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Chapitre XLII
En route

Pendant que Julius et Lothario se prenaient ainsi au piège préparé par Samuel Gelb, Frédérique, en compagnie de Mme Trichter, roulait vers Strasbourg.
Frédérique était triste et inquiète : triste à cause de Lothario, inquiète à cause du comte.
Quelle impression tous deux allaient-ils ressentir de son brusque départ ? Elle était sûr que Lothario en souffrirait, et elle n'était pas sûre que le comte d'Eberbach s'en réjouirait. Si M. Samuel Gelb s'était trompé ? Si ce n'était pas par discrétion et réserve, mais par nécessité, que Julius restait à Paris ? S'il avait en réalité quelque intérêt essentiel qui lui interdît de quitter la France ? Ne serait-il pas mécontent alors de se voir arraché de force du centre de sa vie et de ses préoccupations, malgré sa volonté formellement exprimée à diverses reprises ?
à mesure qu'elle s'éloignait, elle se sentait envahie par le repentir, presque par le remords. Cette sorte de fuite la troublait. Elle se demandait jusqu'à quel point l'amour-propre et la tendresse du comte d'Eberbach seraient satisfaits de la voir avouer, en quelque sorte, par le fait même de sa fuite, qu'elle était obligée de se séparer de Lothario, comme si elle ne se sentait pas capable de lui résister de près et de ne pas continuer à le voir malgré la volonté de son mari ? Son départ lui apparaissait maintenant sous une face tout autre, et ce qu'elle avait fait par délicatesse pour le comte lui paraissait une offense dont il avait droit de se choquer.
Et c'était pour cela qu'elle avait affligé le cœur de Lothario !
Elle regrettait de n'avoir pas tout dit au comte d'Eberbach, de ne pas lui avoir parlé à cœur ouvert, de ne pas lui avoir demandé s'il lui serait agréable d'aller vivre au château d'Eberbach.
- Mais vous le lui avez demandé vingt fois, lui disait Mme Trichter, et M. Samuel Gelb vous a expliqué pourquoi M. le comte vous cachait son vrai désir, de crainte d'abuser de votre dévouement. Il ne faut pas vous tourmenter comme vous le faites. Ce n'est pas par caprice et par un coup de tête que vous êtes partie, c'est d'après l'avis d'un homme qui vous a élevée, qui a toujours été votre meilleur ami, qui connaît M. le comte d'Eberbach mieux que vous. Doutez-vous de M. Gelb ?
- Non, certes ! répondit Frédérique. J'ai pleine confiance en M. Samuel Gelb, qui a toujours été bon pour moi. Mais, qu'est-ce que vous voulez, ma bonne madame Trichter, je ne suis pas habituée à voyager, surtout seule. Je n'ai jamais quitté Paris, et je suis toute surprise, je suis effrayée de me trouver ainsi seule, courant les grands chemins.
- Encore quelques relais, dit Mme Trichter, et cela vous passera.
Les relais se succédaient, et les inquiétudes de Frédérique ne passaient pas. Mme Trichter faisait ce qu'elle pouvait pour la rassurer.
- Vous rirez bien demain de vos transes d'aujourd'hui. M. Samuel Gelb, dans ce moment, se met en route pour nous rejoindre. Vous le verrez demain, et il vous donnera des nouvelles de M. le comte. Alors, vous vous repentirez de n'avoir pas joui de ce charmant voyage fait dans cette bonne chaise de poste. Comment ! M. Samuel Gelb a si bien arrangé les choses, que nous n'avons presque à nous occuper de rien, que nous trouvons tout préparé, que les relais nous attendent, et que les postillons nous recommandent les uns aux autres. Et vous n'êtes pas contente ! M. Samuel est bien capable d'arriver avant nous. Que diriez-vous si c'était lui qui ouvrît la portière de notre voiture lorsque nous allons arriver à Strasbourg ! C'est mon pays. Je vous mènerai partout. Vous verrez la belle cathédrale. Mais, vraiment, vous avec l'air triste comme si l'on vous emmenait en pays sauvage. Strasbourg est une ville aussi belle que Paris, entendez-vous bien ?
Mais les consolations de Mme Trichter ne parvenaient pas à dissiper le nuage de plus en plus épaissi sur le beau front de Frédérique.
La nuit, elle ne dormit pas, et, baissant les glaces pour que l'air rafraîchît un peu son front brûlant, elle regarda tout le temps les fantômes des arbres noirs courir le long des chemins.
Le lendemain, vers dix heures un quart, elle éprouva tout à coup un grand serrement de cœur. Elle tressaillit, comme atteinte d'une commotion inexplicable.
C'était juste le moment où le comte d'Eberbach, à l'ambassade de Prusse, jetait son gant au visage de Lothario.
Sympathie étrange ! Cette indicible souffrance dura à Frédérique jusqu'à la nuit tombante, jusqu'à l'heure du duel.
Alors il lui sembla que sa fièvre tombait brusquement, et les battements de son cœur s'arrêtèrent, comme si tout était fini.
Elle tomba dans une sorte d'engourdissement dont elle fut tirée tout à coup par Mme Trichter, qui la réveillait et qui disait :
- Descendons ; nous sommes arrivées.
La chaise de poste était en effet à Strasbourg, à la porte de l'Hôtel du Soleil, que Samuel avait indiqué à Frédérique, et où il devait la rejoindre.
Samuel n'était pas arrivé. Mais il n'y avait pas de temps de perdu. Il n'avait promis d'arriver que dans la soirée ou dans la nuit.
Frédérique n'avait pas faim. Mais les instances de Mme Trichter la forcèrent à prendre quelque chose. Elle mangea à peine et se retira aussitôt dans sa chambre.
Elle attendit jusqu'à minuit.
à minuit, Samuel n'étant pas venu, fatiguée par la route et par l'émotion, elle se coucha et s'endormit.
L'impatience la réveilla de très bonne heure.
Elle sonna. Mme Trichter accourut.
- M. Samuel est-il arrivé ? demanda Frédérique.
- Pas encore, madame. Mais voici une lettre de lui.
- Une lettre de lui ? s'écria Frédérique. Pourquoi une lettre, lorsque c'est lui qui devait venir ? Donnez vite.
Elle prit la lettre, et lut tout haut :
Ma chère enfant,
Je comptais bien, ainsi que je vous en avais fait la promesse, partir vers midi pour vous rejoindre. Mais voici qu'il me tombe sur les bras une affaire imprévue dans laquelle toutes mes convictions politiques sont engagées. Je vais être retenu ici jusqu'à ce soir assez tard, jusqu'à demain peut-être. Ne m'attendez donc pas à Strasbourg.
Au reçu de ma lettre, continuez tout de suite votre route jusqu'à Eberbach, où vous êtes annoncée, et où vous serez reçue comme une reine.
Soyez tranquille quant à Julius. Dans quelques heures, et avant même qu'il se soit aperçu de votre départ, je lui dirai la généreuse résolution qu'a prise votre dévouement. J'ai une espérance. Qui sait s'il ne voudra pas partir avec moi, et vous porter lui-même ses actions de grâces ? Pour cette raison encore, il vaut mieux que je reste à Paris quelques heures de plus.
En arrivant à Eberbach, ou le lendemain de votre arrivée au plus tard, vous aurez une lettre qui vous avertira de tout ce qui a été fait, dit et résolu.
Soignez-vous bien. Dites à Mme Trichter que je vous recommande absolument à elle, et que je la fais responsable du moindre accident ou du moindre malaise que vous pourriez éprouver.
à bientôt
Votre ami,
Samuel GELB.
- Je retourne à Paris, dit Frédérique, la lettre lue.
- Comment ! s'écria Mme Trichter étonnée. Pourquoi donc ?
- Oui, dit Frédérique. J'ai passé deux trop mauvaises journées, hier et avant-hier. J'espérais qu'au moins aujourd'hui j'aurais quelqu'un pour me tranquilliser et pour me parler ; mais, puisque M. Samuel Gelb n'est pas venu, je retourne auprès de M. le comte. Je ne veux pas recommencer à être livrée à moi toute seule. Demandez des chevaux.
- Je vais demandes des chevaux, dit Mme Trichter ; mais j'espère que ce ne sera pas pour retourner à Paris.
- J'ai besoin de revoir le comte le plus tôt possible, dit Frédérique.
- Ce n'est peut-être pas en retournant à Paris que vous le verriez le plus tôt possible, répliqua Mme Trichter.
- Où donc pourrai-je le voir plus tôt qu'à Paris ?
- M. Gelb vous écrit avant-hier qu'il ne partira que le lendemain matin, et que M. le comte l'accompagnera peut-être.
- Il dit : « Peut-être, » interrompit Frédérique.
- Supposez que M. le comte l'accompagne. En retournant à Paris, vous risquez de vous croiser avec eux, et d'aller chercher à Paris quelqu'un qui vous cherchera à Eberbach.
- C'est vrai, dit Frédérique découragée. Mais que faire ?
- Déjeuner d'abord, répondit Mme Trichter.
- Est-ce que j'ai faim ?
- C'est moi que M. Samuel Gelb fait responsable de votre santé ; il faut donc que vous m'obéissiez. Et puis, lorsque vous aurez déjeuné, nous ferons ce que dit M. Gelb. Nous irons attendre à Eberbach sa lettre et M. le comte.
- Donnez donc les ordres, dit la pauvre Frédérique anéantie.
Une demi-heure après, la chaise de poste sortait de Strasbourg.

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