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Chapitre XLVIII
Où Olympia dit à Julius qui elle est

- Olympia ! s'écria le comte d'Eberbach stupéfait.
- C'est moi-même, dit Olympia en s'avançant. Vous ne vous attendiez pas à me trouver ici.
- Je ne vous savais pas même en France, répondit Julius. Mais, reprit-il en se remettant, comment êtes-vous à cette place ? Saviez-vous donc que vous m'y trouveriez ?
- Je le savais.
- Je comprends alors, dit le comte, dont le front s'obscurcit.
- Qu'est-ce que vous comprenez ? demanda Olympia.
- Je comprends que celui que je m'attendais à trouver ici a essayé de vous envoyer au rendez-vous pour tenter un accommodement impossible ou pour demander une grâce qu'il n'obtiendra pas. J'en suis fâché, je le croyais au moins brave.
- Ce n'est pas une grâce qu'il lui faut, répondit gravement Olympia, ce sont des excuses.
- Des excuses à lui ! au misérable ! s'écria Julius. Ah ! Il a bien fait de ne pas venir me dire cela lui-même, je n'aurais pas eu la patience de le laisser achever. Mais qu'il n'espère pas m'échapper, le lâche ! je saurai bien le retrouver.
- Vous n'aurez pas à le chercher bien loin. Il est ici.
- Où cela ?
- à cinq minutes du chemin. Il voulait venir, c'est moi qui l'ai forcé d'attendre. Quand je vous aurai parlé, il sera à vos ordres, si vous persistez dans votre dessein.
- Si j'y persiste !
- Mais vous n'y persisterez pas quand vous m'aurez entendue.
- Après comme avant. écoutez, madame, toute parole est inutile. Ce n'est pas là une affaire qui regarde les femmes. Je vous remercie de la peine que vous avez prise, mais vous-même ne pouvez rien ici, rien absolument. Tout est décidé. Si celui que j'attends est là en effet, le plus court est qu'il vienne tout de suite, et le seul service que vous puissiez nous rendre à tous deux, c'est de nous épargner l'attente et l'ennui d'un retard sans but.
- Vous voulez vous battre avec votre neveu, dit Olympia, parce que vous lui croyez des torts vis-à-vous de vous. Et si ce n'était pas lui le coupable ?
Le comte d'Eberbach haussa les épaules.
- Si je vous en donnais la preuve ? insista la cantatrice.
- Si ce n'était pas lui le coupable, qui donc le serait ?
- Qui ? Samuel Gelb.
Si peu préparé qu'il fût à cette réponse, Julius fut frappé de la netteté et de la certitude de l'accusation.
Mais, réfléchissant :
- Samuel ? dit-il. Allons donc ! C'est facile, quand on est soupçonné, de rejeter les soupçons sur un autre.
- Ce n'est pas Lothario qui accuse Samuel Gelb, c'est moi.
- Pardon, mais je ne vous crois pas, madame, répondit-il.
- Je vous répète que j'ai des preuves, dit Olympia.
- Je ne vous crois pas. Samuel, depuis quinze mois, ne m'a pas quitté ; il m'a prodigué des marques d'effusion, d'abnégation et de dévouement. Avant de douter de lui, je douterais de moi.
- écoutez, Julius, dit Olympia d'une voix profonde et presque triste, la nuit ne sera tout à fait tombée que dans une heure. Dans une heure, vous pourrez aussi bien vous battre avec Lothario. Il fera encore assez jour, et d'ailleurs, pour un combat à bout portant, il suffit de la lueur des étoiles. Donnez-moi cette heure. Nous avons été longtemps séparés, plus longtemps que vous ne pouvez croire.
» C'est Dieu, je vous le jure, qui a lui-même amené cette rencontre, à cette place et à ce moment, dans cette solitude silencieuse, devant la nature, avec les arbres et le fleuve pour seuls témoins. Oui, c'est dans un lieu comme celui-là que je devais vous dire les choses qui m'oppressent le cœur depuis tant d'années.
» Julius, donnez-moi cette heure. Entre nous aussi, il s'agit d'un duel, d'un duel suprême et terrible d'où tous deux nous pouvons sortir avec des cœurs plus morts que si des bales de pistolet les avaient traversés. L'instant est solennel pour tous deux, je vous le jure. Julius ! Julius ! il le faut, donnez-moi cette heure. »
Elle était tombée assise, comme prosternée, sur une sorte de banc naturel formé par un tertre d'herbe. Elle avait jeté son chapeau loin d'elle. Ses cheveux flottaient sur son pâle visage.
Elle avait saisi les mains de Julius et les serrait convulsivement. Et elle parlait avec une émotion si vibrante, et elle était si belle ainsi, et, dans la vague clarté du crépuscule, elle ressemblait tant à Christiane, que Julius se sentit subjugué et comme charmé.
- Cette heure seulement, répéta-t-elle, et ensuite, Julius, vous ferez ce que vous voudrez.
- Une heure, soit, dit-il, j'y consens, madame.
- Merci ! ô mon ami !
Pas un être vivant autour d'eux. Les oiseaux même ne jetaient plus que des cris rares et qui sentaient déjà le sommeil. Le silence et la mélancolie du soir enveloppaient Julius et Olympia.
à leurs pieds, le flot touchant la rive d'une étreinte mourante, et, sur leurs têtes, la brise dans le peupliers tressaillant faiblement.
Olympia parla.
- Oui, dit-elle avec une mélancolique amertume, Samuel Gelb
est votre ami ; il ne vous a pas quitté depuis quinze mois ; il vous a soigné, guéri, marié, entouré. Et moi, je vous ai abandonné brusquement, sans vous dire adieu ; je vous ai sacrifié à la musique, à un opéra, à un rôle, que sais-je ? Eh bien ! Samuel Gelb vous trahit, entendez-vous, et moi, je vous aime !
- Vous m'aimez ! dit Julius étonné et incrédule.
- Oui, et comme jamais femme ne vous a aimé.
- Voilà qui est pour moi bien nouveau, reprit-il.
- Ou bien ancien. Mais on oublie tant au monde ! Je ne vous en veux pas. Il y a tant d'années que je vous ai aimé !
- Tant d'années ! dit-il. Nous ne nous étions jamais rencontrés il y a dix-huit mois.
- Vous croyez ? reprit Olympia. Pauvre destinée humaine ! On a toujours dans son passé des choses qu'on n'a pas sues et des choses qu'on a oubliées. Laissez-moi vous rappeler ce que vous avez oublié, et vous apprendre ce que vous n'avez pas su.
» Où, quand, et dans quelles circonstances je vous avais vu, connu, aimé, vous le saurez tout à l'heure. Mais sans remonter si haut encore, vous souvenez-vous seulement de la première année où vous êtes venu à la cour de Vienne ?
» Vous jetiez votre vie aux amusements, aux dissipations, aux prodigalités, aux folies de toute nature.
» Vous aviez une soif inextinguible d'émotion, de passion, de bruit. Il semblait que vous aviez en vous tous les instincts du plaisir qui, comprimés quelque temps par je ne sais quelle jeunesse sérieuse et chaste, faisaient brusquement explosion et envoyaient jaillir aux quatre coins de la ville des éclats de votre cœur.
» Dans le tourbillon orageux qui vous emportait violemment d'un excès à un autre, vous n'avez pas pu remarquer dans l'ombre, à côté de votre existence pleine d'éblouissements, une pauvre âme humble et triste qui vous regardait et vous épiait, jour et nuit, avec douleur.
» Ce morne témoin de vos joies mauvaises, c'était moi.
- Vous ? interrompit Julius. Mais il y a seize ou dix-sept ans de cela.
Olympia poursuivit, sans répondre directement à l'exclamation :
- Vous aimiez, dans ce temps-là, une danseuse italienne du Théâtre-Impérial appelée Rosmonda. Je vous dis les noms pour que vous voyiez à quel point je sais et me souviens.
» Elle refusait de vous écouter ; mais vous n'étiez pas de caractère à céder ni à reculer devant aucun scrupule, ni le scrupule d'autrui ni le vôtre.
» Un soir, au théâtre, la Rosmonda dansait. Vous étiez dans votre loge d'avant-scène. Au moment où le ballet était près de finir, vous vous levâtes debout, et là, à haute voix, devant toute la salle, vous défendiez à qui que ce fût de jeter des fleurs ou des couronnes à la Rosmonda.
» Le jeune comte de Heimburg, qui était dans la loge en face de la vôtre, ne jugea pas devoir tenir compte de l'injonction, et lança un gros bouquet à la danseuse.
» Le lendemain, vous le blessiez gravement en duel.
» à la représentation qui suivit, on ne jeta pas de bouquet à Rosmonda ; mais le public, comprenant que sous cette persécution il y avait de l'amour, et qu'on pouvait vous être désagréable en vous obéissant trop, siffla la danseuse à outrance.
» Rosmonda rentra dans sa loge, et vous fit dire qu'elle vous attendait.
» Le lendemain, au théâtre, vous donnâtes le signal de jeter des bouquets, il y eut pluie de fleurs.
» J'avais assisté à toute cette aventure. Mais cet amour pouvait n'être qu'un caprice. Je ne désespérai pas.
» Vous n'en faisiez pas moins, à travers ce scandale, à la duchesse de Rosenthal, une cour assidue.
» La duchesse passait pour une vertu impérieuse et fière. Attendre que sa résistance pliât, cela n'était pas dans vos mœurs. D'ailleurs, après votre esclandre du théâtre, elle avait au moins un prétexte irréfutable. Une nuit, vous escaladiez son balcon, vous brisiez sa fenêtre, et vous pénétriez de vive force chez la duchesse comme un voleur, pour n'en sortir qu'au matin comme un conquérant.
» Mais cet amour pouvait n'être que de la vanité. J'attendis encore.
» Il y avait alors, à la porte de Carinthie, une boutique où l'on vendait, à la mode allemande, des gâteaux et du café. Cette boutique était tenue par une toute jeune femme de vingt ans à peine, restée veuve avec une petite fille blonde de quinze ou seize mois. La marchande était ravissante. Elle s'appelait Berthe, et on l'avait surnommée, contrairement à la reine de la légende, Berthe aux petits pieds.
» Tout le monde parlait de sa beauté, personne ne parlait de sa coquetterie. Elle était à la fois très avenante et très digne : rieuse et sérieuse.
» Dès le premier jour où vous l'aviez vue, vous vous étiez dit qu'elle vous appartiendrait.
» Mais ce n'était pas une actrice ni une duchesse ; elle vous montra sa petite fille et vous dit : « Voilà mon amour ! » Jeune, noble, puissant et riche, vous ne pouviez rien sur elle.
» Votre désir, irrité par l'obstacle, prit bientôt le caractère d'une passion véritable. Vous ne quittiez plus la porte de Carinthie. On a beau être du peuple et avoir le ferme dessin de se conduire honnêtement, la plus chaste femme est touchée d'un amour qui persiste. à la longue, Berthe commençait à vous regarder avec des yeux moins indifférents.
» Vous n'étiez pas seulement noble et riche, vous étiez beau, et elle oubliait le seigneur pour voir le jeune homme.
» Mais sa fierté la sauvait. Le bruit de vos amours était venu jusqu'à elle, et elle ne voulait pas être la troisième dans votre cœur. Quand vous lui disiez que vous l'aimiez, elle vous demandait avec un sourire mélancolique si vous la preniez pour la duchesse Rosenthal ou pour la danseuse Rosmonda.
» Alors vous fîtes une chose : vous donnâtes rendez-vous, un jour de fête publique, à la duchesse et à la danseuse, dans la boutique de la porte de Carinthie. Elles en étaient l'une et l'autre à céder à vos fantaisies, et elles vinrent.
» Et là, devant la foule des oisifs et des curieux, vous présentâtes Berthe à Mme de Rosenthal et à Rosmonda, en leur déclarant que c'était la seule femme que vous aimiez et que vous n'en vouliez pas aimer d'autres.
» De ce jour, Berthe vous appartint.
» Pour que vous, gentilhomme, tête fantasque, mais noble cœur au fond, vous en fussiez venu à faire publiquement affront à deux femmes qui n'avaient d'autre tort envers vous que d'être vos maîtresses, il fallait que Berthe vous occupât bien sérieusement et bien entièrement.
» J'essayai encore un moment de me faire illusion. Mais, à partir de ce jour, on n'entendit plus parler de vous ; les théâtres et les salons ne vous virent plus ; votre nom ne retentit plus dans aucun scandale. Il n'y avait plus à en douter, vous aimiez Berthe.
» Après un mois d'attente, je désespérai, et je quittai Vienne.
» Eh bien ! suis-je au courant de votre passé ? Convenez-vous que je vous connais depuis longtemps ? »
- Je vous crois, madame, dit le comte d'Eberbach confondu. Mais ce que vous me dites n'est pas une preuve. Vous me rappelez des extravagances auxquelles toute la ville de Vienne a assisté et que vous avez pu, à la rigueur, recueillir dans les propos des oisifs et dans les pamphlets des gazetiers.
- Oui, mais voici, reprit Olympia, une chose que je n'ai pu lire dans aucun journal et que personne à Vienne n'a pu savoir. Vous aviez à votre service, à cette époque, un domestique de confiance qui s'appelait Fritz. Eh bien ! chacun des trois soirs où vous vous rendîtes pour la première fois chez Rosmonda, chez Mme de Rosenthal et chez Berthe, Fritz vous remit un billet cacheté qui, les trois fois, contenait la même phrase.
- C'est vrai, dit Julius renversé.
- Voulez-vous que je vous dise quelle était cette phrase ?
- Dites.
- Chacun des billets ne contenait que ceci : Julius, vous oubliez Christiane.
- C'était donc vous qui m'écriviez ? demanda Julius.
- C'était moi. J'avais gagné votre domestique.
- Mais si c'était vous, et si vous m'aimez comme vous me le dites, madame, s'écria le comte d'Eberbach, pourquoi essayiez-vous de ressusciter en moi ce souvenir, moins mort que vous ne le pensiez peut-être ? Madame, madame, quel intérêt aviez-vous, pour vous défaire de rivales d'une heure, à en réveiller une, la plus dangereuse et la plus durable de toutes ?
Olympia ne répondit pas.
- Je quittai Vienne, reprit-elle, et je retournai à Venise. J'aimais mieux vous perdre tout à fait que de vous partager avec d'autres. Je vous aimais, non par caprice ou par vanité ; je vous aimais d'un amour saint et profond, d'un amour jaloux et pur qui vous voulait tout entier, comme je me serais donnée tout entière.
» Mais vous étiez à tant de femmes, que vous n'étiez plus à personne, et si vous étiez à quelqu'un, c'était à Berthe. Je partis donc, et je tâchai de vous oublier. Il n'y avait entre nous que l'espace, ce n'était pas assez. Je tâchai de mettre entre nous l'infini : l'art.
» Jusque-là, je n'avais cherché dans la musique qu'une existence honorable et indépendante.
» Je chantais pour avoir du pain et des robes, sans les acheter au prix qu'on fait payer aux filles pauvres. Le pain et, tout au plus, les applaudissements, voilà ce qu'était pour moi le théâtre. à partir de ce moment, j'y cherchai autre chose.
» J'y mis ma vie, mon cœur et mon âme. Cette passion dont vous ne vouliez pas, je la donnai à la musique, aux grands maîtres et aux grandes œuvres.
» Dans les premiers mois, cela ne me fut pas une compensation suffisante. Mais peu à peu l'idéal me saisit et me fit un monde à côté et au-dessus du monde réel. Je n'oubliais pas ; mais j'eus pour vous le sentiment doux et mélancolique qu'on a pour la mémoire d'un être cher.
» Il me semblait que vous étiez mort ; oui, par un singulier effet de l'immortalité de l'art, il me semblait que vous qui viviez au milieu du monde, des fêtes et des plaisirs, vous étiez mort, et moi qui n'existais plus que dans l'art, qui étais à l'écart de tous et de tout, qui n'avais plus d'émotion ni d'intérêt que pour des personnages chimériques et pour des souffrances imaginaires, il me semblait que c'était moi qui étais vivante.
» Je ne retournai plus à Vienne ; seulement, tous les ans, j'y envoyais, bien à son corps défendant, mon pauvre Gamba, pour savoir ce que vous deveniez. La première fois, il m'apprit que votre amour pour Berthe avait fini et que vos esclandres avaient recommencé.
» Puis, chaque année, il revint avec des récits scandaleux et des aventures bruyantes. Et moi, de plus en plus, je me réfugiai dans l'amour de Cimarosa et de Païsiello.
» Cependant les années passaient. Cette vie toujours ardente et enflammée vous avait peu à peu usé.
» Enfin, quand on vous envoya l'an dernier à Paris, je pus espérer que vous alliez rompre avec toutes ces passions et tous ces plaisirs.
» J'étais à Paris avant vous, résolue cette fois à vous voir, à vous approcher et à éprouver sur vous l'effet de cette ressemblance que je savais exister entre moi et la femme que vous aviez perdue. »
- Ah ! vous saviez aussi cela, madame, dit le comte.
- Je crus d'abord avoir réussi, continua Olympia. Au moins, vous m'avez fait croire que j'avais ranimé en vous le souvenir de la pauvre morte. Je vous ramenais à votre premier amour pour rajeunir votre cœur, pour l'épurer et pour en faire sortir, avant d'y entrer, toutes ces frivoles et misérables galanteries qui avaient si longtemps usurpé la place des sentiments sincères et profonds. Vous redeveniez peu à peu celui que j'avais souhaité, celui que vous aviez été peut-être avant cette vie brûlante et corruptrice de Vienne.
» Mais, au moment où je touchais à mon rêve, la vie de Vienne est venue brusquement vous ressaisir dans la personne de cette princesse dont vous aviez été l'amant. Oh ! le soir de la Muette, à l'Opéra, lorsque je vous ai vu entrer dans votre loge avec cette femme hautaine, dépravée, insolente, j'ai senti que la frivolité et le plaisir ne lâchent plus jamais l'homme qu'ils ont pris une fois. Ma dernière illusion s'est brisée, et j'ai fait à Paris ce que j'avais fait à Vienne dans les mêmes circonstances ; j'ai fui encore, monsieur, et, tout éperdue de douleur, je suis repartie le jour même pour Venise.
» Eh bien ! maintenant, je vous le demande à vous-même, croyez-vous que je vous aime, et que vous pouvez avoir confiance en moi ? »


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