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Chapitre XLI
Explication

Quand le comte d'Eberbach aperçut Samuel, sa pâleur redoubla. Une sueur froide inondait son front.
Samuel se leva sans que son visage trahît la moindre émotion.
- Tu avais à me parler ? dit-il. Je t'ai attendu.
Julius ne répondit pas un mot.
Samuel poursuivit :
- On m'a dit que tu étais inquiet. Je sais pourquoi. Je viens te rassurer.
- Tu sais pourquoi ? balbutia Julius.
Et, lui tendant la lettre qu'il avait écrite le matin, il lui dit :
- Lis !
Samuel fit semblant de lire la lettre qu'il avait déjà lue. Tout à coup, il parut épouvanté.
- Malheureux ! s'écria-t-il, tu as soupçonné Lothario...
- Samuel ! dit violemment Julius en lui saisissant le bras, je te défends de jamais prononcer ce nom devant moi.
- Mais, dit Samuel, je veux savoir ce qui est arrivé. D'où viens-tu ? qu'as-tu fait ? Tu as provoqué Lothario. Mais, malheureux, il n'était pour rien dans le départ de Frédérique.
- Frédérique ? dit Julius, tu sais où elle est ?
- Sans doute, répondit Samuel.
- Où est-elle ?
- Je vais t'expliquer cela. Mais vois ce que tu as fait avec ta précipitation. Lothario était innocent.
- Il ne s'agit pas de Lothario, dit Julius d'un air sombre. Parle-moi de Frédérique.
- L'histoire est toute simple, commença Samuel.
- Je t'écoute.
Samuel alors raconta à Julius, impassible et morne, toutes les raisons et tous les détails du départ de Frédérique.
Depuis la scène d'Enghien, où le comte d'Eberbach était apparu d'une manière si brusque et si violente dans le tête-à-tête des deux jeunes gens, Frédérique sentait dans sa vie une gêne continuelle, qu'augmentait de jour en jour l'humeur de plus en plus sombre de Julius.
Cette âme douce et timorée se reprochait d'attrister et de tourmenter involontairement un cœur qui l'aimait, un mourant, son bienfaiteur.
Au risque d'affliger Lothario qui, lui du moins, était jeune et fort, qui avait l'avenir pour compensation du présent, elle s'était imposé la loi de ne plus le voir jamais en l'absence du comte.
Même, les deux ou trois fois que Lothario l'avait rencontrée sur la route d'Enghien à Paris et avait fait arrêter sa voiture, les seuls mots qu'il eût obtenus d'elle avaient été des prières instantes de ne plus chercher ces rencontres qui pouvaient être rapportées au comte d'Eberbach et, mal interprétées, troubler les deniers jours de l'homme auquel ils devaient toutes leurs espérances de bonheur. Elle lui avait rappelé les devoirs que tous deux avaient envers Julius, et l'avait conjuré d'éviter tout ce qui pouvait mettre une ombre dans la pensée de son oncle.
Comment Samuel savait cela ? par Lothario lui-même, dont il était l'ami et le confident le plus intime.
Frédérique aussi avait toute confiance en Samuel, et lui disait ses inquiétudes et ses doutes. Elle le consultait sur la conduite qu'elle devait tenir. Il allait souvent la voir à Enghien, et elle venait le voir à Ménilmontant.
Julius s'était fâché une fois que Samuel lui parlait de Frédérique et de Lothario ; Samuel, dans sa délicatesse, avait cru devoir ne plus prononcer à l'avenir ces noms devant Julius. Cependant il avait été bien des fois tenté, pour rassurer son ami, de lui répéter toutes les choses affectueuses et tendres que Frédérique venait de lui dire à l'endroit de Julius. La plus ardente préoccupation de Frédérique était la reconnaissance qu'elle devait au comte. Que faire pour le tranquilliser ? Comment lui rendre quelque chose des bontés dont il l'avait comblée ?
à quoi Samuel répondait que, tant qu'elle serait à Enghien et Lothario à Paris, elle ne pourrait pas faire que Lothario ne poussât pas son cheval du côté de Saint-Denis, les jours où il savait qu'elle devait venir. Elle ne pourrait pas dire à son cocher, à moins de donner prise aux commentaires, de ne pas obéir au geste du neveu de son mari, qui lui disait d'arrêter. Elle ne pourrait pas empêcher le cocher de raconter la rencontre aux gens du comte, un passant de la voir causer avec Lothario, le comte d'apprendre que ses ordres avaient été enfreints, et de se créer des soupçons chimériques.
Il n'y avait qu'un moyen : c'était de mettre entre elle et Lothario la distance.
Mais comment ? Demander à Lothario de faire par dévouement ce qu'il avait fait par désespoir, de quitter Paris et de retourner en Allemagne, jusqu'à ce que la mort de son oncle lui rendît la liberté ? C'était briser l'avenir de Lothario. Le mieux eût été que ce fût Frédérique qui s'éloignât de Paris avec Julius. Mais, toutes les fois qu'elle avait parlé à son mari d'aller habiter avec lui le château d'Eberbach, Julius lui avait répété ce qu'il lui avait déjà dit à Enghien : il ne pouvait pas quitter Paris pour une raison qu'il lui était défendu de dire à personne.
Ainsi, impossibilité de rester à Paris et impossibilité de partir, voilà dans quelle situation fausse et douloureuse se trouvait la pauvre jeune femme.
à cet endroit de son récit, Samuel s'arrêta pour observer l'effet qu'il produirait sur Julius. Il le trouva muet, immobile et morne. Voulant à toute force le faire parler et lui arracher son secret d'entre les dents, Samuel essaya des reproches et des questions directes.
- Vous vous plaigniez beaucoup, Lothario et toi, continua Samuel. Vous ne pensiez qu'à vous, et vous ne faisiez pas attention qu'il y avait quelqu'un qui était plus à plaindre que vous : Frédérique. Elle subissait le contrecoup de toutes vos passions jalouses et violentes. Elle, une femme, une enfant, une pauvre douce créature née d'hier, pure, irréprochable, vous vous efforciez l'un et l'autre de lui faire l'existence la plus triste qu'on puisse imaginer. Toi ! surtout ! De quoi diable pouvais-tu lui en vouloir ? Tu craignais qu'elle ne vît Lothario ? Elle ne demandait pas mieux que de le quitter et de mettre entre elle et lui trois cents lieues ! C'était toi qui ne voulais pas partir. Et sans dire pourquoi, encore ! Une raison mystérieuse te retenait à Paris. Quand on a des raisons mystérieuses qui vous retiennent auprès d'un rival, c'est qu'on n'est guère jaloux. Pardieu ! je ne suis pas curieux, mais je donnerais quelque chose pour savoir quel si impérieux motif pouvait t'empêcher de t'en aller à Eberbach ?
Julius ne répondit toujours pas une parole ; il écoutait Samuel d'un air étrange, froid et sombre.
Samuel commençait à s'alarmer de cet air singulier de Julius.
Cependant il se disait aussi qu'il était tout simple qu'au sortir de l'acte terrible qu'il venait d'accomplir, Julius fût absorbé et silencieux.
Samuel poursuivit son récit :
- Tout l'embarras de la situation de Frédérique résultait donc de ce fait inexplicable que tu ne voulais pas ou ne pouvais pas quitter Paris. Pourquoi t'obstinais-tu à rester en France ? Toute la question était là.
» Puisque tu refusais de dire ton motif, force était de le deviner. à force de chercher, je crus l'avoir trouvé.
» Si tu ne voulais pas emmener Frédérique à Eberbach, c'était par délicatesse et par réserve. Tu ne voulais pas paraître l'enlever et l'opprimer. Tu ne voulais pas l'enterrer dans la solitude avec un malade. La même raison qui t'avait empêché de la garder avec toi à Paris t'empêchait d'aller avec elle à Eberbach. Il te répugnait d'en appeler à ton droit strict de la séparer absolument de Lothario et d'abuser de l'offre dévouée qu'elle te faisait pour la rendre malheureuse.
» Il était évident pour moi que c'était là le scrupule qui te retenait. En dehors de cela, quel lien avais-tu en France ? Tu n'étais plus ambassadeur, tu ne t'occupais pas de politique, tu avais rompu toutes tes relations depuis ta maladie. Tu n'avais donc rien à faire à Paris. »
En posant toutes ses hypothèses, Samuel ne quittait pas des yeux Julius sans pouvoir surprendre un mouvement, un signe, une impression sur ce visage de marbre.
- Alors, reprit-il, je conclus nécessairement ainsi : au fond, Julius serait enchanté d'aller en Allemagne ; mais il est trop généreux pour exiger et même accepter ce sacrifice de la part de Frédérique. Il ne veut pas lui faire du mariage un exil.
» Autrement, s'il avait un motif de rester à Paris, pourquoi n'avouerait-il pas ce motif à Frédérique ? Il ne le dit pas parce qu'il n'en a pas.
» N'avais-je pas raison ? demanda Samuel en essayant encore une fois de faire répondre Julius et en le regardant en face. »
Mais le comte d'Eberbach ne fit attention ni à la question ni au regard.
Samuel continua à expliquer comment il avait été amené à conseiller à Frédérique de quitter Enghien et la France.
Julius donc, évidemment, n'avait qu'une raison possible pour ne pas vouloir partir : sa délicatesse.
Mais si Frédérique lui forçait la main, si elle prenait l'initiative, si la résolution venait d'elle, Julius en serait ravi et reconnaissant.
Frédérique avait donc une manière toute simple de sortir de sa position intolérable, c'était de quitter Paris sans rien dire à personne, de se réfugier à Eberbach, et d'écrire de là à son mari qu'il vînt la retrouver.
Julius n'était pas assez malade pour que le voyage, fait à petites journées, pût le fatiguer. Et puis la joie de voir le dévouement de Frédérique, et ensuite le changement d'air, lui redonneraient des forces et de la jeunesse.
Ce plan assurait le bonheur de Julius et la tranquillité de Frédérique, qu'il ne tourmenterait plus de ses soupçons et de ses scènes.
Et Samuel convenait qu'il avait conseillé énergiquement à Frédérique de prendre ce parti, le seul qui pût remettre la paix dans deux cœurs troublés.
Frédérique avait hésité longtemps. Puis, un jour que le comte d'Eberbach l'avait accueillie plus froidement encore que de coutume, par commisération pour lui autant que dans l'intérêt de sa tranquillité à elle, elle s'était décidée.
Il avait été convenu qu'elle ne préviendrait pas Lothario, de crainte qu'il ne la détournât de son dessein, et aussi pour lui épargner la tristesse des derniers adieux et le déchirement de la séparation.
Samuel avait écrit d'avance à Eberbach, au nom de Julius, qu'on préparât tout pour recevoir la comtesse.
D'ailleurs, il devait la rejoindre à Strasbourg et aller l'installer.
Il n'était pas parti en même temps qu'elle parce qu'il voulait être là au moment où Julius s'apercevrait du départ de Frédérique, afin de le tranquilliser et de tout lui dire.
- Lorsque je suis venu hier et que je t'ai trouvé déjà un peu inquiet, dit Samuel à Julius, je savais bien que Frédérique était partie et qu'elle ne viendrait pas. Mais il était encore trop tôt pour t'avertir. Nous avions arrêté, elle et moi, que je t'apprendrais son départ le plus tard possible, quand elle serait loin et que tu ne pourrais plus faire courir après elle pour la ramener. Le sacrifice n'eût pas été réel et sincère si nous t'avions prévenu à temps. Tu te serais cru obligé de lutter de générosité avec Frédérique, tu aurais exigé qu'elle revînt, et tu aurais pu penser qu'elle avait voulu se donner le mérite d'un dévouement illusoire et pour rire. Nous voulions que tu susses bientôt que sa résolution était vraie et irrévocable.
» Forcé inopinément, tu le sais, d'aller dîner à Maisons, je m'étais promis de tout te dire hier soir. Je comptais passer par ici en revenant de ce dîner. Malheureusement, j'ai été retenu bien plus tard que je ne pensais. Je ne suis rentré que fort avant dans la nuit.
» Et dès lors sont intervenus mille autre petites fatalités terribles.
» D'abord, dans mon trouble, j'avais oublié hier d'envoyer prendre à Enghien une lettre que Frédérique avait dû, selon nos conventions, laisser pour moi sans adresse, afin de m'indiquer l'heure de son départ. Cette lettre, je le vois, sera tombée entre tes mains, et, faute de mon nom sur l'enveloppe, tu l'auras crue adressée à Lothario.
» Si j'avais soupçonné l'erreur qui est résultée de ce funeste oubli, je serais accouru ici à quelque heure que ce fût, et je t'aurais réveillé. Mais quand j'y ai songé ce matin, je ne me suis pas imaginé que la chose pût avoir aucune conséquence grave, et j'ai pensé qu'il serait temps de tout te dire en te voyant.
» Ce matin, j'ai quitté Ménilmontant de très bonne heure pour venir ici. Autre fatalité. J'ai rencontré en route quelqu'un qui était de ce dîner de Maisons. Les événements politiques sont d'une telle gravité dans ce moment, que je n'ai pu remettre une commission extrêmement importante qu'il m'a chargé de remplir. Je ne pouvais
deviner ta méprise, mais seulement ton inquiétude. Je t'ai écrit un mot qui t'aurait rassuré. Mais il paraît que le commissionnaire à qui j'ai remis ma lettre s'est trompé, ou s'est grisé, ou a perdu ma lettre, puisqu'elle ne t'est pas arrivée.
» Comme le fait politique qui m'a occupé toute la journée m'avait ramené du côté de Ménilmontant, j'ai repassé par chez moi avant de venir ici. Tu en sortais. Marcel m'a dit qu'un de tes domestiques m'avait apporté une lettre que tu avais reprise ; que tu avais eu l'air contrarié de ne pas me trouver. Je suis accouru. Daniel m'a raconté ton agitation depuis hier. Cela ne m'a nullement inquiété, puisque j'étais certain de te calmer avec un mot. Mais ta lettre, que tu viens de me faire lire, m'épouvante. Je pressens, je redoute, je vois quelque malentendu effroyable. Julius, encore une fois, qu'est devenu Lothario ?
- Je t'ai dit déjà de ne pas prononcer ce nom, reprit Julius d'une voix étranglée.
Samuel regarda fixement Julius.
Celui-ci avait écouté tout le récit de Samuel avec un air atterré, glacé, mort. Que se passait-il derrière cette physionomie de bronze ? était-ce stupeur après un de ces actes sanglants qui brisent et épuisent les plus fermes caractères ? était-ce une arrière-pensée que Samuel ne pénétrait pas ?
Samuel avait beau épier, il n'avait pas pu découvrir une émotion sur ce visage de sphinx.
- Ainsi, reprit froidement Julius, Frédérique est maintenant près d'Eberbach ?
- Oui. Veux-tu que je l'avertisse, que je la rappelle, que je la rejoigne ?
- Non, merci, Samuel. Je me charge de tout. Tu m'as dit tout ce que je voulais savoir.
Il reprit :
- Maintenant, je te serai obligé de me laisser. J'ai besoin de rester seul.
- Mais, objecta Samuel, après les secousses de cette journée...
- J'ai besoin de repos et de solitude, insista Julius.
- Tu n'as rien à me dire ? demanda Samuel.
- Rien ce soir. Mais bientôt, sois tranquille, nous causerons.
Julius dit cela d'un ton singulier qui fit rêver Samuel.
Mais, devant l'insistance de Julius, il ne pouvait pas ne pas sortir.
- Je me retire, dit-il. à bientôt.
- à bientôt, dit Julius.
Et Samuel sortit.
« Il a un air étrange, pensa-t-il en descendant l'escalier et en traversant la cour. Bah ! cela se comprend. Il sort de tuer. Quand on n'en a pas l'habitude ! Il était morne et comme abruti. Il avait peut-être quelque arrière-pensée. Pourquoi veut-il rester seul dans un moment où, d'ordinaire, on n'est pas fâché d'avoir quelqu'un qui vous tienne compagnie ? Est-ce que par hasard il penserait à se brûler la cervelle ? Eh ! mais ce ne serait pas une si mauvaise idée. Je ne l'en blâmerais aucunement pour ma part, ce serait de la besogne qu'il m'épargnerait. Allons, Samuel, tu as fait un coup double, et décidément les événements ne sont que les très humbles et très obéissants serviteurs de la volonté humaine. Avec un peu d'intelligence, on se passe très bien de la Providence ! »
Nous allons voir maintenant comment la volonté et l'intelligence de Samuel Gelb avaient réussi à rapprocher Frédérique de Gretchen.

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