de Julius

Christiane était heureuse, et cependant deux autres douleurs avaient pris la place de ses douleurs anciennes. Julius avait été bien bon et bien généreux sans doute, dans la première joie du retour de Christiane ; mais, au fond, comment jugeait-il le passé ? Il avait accueilli avec empressement les explications de Lothario et lui avait donné une réparation éclatante ; mais quels étaient maintenant ses desseins pour l'avenir ?
C'étaient là pour elle deux nuages noirs dans un ciel pur.
Le lendemain du départ de Lothario, Julius, après s'être débarrassé de Samuel sous le prétexte qu'il avait besoin de repos, demanda sa voiture, et accourut chez celle qui, pour tous, s'appelait encore Olympia, mais qui, pour lui, ne se nommait plus que Christiane.
Elle l'attendait et l'accueillit d'un sourire doux et mélancolique. Julius s'aperçut tout de suite de sa préoccupation : autre signe d'amour.
- Vous avez l'air triste, ma Christiane, lui dit-il.
Elle secoua la tête.
- Je ne veux pas que tu sois triste, reprit-il. Pourquoi est-tu triste, dis ?
- Pour bien des raisons, hélas !
- Lesquelles ?
- Devinez-les, Julius ; car moi je n'ai pas le courage de vous les dire. Mais elles sont trop faciles à deviner.
- Est-ce que c'est encore pour le passé, voyons ?
- Pour le passé, d'abord.
Julius prit les mains de sa femme.
- Christiane, lui dit-il, il n'y a qu'un être au monde qui ait le droit de vous juger, c'est moi. Eh bien ! moi, votre mari, je vous absous, et je vous aime, et je vous dis que vous êtes la plus pure et la plus noble créature que j'aie jamais rencontrée, et je déclare que votre faute est de celles pour lesquelles les saintes donneraient leurs vertus.
- Vous êtes bon, dit Christiane, émue et reconnaissante. Mais ce n'est pas là seulement ce que vous avez à me pardonner.
- Vous voulez parler du secret que vous avez gardé dix-sept ans et de la solitude où vous m'avez laissé. Eh bien ! écoutez : en ceci encore, Christiane, tout a été pour le mieux. Oui, cette méprise qui vous a éloignée de moi sous prétexte de fausses passions dont vous aviez tort d'être jalouse, et qui n'étaient que le désespoir de mon amour pour vous, cette méprise, toute cruelle qu'elle nous a été à tous deux, a peut-être été un bienfait de Dieu.
- Oh ! prouvez-moi cela, interrompit Christiane, car c'est là mon vrai remords, de penser que vous me regrettiez et que je ne suis pas venue, et que je vous ai laissé abandonné aux plaisirs vides, aux ennuis bruyants, à toutes les flammes qui font tant de cendres dans le cœur. Ah ! comment n'ai-je pas entendu que vous m'appeliez, et comment ne suis-je pas accourue ?
- Si vous étiez accourue, Christiane, et si vous m'aviez dit alors ce que vous m'avez révélé hier, réfléchissez un moment à ce qui serait arrivé.
» Je me serais battu avec Samuel. La meilleure chance pour moi eût été qu'il me tuât. Dans ce cas, j'aurais eu du moins le repos ; mais vous, quelle vie auriez-vous eue, ajoutant ma mort à vos autres douleurs ? Vous vous seriez accusée, vous vous seriez reproché de m'avoir parlé, vous vous seriez regardée comme la vraie cause de mon sang versé. Et supposez qu'au lieu de mourir j'eusse tué Samuel. Alors, quelle existence aurions-nous eue tous deux, voyant sans cesse entre nous cette nuit fatale ?
» Aujourd'hui, je vous absous, et je vous bénis, parce que les approches de la mort éteignent en moi la passion et me font l'âme sereine et juste. Je juge de sang-froid, et il ne me vient pas plus à la pensée de vous reprocher un malheur que vous avez subi, que je ne reprocherais à une pauvre victime le coup de pistolet qu'un assassin lui tire à bout portant.
» Mais songez, il y a dix-huit ans, dans toute l'ardeur de l'âge et dans toute la jalousie de l'amour, je n'aurais pas raisonné avec calme, je n'aurais pas regardé si c'était de votre faute ou non, le sang de la colère m'aurait monté au visage, et je vous en aurais voulu d'un malheur dont vous auriez souffert plus que moi sans doute.
» J'aurais été malheureux, et je vous aurais rendue malheureuse. Et, lors même que j'aurais eu la force de vous dissimuler ce que j'aurais éprouvé, quel embarras n'auriez-vous pas eu en face de moi ? Comment auriez-vous supporté mes yeux incessamment fixés sur la tache de notre honneur, tache involontaire, sans doute, mais qu'importe ? Quel amour eût été le nôtre, dans cette position fausse, moi cachant un ressentiment amer, vous innocente et souillée ?
» Ah ! consolez-vous, Christiane, réjouissez-vous de ne pas nous avoir fait cet enfer. Au lieu qu'à présent, le temps, la souffrance et la débauche ont usé en moi la vanité et la jalousie.
» Et vous, la douleur, le dévouement, et la transfiguration de l'art vous ont épurée et sanctifiée.
» Nous pouvons donc nous retrouver en présence l'un de l'autre sans que je sois injuste et sans que vous ayez à rougir. Vous voyez bien que vous n'avez pas à vous blâmer d'avoir prolongé notre séparation, et que, loin de m'en offenser, je vous en remercie. »
- Oh ! c'est à moi à vous remercier, s'écria Christiane en serrant les mains de Julius. Je suis bien profondément touchée de vos bonnes paroles. Vous pouviez me faire du passé un remords ; vous m'en faites presque un mérite. Merci ! merci !
Et cependant, le lendemain, Julius trouva encore Christiane toute triste. Le passé purifié, c'était maintenant l'avenir qui pesait sur elle de tous ses doutes et de toutes ses ténèbres.
Julius l'interrogea encore avec sollicitude.
- Hélas ! mon Julius, dit-elle, je ne puis m'empêcher de songer. Vous avez été bon et aimant comme Dieu. Mais, par malheur, on ne défait pas le passé en l'absolvant. Le passé nous tient encore, et ne nous lâchera pas. Si j'avais parlé il y a dix-huit ans, vous vous seriez battu avec Samuel Gelb, et nous aurions eu une vie malheureuse. Mais si j'avais parlé il y a un an, vous n'auriez pas épousé Frédérique et nous pourrions être heureux.
Julius pencha la tête sans répondre.
- Oui, continua-t-elle, voilà ce que mon silence a produit. Ces deux pauvres enfants qui s'aiment sont séparés...
- Pas pour longtemps, murmura le comte d'Eberbach.
Mais Christiane ne l'entendit pas.
- Et vous, poursuivit-elle, vous êtes le mari de deux femmes.
- Je n'en ai, et je n'en ai jamais eu qu'une devant Dieu.
- Oui, mais devant la loi ? Et pour nous voir, nous sommes obligés de nous cacher. Si l'on savait que vous venez ici, tout le monde m'appellerait votre maîtresse, et Frédérique croirait que je prends sa place, lorsque c'est elle qui prend la mienne ! Voilà dans quelle situation nous sommes tombés. Et c'est une situation sans issue.
- Vous vous trompez, Christiane, il y a une issue.
- Il y a une issue ? laquelle ? demanda Olympia frémissante.
- Une issue prochaine, que nous devons tous deux envisager avec fermeté, presque avec joie. J'ai, à l'insu de Samuel, consulté les médecins. Ils m'ont confirmé ses promesses. Rassurez-vous, l'embarras où nous sommes ne tardera pas à cesser ; je n'ai plus que peu de temps à vivre.
Christiane tressaillit de tous ses membres.
- C'est comme cela que vous me rassurez !
Elle leva sur lui, avec des yeux noyés de larmes, un regard de reproche et de douleur.
- Oh ! maintenant, s'écria-t-il, je peux mourir, car je mourrai heureux, regretté, aimé ; car je ne mourrai pas sans avoir pardonné, et, ajouta-t-il à voix plus basse, sans avoir puni.
- Ah ! voilà bien ce que je craignais ; vous voulez punir Samuel Gelb, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.
- Oh ! oui, répondit-il. J'ai encore cela à faire au monde. Je suis sûr que Dieu ne me rappellera pas avant cette mission accomplie.
- Julius ! s'écria Christiane, ne vous commettez pas avec ce misérable. Julius, éloignez-vous de lui, fuyez-le, et confiez à la Providence le soin de le châtier. L'infâme n'échappera pas à sa peine, croyez-en la justice divine. Il mourra de son crime comme la vipère de son venin.
- N'insistez pas, Christiane, dit Julius, grave et tranquille ; mon parti est pris. C'est une résolution inflexible. Je dois mourir ; je veux que ma mort soit bonne à quelque chose.
- Je vous en prie, ne dites pas cela. Je ne veux pas que vous mourriez ! s'écria Christiane, les yeux pleins de larmes.
- Ne t'afflige pas, ma pauvre chère femme retrouvée, dit Julius touché ; mais, vois-tu ? les médecins ne m'ont pas caché qu'il n'y avait plus de remède.
- Si ! il y a un remède ! il y a moi ! Ils ne savaient pas que j'existais et que j'allais revenir !
- Trop tard, dit Julius. Ma vie est épuisée, et je sens bien qu'il me reste tout au plus le temps et la force de vous sauver tous. Moi ôté, tout rentrera dans l'ordre. Frédérique et Lothario se marieront.
- Vous ne serez plus là pour les protéger contre Samuel !
- Samuel ne pourra rien contre eux, je t'en réponds. Et toi, l'étrange fatalité de ta position disparaîtra. Tu ne sera plus la femme du mari d'une autre. Tu vois bien que c'est la seule sortie qui nous reste à tous.
- Il y en a d'autres, répondit Christiane.
- Montre-m'en une.
- Nous pouvons quitter Paris tous deux, disparaître, aller cacher nos deux existences dans un coin du Nouveau-Monde, et laisser Frédérique et Lothario à leur amour.
- Et à la haine de Samuel ! Que deviendraient-ils, si jeunes et si purs, aux mains de ce démon ? D'ailleurs, moi vivant, ils ne pourraient pas se marier. Qu'y gagneraient-ils ?
- Eh bien ! il y a le divorce. La loi et la religion de notre pays le permettent.
- Le divorce ? dit Julius. Oui, j'y ai pensé plus d'une fois, lorsque mon orgueil était jaloux de Lothario ; mais, en autorisant le divorce, notre loi et notre religion l'ont entouré de conditions et d'obstacles. Quelle raison donnerais-je ? Avouer la vérité ? C'est te déshonorer. Répudier Frédérique ? C'est la déshonorer, elle. Et puis, que dirait-on de voir Lothario épouser la femme divorcée de son oncle ? Ne supposerait-on pas que, si je me suis séparé d'elle, c'est que j'avais une raison, et que cette raison était la même qui lui aurait fait épouser Lothario ? Ne dirait-on pas qu'avant d'être sa femme, elle était sa maîtresse ? Tu vois que le divorce est impossible, et que, sous prétexte de faire ces enfants libres et heureux, nous ne ferions que leur malheur.
- Je ne veux pas que tu meures ! dit pour toute réponse Christiane.
- Ce n'est pas cela qui est en question, répondit doucement Julius. Ma chère âme, habitue-toi à cette pensée que je suis condamné, et que rien au monde ne peut prolonger ma vie. Il ne s'agit pas ici de suicide, je ne me tue pas, je meurs. Ne me demande donc pas une chose qui n'est pas en mon pouvoir. Quand même je ne me résignerais pas, quand même je me révolterais contre la nécessité qui me presse, quand même je serais lâche et vil, cela n'ajouterait pas une heure à celles qui me sont comptées. Il ne dépend pas de moi de retarder ma fin. Je n'ai pas à accepter ou à refuser la mort, mais à l'employer, voilà tout. Eh bien ! du moment qu'il est inévitable et nécessaire que je finisse, toi-même ne peux pas t'opposer à ce que je finisse au moins de la façon qui sera la plus profitable. Ne change pas les termes de la question : je mourrai, c'est un point résolu. Comment ? tout est là.
Julius parlait avec une telle autorité et une telle certitude, que Christiane sentit bien que toute objection était inutile, et ne répliqua plus que par ses larmes.
Julius poursuivit :
- Mon dessein est arrêté dans ma tête ; je vous sauverai tous. Je m'endormirai sans inquiétude. Je vous laisserai contents de moi ; vous verrez.
» Ah ! ma chère tendresse ressuscitée, j'ai traîné si longtemps une vie inutile et vide ; ne me dispute pas cette immense joie de la terminer utilement ! Moi qui n'ai jamais fait que des malheureux, à commencer par moi, laisse-moi faire des heureux dans les quelques minutes qui me restent ! Si tu savais comme mon cœur et ma vie ont sonné creux depuis dix-huit ans ; laisse-moi emplir deux cœurs en qui je me survivrai et en qui je vivrai plus que je n'ai jamais vécu en moi-même.
» Tu appelles cela ma mort ? Mais c'était quand j'étais à Vienne, quand je m'épuisais en distractions stériles, quand j'étourdissais mon âme de tous les tumultes de mes sens, quand je répandais sous les pieds des passants mes amours d'une nuit et mes scandales vulgaires, c'était alors que j'étais réellement mort et enterré dans la fange de l'orgie. Au lieu que mon âme vivra dans l'amour, dans la pureté et dans la reconnaissance de ces deux beaux enfants que j'aurai sauvés et mariés ! Christiane ! je t'en conjure par l'amour que tu m'as gardé, ne m'envie pas cette résurrection de notre passé dans leur avenir ! »
- Eh bien ! soit, dit-elle ; mais partons ensemble.
- Non, dit Julius. Tu n'es pas condamnée par les médecins ; tu dois rester ici, pour Dieu d'abord, qui ne te rappelle pas encore, et ensuite pour moi, afin que je vive dans un cœur de plus.
Elle se tut, découragée de sa dernière espérance.
Il reprit :
- Christiane, c'est un mort qui te parle, et tu dois m'obéir comme tu obéirais à mon testament.
- Que dois-je faire ? demanda-t-elle.
- Christiane, continua Julius d'un ton grave et presque solennel, tu as dit tout à l'heure que c'était parce que tu avais gardé trop longtemps le silence, que Frédérique et Lothario se trouvaient maintenant séparés. Eh bien ! c'est donc à toi de travailler à les réunir, et, au lieu de t'opposer à ce que je vais entreprendre dans ce but, tu dois servir mes projets, et tu dois aider mon plan, quel qu'il soit. Réparons le mal que nous avons causé, et, si nous souffrons après, nous aurons fait notre devoir.
- Je suis prête, dit-elle, résignée.
- Voici ce qu'il faut que tu fasses. Frédérique est à Eberbach ; tu vas y aller, tu la ramèneras à Paris en secret, afin que Samuel ne se doute de rien. Elle doit être inquiète ; tu la rassureras. Ici, tu la garderas avec toi, tu la protégeras, tu seras sa mère. Personne ne saura que tu es ici et qu'elle est avec toi. Moi, pendant ce temps-là, je poursuivrai mon œuvre.
- Quelle œuvre ?
- Ne me questionne pas.
- Oh ! s'écria-t-elle, c'est donc une chose bien affreuse, que vous n'osiez pas me la dire, moi qui vous en ai dit de si horribles !
- La première condition pour que je réussisse, dit Julius, est un mystère absolu. Si les murs se doutaient de ce que je veux faire, tout échouerait. Il faut que Samuel s'enfonce dans une tranquillité profonde ; qu'il ne se défie de rien, qu'il me croie sa propre dupe comme par le passé. Ce que je veux faire, je ne m'en parle pas à moi-même, je tâche de n'y plus penser, de crainte que l'ombre ne s'en réfléchisse sur mon visage. Le moment venu, cela sortira tout à coup de mon cœur, comme un lion de sa tanière, et malheur à celui qui se sentira pris à la gorge !
Le comte d'Eberbach s'arrêta, comme regrettant d'en avoir déjà trop dit.
- Qu'il te suffise de savoir, reprit-il, que mon œuvre est double : je servirai ma famille et ma patrie. Cette suprême consolation de toucher de tels buts de mes mains déjà froides, toi qui m'aimes, tu ne voudrais pas me l'enlever, n'est-ce pas ? Voyons, sois grande, sois intelligente, sois au-dessus de ces misérables considérations qui préfèrent la vie à l'âme, donne-moi ton consentement. Dis-moi que tu me permets de mourir, et que tu me promets de vivre.
- Je vous promets de ne pas me tuer, dit Christiane, mais je ne vous promets pas de ne pas mourir.

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