Dieu dispose Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XL
Lion guettant sa proie

Il était minuit et demi lorsque Samuel Gelb rentra de son dîner à Maisons, dans sa tanière de Ménilmontant.
Il sonna deux ou trois fois sans que son domestique vînt lui ouvrir.
- Holà ! Marcel ! cria-t-il, aidant de sa voix le bruit de la sonnette.
Le petit domestique finit par venir. Il avait à la main une lanterne sourde dont il dirigea la lumière sur le visage de son maître.
- C'est moi, dit Samuel. Allons, vite.
Marcel ouvrit la grille.
- J'ai cru, dit Samuel en traversant le jardin, que tu allais me faire coucher à la belle étoile. Heureux âge, ajouta-t-il avec ironie, où l'on n'a pas de remords qui nous empêchent de dormir comme une souche ! Mais sache que ces sommeils de plomb sont plus permis aux innocents qu'aux domestiques. As-tu bientôt achevé de te réveiller ?
L'enfant avait beau s'écarquiller les yeux, ses paupières retombaient brusquement, et il chancelait, prêt à choir par terre, comme ivre de sommeil. Mais la fraîcheur de la nuit surmontait peu à peu sa somnolence.
L'enfant avait beau s'écarquiller les yeux, ses paupières retombaient brusquement, et il chancelait, prêt à choir par terre, comme ivre de sommeil. Mais la fraîcheur de la nuit surmontait peu à peu sa somnolence.
Ils entrèrent dans la maison.
- Ferme la porte, dit Samuel. Et maintenant, viens dans ma chambre, j'ai à te parler.
Ils montèrent, et Samuel alluma une bougie.
- Personne n'est venu pour me voir ? demanda-t-il.
- Oh ! que oui, monsieur, dit Marcel, il est venu un monsieur.
- Qui ?
- M. le comte d'Eberbach.
Samuel ne témoigna pas le moindre étonnement.
Bien qu'il eût, à trois heures, laissé Julius inquiet de Frédérique, et qu'il dût se dire que cette visite, sitôt après que Julius l'avait vu, devait avoir trait à cette inquiétude, il n'eut pas l'air de s'en préoccuper le moins du monde.
- Le comte n'a rien dit pour moi ? demanda-t-il avec indifférence.
- Non, monsieur. je lui ai dit que vous dîniez dehors, et que vous ne rentreriez pas de bonne heure. Il a fait une figure contrariée de ne pas vous trouver, et puis il est remonté dans sa voiture.
- Il n'est venu que le comte ?
- Oui, monsieur.
- C'est bien. écoute maintenant, et ouvre tes plus grandes oreilles. Je vais te donner mes instructions pour demain. Et fais bien attention que, si tu te trompes d'un seul geste ou d'une seule syllabe dans ce que tu dois faire et dire, je te chasse. En revanche, si tu exécutes ponctuellement et adroitement mes ordres, il y a cent francs pour toi.
- Cent francs ! s'écria Marcel tout à fait réveillé.
- Cent francs que tu toucheras dès demain soir.
Samuel, alors, expliqua au petit domestique ce qu'il avait à faire.
L'explication fit dans l'esprit de Marcel une entrée triomphale, accompagnée d'un joyeux carillon de pièces de cent sous.
- Soyez tranquille, monsieur, je vous promets que vous serez bien servi. Les cent francs vous répondent de moi ; je mentirai tant que vous voudrez.
- Va dormir, maintenant.
Marcel monta à son grenier, et Samuel se coucha tranquillement.
Il dormit jusqu'au jour.
Mais, dès que le premier rayon de soleil entra dans sa chambre, il ouvrit les yeux, sauta à bas de son lit, et s'habilla.
Il poussa légèrement son volet de manière à voir dans le jardin sans être vu. Il aperçut Marcel qui, déjà levé, attendait.
- Psitt ! fit-il.
Marcel leva la tête.
- Tu te souviens bien de tout ? demanda Samuel.
- Oh ! que oui, s'écria le petit domestique.
- C'est bien.
Samuel referma le volet ; puis il entra dans son cabinet et y prit des livres, un encrier et des plumes.
Ainsi équipé, il monta à une des mansardes, où il s'enferma à clef et au verrou.
La mansarde avait une étroite ouverture, à travers laquelle l'œil plongeait sur le jardin et sur la rue.
Par cette imperceptible lucarne, Samuel, comme un témoin invisible, pouvait assister à toutes les allées et venues de quiconque viendrait le voir.
Il se mit à lire et à écrire, prenant des notes. Mais, évidemment, ce n'était pour lui qu'une distraction, une manière de passer le temps et d'escamoter l'attente.
Qu'attendait-il ? Quelqu'un qui l'aurait vu, tâchant de faire attention au livre qu'il lisait, et, par saccades, s'interrompant brusquement pour jeter un regard sombre et avide sur la rue ; quelqu'un qui, le connaissant, l'aurait vu tapi comme dans son antre, aurait involontairement songé à une bête fauve guettant sa proie.
Les heures se passaient, et rien ne survenait. L'impatience commençait à agiter par intervalles les muscles de marbre de Samuel.
Ce joueur terrible, qui avait tant de fois hasardé sa vie ou celle des autres sur la carte de son ambition ou de son orgueil, jouait assurément, dans ce moment, une de ces parties sinistres et formidables où son intelligence essayait de tricher la destinée.
Mais ce qui redoublait son anxiété, ce qui lui donnait une émotion qu'il n'avait jamais éprouvée jusque-là ; ce qui allumait le sang dans ses veines et le regard dans sa prunelle, c'est que, pour la première fois de sa vie, lui, l'homme d'action par excellence, il était réduit à un rôle passif. C'est qu'il n'avait qu'à se croiser les bras ; c'est que ce chasseur infatigable et acharné, habitué à traquer le gibier à travers les ronces et les fondrières, était cette fois obligé de rester là, immobile dans son trou, comme l'araignée, attendant que les mouches vinssent se jeter dans sa toile.
Au reste, quoiqu'il fût seul et que personne ne put le voir, son impatience et ses transes profondes ne se trahissaient qu'à d'imperceptibles contractions de la lèvre et du sourcil.
Et puis, il se remettait à lire et à écrire.
Ce fut ainsi jusqu'à midi.
Tout à coup, il tressaillit, comme atteint d'une commotion électrique.
On venait de sonner à la grille du jardin.
Samuel regarda par la lucarne.
Il y avait à la grille une voiture de laquelle venait de descendre Lothario.
Marcel alla ouvrir.
Samuel tendit son oreille, mais il ne put rien entendre. Il vit seulement que Lothario fit un geste de désespoir, et qu'il avait l'air d'insister beaucoup auprès du domestique.
Puis, au bout de quelques instants, Lothario et le domestique entrèrent dans le jardin et se dirigèrent vers la maison.
Samuel eut un moment de crainte.
- Ah çà, est-ce que l'imbécile me l'amène ? dit-il.
Il regarda si la porte était bien fermée, et il se plaça de façon à ne pouvoir être vu par le trou de la serrure. Alors il ne bougea plus et ne fit plus le moindre bruit.
Personne ne monta l'escalier.
Cinq minutes après, il entendit dans le jardin la voix de Lothario.
Marcel reconduisit le neveu du comte d'Eberbach, qui remonta dans sa voiture et repartit.
Presque au même instant, on frappa à la porte de la mansarde.
- C'est moi, dit la voix de Marcel.
Samuel alla tirer le verrou.
- Eh bien ? dit-il.
- M. Lothario vient de venir.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- Il voulait vous voir. Il était tout troublé. Il avait absolument besoin de vous parler, qu'il disait. Alors, moi, comme vous me l'avez ordonné, je lui ai dit que vous veniez de sortir. Il m'a demandé si vous aviez dit où vous alliez ; alors je lui ai répondu que non. Il a été vivement contrarié ; mais je lui ai dit : « Je n'y peux rien. » Vrai, il était si affligé que ça m'a donné envie de rire.
- Qu'est-ce que ce papier ? demanda Samuel en apercevant une lettre dans la main de Marcel.
- Ne vous trouvant pas, il m'a demandé de quoi écrire.
- Donne donc vite !
Il arracha la lettre des mains du domestique.
- Redescends à ton poste, dit-il, et continue comme tu as commencé. Tu as déjà gagné cinquante francs.
- Oh ! monsieur.
Marcel sortit. Samuel referma sa porte et ouvrit le billet. Il lut :
Monsieur et bien cher ami,
Je venais vous demander conseil et protection. Il m'arrive un grand malheur ; vous seul pouvez nous sauver tous. Il y a, entre mon oncle et moi, je ne sais quel terrible malentendu. Ce qu'on lui a dit contre moi, je l'ignore ; mais je sais que je n'ai rien fait contre lui. Et cependant si vous saviez ! en public, oui, devant l'ambassadeur de Prusse, le comte d'Eberbach m'a offensé d'une telle façon, que si l'honneur ne m'est pas rendu, je n'ai plus qu'à me battre ou à me tuer...
Samuel, ici, ne peut s'empêcher de sourire.
Il reprit :
Il est impossible que je reste sous le coup d'un affront pareil. Tenez, je puis tout vous dire à vous : le comte d'Eberbach m'a jeté son gant au visage ! et je vous répète que l'ambassadeur de Prusse était là ! Vous voyez. Malheureusement, le comte d'Eberbach est mon oncle : il faudrait qu'un ami commun intervînt. J'ai pensé d'abord à vous. L'ambassadeur de Prusse, témoin de l'outrage, ne peut, à cause de son caractère officiel, se mêler de cette affaire de famille. Et puis vous avez bien plus d'autorité que lui sur l'esprit du comte d'Eberbach. Vous m'avez déjà donné tant de preuves d'attachement, que je vous demande encore celle-là. Je perds la tête.
à qui m'adresser, si vous ne rentrez pas à temps ? Aller à Enghien prévenir Frédérique ? Mais ce sont là des affaires qui ne se laissent pas arranger par les femmes. Vous voyez bien que je n'ai que vous. Vous parlerez à mon oncle ; vous saurez ce qu'il a, et vous n'aurez pas de peine à faire le jour dans les ténèbres où nous sommes. Moi, je ne peux rien, je ne sais rien. Pour tout éclaircissement, le comte d'Eberbach m'a envoyé une provocation et l'indication d'un rendez-vous : à deux cents pas du pont de Saint-Denis. Je n'y comprends rien. C'est à devenir fou de honte et de douleur.
Si vous rentrez, je vous conjure d'accourir ; sinon, je n'ai plus de choix qu'entre le duel et le suicide.
LOTHARIO.
Samuel se frotta les mains.
- Le suicide ! dit-il. Tiens, cette solution ne m'était pas venue à l'esprit ; mais ce ne serait pas la plus mauvaise.
Il se remit à lire son livre.
Il y avait trois quarts d'heure que Lothario était venu et reparti lorsque la sonnette s'ébranla de nouveau.
Le regard de Samuel se replongea par la lucarne.
Cette fois, c'était un domestique. Samuel Gelb distingua la livrée du comte d'Eberbach. Marcel alla ouvrir. Samuel essaya encore d'écouter les voix, toujours inutilement.
Mais il eut moins longtemps à attendre. Il vit presque aussitôt le domestique de Julius donner une lettre à Marcel et repartir.
Marcel repoussa la grille, et, en quelques secondes, fut à la mansarde.
Il se nomma ; Samuel ouvrit.
- C'était un domestique du comte d'Eberbach, dit Marcel. Il avait ordre de vous remettre cette lettre à vous-même ; mais, comme je lui ai dit que vous veniez de sortir, il l'a laissée et s'en est allé.
- Donne, dit Samuel.
Marcel sortit encore, et Samuel, après s'être enfermé, passa avec précaution une lame de canif sous le cachet de la lettre de Julius, en ayant soin de laisser la cire intacte ; puis il souleva l'enveloppe et prit la lettre.
Cette lettre rappelait les faits avec une indignation saccadée et maintenue.
« Samuel savait que, la veille, Julius avait attendu Frédérique et s'était inquiété de ne pas la voir venir. Elle avait une excellente raison pour ne pas venir : elle était enlevée !
» Qui l'enlevait ? Ce ne pouvait être, évidemment, que Lothario. Ils se dérobaient ainsi à la contrainte qui gênait leur passion. Julius était sûr que c'était Lothario ; il avait intercepté un billet sans adresse où Frédérique disait à un ami, qui ne pouvait être que Lothario, de la rejoindre le plus vite possible au rendez-vous convenu.
» De plus, cette fuite de Frédérique coïncidait avec le départ de Lothario, lequel avait disparu hier aussi, sous prétexte d'aller embarquer au Havre des émigrants allemands. Il était bien revenu le matin, après avoir installé Frédérique dans quelque mystérieux village ; mais il n'était revenu que pour repartir le jour même, et Julius l'avait surpris demandant congé à l'ambassadeur.
» Mais, lui vivant, Lothario ne repartirait pas ; ce misérable ne lui aurait pas volé impunément son bonheur. D'abord, Julius l'avait déshérité, lui et sa complice ; et puis, il lui avait donné rendez-vous à la nuit tombante.
» Dans quelques heures, un seul des deux serait vivant.
» Samuel était le seul ami que Julius eût au monde ; il avait pensé un moment à lui demander d'être son témoin, il fallait que Lothario en eût un aussi. Personne n'aurait accepté d'être témoin d'un duel dont on ne lui aurait pas révélé le motif. Il aurait donc fallu mettre un étranger dans la confidence de ces pénibles secrets. C'était impossible ; ni lui ni Lothario n'amèneraient personne.
» Un seul pistolet chargé, Dieu pour témoin.
» Avant de courir cette chance terrible, Julius avait quelques recommandations suprêmes à faire au seul ami qui lui restât. Il suppliait donc Samuel de venir en hâte aussitôt qu'il aurait reçu la lettre ; il l'attendrait à l'hôtel jusqu'à cinq heures. »
Samuel éclata d'un rire sinistre.
- Tout marche à merveille, dit-il ; mais, comme tous ces pauvres caractères humains ont peu de fantaisie et de personnalité, et comme le hasard a peu d'imagination ! Tout se passe exactement comme je l'avais calculé : mes acteurs ne manquent pas un seul point de leurs rôles ; pas une de ces marionnettes qui s'avise de déranger mon plan et d'y introduire une parcelle d'imprévu ! Comme j'ai voulu, ils agissent ; où je les ai attachés, ils broutent. Et j'aurais pitié de ce bétail ! et je ferais attention à la ficelle que je tire, de peur de leur casser le nez ! Allons donc ! je peux les entrecogner les uns contre les autres et les mettre en morceaux sans craindre de blesser mon âme ; c'est mon esprit qui travaille en eux, et ils n'ont d'intelligence que la mienne... Quand serai-je à ce soir ?
Il recacheta soigneusement la lettre de Julius de manière à ce qu'on ne pût pas s'apercevoir qu'il l'avait ouverte ; puis, approchant sa bouche de la lucarne, il se mit aussitôt à siffler un air de la Muette.
C'était sans doute un signal convenu, car Marcel monta aussitôt.
- Reprends cette lettre, dit Samuel ; et, si l'on revient de la part du comte d'Eberbach, tu diras que je ne suis pas rentré, et qu'ainsi tu n'as pu me la donner.
Marcel prit la lettre.
- Et maintenant, dit Samuel, monte-moi à déjeuner, car il commence à être l'heure d'avoir faim.
Dix minutes après, Marcel remonta avec une côtelette, du pain et du vin.
Samuel mangea et but avidement. Son appétit, retardé par l'émotion de l'incertitude, voulait regagner le temps perdu, à présent que Samuel était plus tranquille, sachant la provocation faite et l'affaire en train.
Quand il eut déjeuné, il se remit à lire et à attendre.
Vers cinq heures et demie, une voiture encore s'arrêta à la grille.
Samuel en vit descendre le comte d'Eberbach.
Marcel alla ouvrir. Julius, au premier mot du petit domestique, eut un mouvement d'amer souci. Puis il entra dans le jardin et vint vers la maison.
Au bout de près d'une demi-heure, il ressortit et remonta en voiture.
Marcel monta vite à la mansarde de Samuel.
- C'était M. le comte d'Eberbach, dit-il.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ? demanda Samuel.
- Je lui ai dit que vous n'étiez pas rentré. Il a eu l'air très affligé et a voulu vous attendre. Comme vous me l'aviez recommandé, je lui ai rendu la lettre que vous avez reçue à midi. Il l'a froissée et l'a mise dans sa poche. Puis il a marché de long en large, comme quelqu'un qui s'impatiente, regardant à la pendule et tirant sa montre. à la fin, il a dit : « Je ne peux pas attendre plus longtemps. » Je lui ai demandé s'il fallait vous dire quelque chose. Il m'a répondu : « Rien, il est trop tard, ce n'est plus la peine. » Et il est parti.
- Tiens, dit Samuel, tirant un rouleau de sa poche, voilà cinquante francs. Tu auras les cinquante autres après-demain, si ta discrétion est bien constatée.
Marcel eut un accès de joie qui lui coupa la parole.
- Retourne à ton poste, reprit Samuel ; car il faut que nous continuions encore une heure. Je crois que tout est fini et qu'il ne viendra plus personne, mais veille encore un peu. Un excès de précaution n'est jamais inutile. Va, je suis content de toi.
Marcel redescendit.
Samuel attendit encore une heure. à six heures et demie :
- Ils sont à Saint-Denis maintenant, dit-il. Je peux me montrer.
Il descendit.
- Si l'on venait par hasard, dit-il à Marcel, tu répondrais que je suis rentré, que tu m'as dit la venue du comte d'Eberbach, que j'ai lu le billet de M. Lothario, et que je suis parti immédiatement pour l'hôtel du comte d'Eberbach.
Il sortit, prit un fiacre, et se fit conduire en effet directement chez Julius.
Daniel courut au-devant de lui.
- Oh ! comme M. le comte vous a attendu !
- Il n'est pas ici ? demanda Samuel.
- Non, monsieur. Il vous a attendu jusqu'à cinq heures ; mais il a été obligé de sortir. Il était bien inquiet et bien triste de ne pas vous avoir vu auparavant. Il a dû passer par Ménilmontant.
- J'étais sorti quand il est venu, dit Samuel. Lorsque je suis rentré, on m'a dit qu'il était venu, et je suis accouru tout de suite. Savez-vous ce qu'il me veut ?
- Je ne sais pas, répondit Daniel. Mais il a dû arriver à M. le comte quelque chose d'extraordinaire. Je ne l'ai jamais vu agité comme depuis hier. Vous savez que Mme le comtesse n'est plus à Enghien ?
- Peut-être, fit Samuel. Et le comte sait-il où elle est ?
- M. le comte nous a dit qu'il le savait, et que c'était par son ordre qu'elle était allée à une autre campagne dont l'air valait mieux pour elle. Mais, comme l'agitation de M. le comte a commencé hier, juste au moment où je lui ai appris le départ de Mme la comtesse, je crois bien que ce départ lui est bien plus pénible qu'il n'a voulu le dire. Il est probable que c'était à cause de cela qu'il désirait vous voir.
- C'est probable, en effet, dit Samuel. Eh bien ! puisqu'il désire me voir, je vais l'attendre. Ouvrez-moi son cabinet.
Daniel l'introduisit dans le cabinet de Julius, et l'y laissa en tête à tête avec des livres et sa pensée.
« Dans ce moment, pensait Samuel en regardant l'ombre qui commençait à tomber, ma volonté s'accomplit, et ces deux automates qui se croient des hommes obéissent à l'impulsion que mon désir leur a donnée. Ils se battent à mort. Un seul des deux reviendra vivant.
» Si Julius est tué par Lothario, celui-ci ne pourra décemment épouser sa veuve. Que dirait le monde, que dirait la sainte morale, d'une femme qui se remanierait avec le meurtrier de son mari. Il y aurait entre Frédérique et Lothario la plus infranchissable des barrières : un cadavre.
» De plus, elle voudrait bien l'épouser, que je m'y opposerais. Je reprendrais ma parole. Je lui avais permis de prendre Lothario pour mari par générosité, parce que c'était le moyen de la faire riche, parce que c'était à cette condition que Julius leur laissait toute sa fortune. Mais maintenant Julius a déshérité Lothario, il me l'a écrit. Il m'a écrit aussi que j'étais le seul ami qu'il eût au monde. à qui donc a-t-il pu transmettre ses biens, sinon à moi ?
» Je parie que si j'ouvrais le testament qui doit être dans un des tiroirs de ce secrétaire, j'y trouverais mon nom en toutes lettres. En ce cas, en épousant Frédérique, je l'enrichis, et ma générosité, qui consistait auparavant à me sacrifier, consiste désormais à me présenter. Je retire mon autorisation et je rappelle à Frédérique son engagement par dévouement pour elle.
» Donc, la mort de Julius produit ces deux résultats qui tous deux me donnent Frédérique : Lothario impossible, moi riche.
» Si c'est le contraire qui arrive, si c'est Julius qui tue Lothario, tout s'arrange encore mieux. Nous revenons juste au point où nous étions le jour de la noce. Je n'ai plus qu'un rival faible et moribond, prêt à partir pour un monde meilleur, et auquel de telles émotions auront porté le dernier coup. D'ailleurs, je suis là, s'il a trop de peine à mourir, pour l'aider.
» Dans ce cas, de deux choses l'une : ou, avant de mourir, il aura le temps de se réconcilier avec Frédérique et de refaire son testament pour elle, et alors Frédérique m'apportera sa fortune ; ou il mourra avant d'être réconcilié et je serai son héritier, et alors c'est moi qui apporterai sa fortune à Frédérique. Qu'il se réconcilie ou non, Frédérique et les millions m'appartiennent.
» Eh ! eh ! tout cela est assez fortement combiné. Tu n'as pas baissé, Samuel. »
Au travers de ces méditations de Samuel, la nuit était tout à fait tombée, et Daniel était venu faire allumer les lampes.
Cependant l'heure passait, et Julius ne reparaissait pas. Pourtant, vivant ou mort, il était impossible qu'il ne revînt pas ou qu'on ne le rapportât pas à son hôtel.
Lothario et Julius n'avaient pas dû attendre, pour se battre, l'obscurité complète. En supposant qu'ils se fussent battus à six heures et demie, un duel pareil, où il y a cet acharnement, ne dure que quelques secondes. Il était maintenant près de huit heures et demie. Julius avait eu deux fois le temps de tuer ou d'être tué, et d'être revenu.
Un moment, Samuel eut une idée qui le fit sourire de ce rire étrange qui lui était particulier. Julius et Lothario se rencontraient sans témoins ; si par hasard Lothario refusait de se battre au pistolet, ils s'étaient battus à l'épée ; s'ils s'étaient enferrés et tués tous deux du même coup, alors il n'y aurait pas eu de survivant pour mettre le mort en voiture, le retard s'expliquerait tout naturellement.
Samuel eut aux yeux un éclair de joie, mais cet éclair s'éteignit aussitôt. Il n'osa pas tant espérer. C'eût été trop exiger du sort.
Il rabaissa ses prétentions. Il se contenta d'un cadavre.
Mais qu'au moins Julius arrivât ! qu'on moins le résultat de ses trames ne se fît pas si longtemps attendre ! que le destin choisît celui des deux qu'il préférait supprimer, mais qu'il se décidât vite !
Neuf heures sonnèrent.
Samuel commençait à s'inquiéter, rêvant quelque incident qui aurait dérangé ou ajourné la rencontre, lorsqu'une voiture roula dans la cour.
Samuel se précipita à la fenêtre.
Mais la cour était sombre, et la voiture était masquée par la galerie qui protégeait le perron contre la pluie.
Il ne vit rien.
Il s'assit, affecta une figure impassible, et se plongea dans la lecture d'un journal.
La porte du cabinet s'ouvrit.
Samuel tourna la tête tranquillement.
Julius, pâle et chancelant, lui apparut, debout dans l'ombre, ombre lui-même.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente