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Chapitre XXXVIII
Villa politique

Deux heures après être sortie de l'hôtel du comte d'Eberbach, la voiture de Samuel Gelb franchissait, à Maisons, la grille d'un vaste château dont le parc énorme, adossé à la forêt, n'était borné, de l'autre côté, que par le fleuve.
C'était dans ce riche et ample château qu'un banquier populaire parmi la bourgeoisie réunissait à dîner, une ou deux fois par semaine, les principaux représentants de l'opinion générale.
Samuel Gelb s'était fait présenter au maître de la maison par cet intermédiaire qui lui avait demandé de le mettre en rapport avec les chefs de la Tugendbund, et auquel il avait demandé, en revanche, de le mettre en rapport avec les chefs du libéralisme.
Deux jours après sa présentation, Samuel avait reçu une invitation à dîner pour le lendemain.
En sortant de chez Julius, Samuel était allé prendre son interlocuteur, et ils s'étaient rendus ensemble à Maisons.
Il y avait ce jour-là grand dîner.
Une partie des convives étaient arrivés ; les autres arrivaient. Le banquier salué, Samuel et son compagnon rejoignirent dans les allées du parc les invités qui, en attendant l'heure de se mettre à table, s'y promenaient par couples ou par groupes.
L'introducteur de Samuel abordait çà et là quelques-uns des causeurs, et leur nommait Samuel.
On échangeait trois ou quatre phases banales et l'on se serrait la main.
Mais, sous cette apparence d'accueil fraternel que les meneurs libéraux faisaient au compagnon de Samuel, il y avait une gêne et une réserve sensibles.
Lui-même le fit remarquer à Samuel Gelb.
- Je ne me trompe pas à leurs poignées de main, lui dit-il, je sais qu'ils ne m'aiment pas.
- Pourquoi donc ? demanda Samuel.
- Parce qu'ils sont ambitieux et que je ne le suis pas ; parce que je sers la cause pour elle et qu'ils la servent pour eux. Dès lors, ils me regardent comme une sorte de vivant reproche. Mon abnégation fait honte à leur cupidité. Je suis un déserteur de l'intérêt, un traître à l'égoïsme. Hélas ! hélas ! si vous saviez combien il y en a peu, parmi ces tribuns et parmi ces avocats, qui désirent autre chose que leur propre influence ! Je les ai pratiqués, et la rougeur m'en est venue au front. Ils me redoutent et ils m'évitent comme leur conscience. Mais je ne leur en veux pas de ne pas m'aimer ; je leur rends bien leur indifférence. Ce n'est pas pour eux que je travaille.
- Ni moi non plus, certes, dit Samuel. Ni le peuple non plus. Laissons-les machiner leurs petites intrigues souterraines ; laissons les taupes faire leur trou sous les privilèges chancelants et sous les institutions décrépites du passé ; l'écroulement les écrasera ! La révolution que préparent ces hommes sans foi et sans force n'aura pas de peine à venir à bout de leurs misérables calculs. Laissons-les lever l'écluse, le fleuve les emportera.
La cloche sonna, et l'on passa dans une immense salle à manger toute ruisselante de lumière et d'argenteries ciselées.
Le dîner fut splendide.
Une profusion de vins rares, de poissons inouïs et de fruits chimériques, des fleurs monstres dans des vases monstres de Sèvres et du Japon, un peuple de valets, et, dans un massif du jardin, un orchestre dont la musique arrivait par vagues bouffées, de manière à accompagner la conversation sans la couvrir : tout collaborait à l'entière satisfaction des sens. Avec ce qu'avait pu coûter cette fête, on aurait nourri trois familles pendant une année.
- Qui est-ce qui croirait, dit Samuel à l'oreille de son interlocuteur, que nous sommes en train de fonder une démocratie ?
Pendant le dîner, il y avait trop d'oreilles ouvertes autour des convives pour que la conversation ne se tînt pas dans des termes généraux.
Samuel prit sa revanche de ce silence forcé en étudiant, sur leur figure même, l'âme de ces hommes qui avaient la prétention de faire, puis de dominer une révolution.
Il y avait à cette table, en effet, une collection de personnages qui valaient la peine d'être examinés par un observateur sérieux.
Le maître de la maison d'abord.
C'est bien là l'homme d'affaires d'une révolution, l'entremetteur souple et charmant des opinions à accoupler, le trait d'union entre les idées et les hommes. Habitué par la banque aux spéculations, et ayant toujours réussi, il était prêt aux spéculations politiques, et il y apportait la hardiesse et la largeur qu'il avait dans ses opérations commerciales. Il était le type du bourgeois populaire. Il n'avait pas cette vigueur passionnée qui entraîne les masses sur les places publiques ; mais il était impossible de lui résister dans un salon. Samuel sonda d'un coup d'œil la puissance superficielle et la domination féminine de cet homme dont on a dit si justement qu'il avait non pas conspiré, mais causé en faveur du duc d'Orléans.
à la droite du banquier, il y avait un chansonnier célèbre, académicien, député, ministre de par le refus, génie, gloire de par le dédain, installé dans le château depuis un mois, et qui parlait de la mansarde et de ses sabots en dégustant un verre de vin de Tokai.
En face de Samuel, un petit avocat-historien-journaliste papotant incessamment d'une petite voix aigre et criarde qui déchirait l'oreille de ses voisins. Il bavardait à tout propos de lui, de l'article qu'il avait fait le matin dans le National, de l'histoire où il avait réduit à sa taille les grandes figures de 1789.
Le reste du personnel se composait de journalistes, de manufacturiers, de députés, tous appartenant à l'opinion libérale, les uns à la fraction révolutionnaire, dont la témérité allait presque jusqu'à rêver de renverser le roi pour mettre un autre roi à sa place ; les autres, à la fraction doctrinaire, laquelle voulait changer la politique et non les hommes, et ne demandait pas mieux que de garder Charles X, à la condition qu'il ne garderait pas son principe.
Car, parmi ces farouches volontaires de la liberté, il n'y en avait pas un seul qui eût l'audace de regarder au delà de la Charte.
Après le dîner, on passa dans le jardin.
L'air tiède des soirs de mai se parfumait aux charmantes exhalaisons des lilas en fleurs.
Le café était servi dans un cabinet de verdure où les flambeaux et les lampes faisaient comme une île de lumière au milieu de la nuit qui baignait les allées.
La causerie se maintint encore quelque temps dans les généralités. Puis, peu à peu, la plupart des convives se retirèrent, et reprirent la route de Paris.
Quand il ne resta plus que les intimes et les principaux meneurs, sept ou huit en tout, on renvoya les domestiques, et la conversation s'engagea sur la politique et sur la conduite à tenir par l'opposition dans les journaux et dans les chambres.
Il va sans dire que Samuel Gelb était resté.
Il n'était pas venu pour la cuisine ni pour la cave du banquier. Personne n'eut l'air surpris ni embarrassé de sa présence. Au contraire, les chefs de la révolution bourgeoise n'étaient pas fâchés d'étaler leur rôle et leur importance devant un étranger affilié à la Tugendbund.
- Eh bien ! monsieur Samuel Gelb, dit le banquier en s'adressant directement à lui, comme pour l'autoriser à rester dans cette conversation plus intime ; eh bien ! comment trouvez-vous que nous nous comportons en France ? J'espère que vous n'avez pas été trop mécontent de notre audacieuse adresse des deux cent vingt et un.
- Je n'y ai trouvé qu'un mot de trop, dit Samuel.
- Quel mot, s'il vous plaît ? demanda le petit historien-journaliste.
- L'adresse des deux cent vingt et un, reprit Samuel, finissait, si je m'en souviens bien, par cette phrase assez digne et fière : « La charte a fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques... »
- « Sire, continua le banquier (achevant complaisamment la phrase), notre dévouement, notre loyauté nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas. »
- Oui, le fonds est assez ferme. Mais je suis fâché de ce mot : votre peuple. Est-ce au dix-neuvième siècle qu'on peut dire qu'un peuple appartient à un homme, et est sa chose, comme un troupeau de moutons ou un sac d'écus qu'il est libre de vendre ou de dépenser ?
- Vous avez peut-être raison, dit le journaliste. Mais bah ! qu'importe un mot ?
- En temps de révolutions, dit Samuel, un mot est un acte. Et ce n'est pas à vous à nier la toute-puissance des mots quand vous n'avez contre Charles X, ses soldats et ses prêtres qu'un mot : la Charte.
- Charles X n'a pas été de votre avis, répliqua un des assistants, et n'a pas trouvé l'adresse trop douce et trop déférente. Il y a répondu d'abord en prorogeant la chambre, et, cela ne suffisant pas, il est en ce moment en train de la dissoudre.
- La dissolution est-elle réellement décidée ? demanda le banquier.
- Elle sera ces jours-ci au Moniteur, dit le petit historien. Je l'ai annoncée ce soir dans le National. Guernon-Ranville s'y était opposé avec énergie, et avait dit au roi qu'il se compromettait en déclarant la guerre à la chambre sur une question où la chambre avait l'opinion pour elle. Mais le roi a passé outre, et Guernon-Ranville, obligé de céder, n'a pas même osé donner sa démission, de peur de paraître abandonner le roi au moment du péril.
- Mais, dit Samuel à l'historien, qu'il voulait faire causer, si la chambre est dissoute, il va y avoir de nouvelles élections. Est-ce que vous ne pensez pas à vous faire élire quelque part ?
- Je ne suis pas même électeur, répondit aigrement le petit avocat.
- Bah ! dit Samuel, il est avec le cens des accommodements. Et vous avez cette chance de n'être pas Parisien. Paris, c'est la mer, et personne ne s'y retrouve. Mais, dans une ville de province, le mérite est tout de suite en vue. Il est impossible qu'un homme comme vous n'emplisse pas de sa gloire la petite ville d'Aix.
- Vous êtes mille fois bon, dit l'avocat provençal, doucement chatouillé dans son amour-propre. Je crois en effet que je ne suis pas tout à fait inconnu ni impopulaire dans ma vielle natale, et que ma candidature ne serait pas mal accueillie dans la Provence. Mais, pour entrer à la chambre, il faut passer par le cens, et je n'ai pour toute fortune qu'une action du Constitutionnel. Et pauvre Constitutionnel, ajouta-t-il en se tournant vers le banquier, il est bien tombé depuis que, grâce à votre aide et à votre généreuse caisse, nous avons pu, Mignet, Carrel et moi, fonder le National.
- Ne vous inquiétez pas, mon cher ami, reprit à demi-voix le banquier. Puisque le talent ne suffit pas pour représenter le pays, et qu'il faut de l'argent avant tout, eh bien ! j'ai de l'argent. Je m'arrangerai, soyez tranquille, de façon que vous soyez éligible aux premières élections. Ne me remerciez pas, c'est dans notre intérêt à tous, c'est dans l'intérêt de la cause que nous servons que j'agirai en faisant arriver à la tribune un des hommes les plus capables d'y combattre et d'y vaincre. à propos, comment vont les affaires du National ?
- Admirablement. Nous faisons un bruit d'enfer. Mon article d'hier, intitulé Le roi règne et ne gouverne pas, a fait jeter les hauts cris à la presse ministérielle.
- Et Armand Carrel, quel homme est-ce ? demanda Samuel, qui commençait à en avoir assez de la personnalité du petit homme.
- Armand Carrel, un bretteur d'épée, un bretteur de plume. Il est très brave, soit ! et ne recule pas plus devant une idée que devant un homme. C'est même quelquefois un peu gênant pour nous. Il nous compromet, et nous engage plus loin que nous ne voulons aller. Mais, après tout, comme il ne demande pas mieux que de se battre et de rendre raison de ses articles, nous le laissons aller.
- Vous pouvez même le faire battre pour les vôtres, dit Samuel.
- C'est un peu ce que nous faisons, dit naïvement le journaliste.
Samuel eut aux lèvres le sourire amer qui lui était particulier en examinant l'âme de ce conducteur d'un grand peuple.
- Je m'associe, reprit-il, à l'opinion que vous avez du National. Cependant j'oserai lui faire un reproche, si vous me le permettez.
- Parlez, parlez ; j'aime la discussion, moi.
- Je lis le National tous les jours depuis qu'il paraît. Mais, malgré mon assiduité et mon attention, je n'ai pu parvenir encore à comprendre distinctement ce qu'il veut. Je vois bien qu'il attaque le gouvernement. Mais, le gouvernement à bas, qu'entend-il mettre à la place ? Est-ce la république ?
- La république ! se récria le journaliste, la république !
- Pourquoi pas ? dit tranquillement Samuel Gelb. Vous vous ruez dans ce moment contre le trône, ce n'est probablement pas dans l'intention de le consolider ?
- La république ! reprit le journaliste effaré ; mais, pour que la république fût possible, il faudrait qu'il y eût des républicains. Et qui est-ce qui est républicain en France ? Lafayette, et encore ! quelques songe-creux, quelques exaltés. Et puis, nous sommes trop près de la révolution de 1793 ; l'échafaud, la banqueroute, la guerre avec l'Europe, Danton, Robespierre et Marat agiteraient leurs fantômes sanglants, et pas un honnête homme ne suivrait celui qui oserait arborer le drapeau sanglant de la République.
- Mais, objecta Samuel, il me semblait que vous aviez été moins sévère, dans votre Histoire, pour les terribles figures et les formidables événements de 93, et que vous aviez excusé, sinon loué, la plupart des excès de cette grande et sinistre époque.
- J'ai fait l'oraison funèbre des morts, dit l'historien, mais je ne veux pas qu'ils ressuscitent.
- On ne ressuscite plus depuis Lazare, répliqua Samuel, et je ne crois pas aux revenants. C'est bon pour les enfants d'avoir peur que Robespierre et Marat ne sortent de leur sépulcre. Ils y sont solidement scellés, et n'en lèveront pas la pierre avant le jugement dernier. Ne tremblons donc pas de les voir reparaître à l'angle de toutes les rues. Il ne s'agit pas d'eux, mais des principes qu'ils ont soutenus à leur manière. Manière sanglante, impitoyable, je ne la défends pas, et je vous accorde même, si vous voulez, qu'elle a plutôt nui que profité à l'idée qu'ils prétendaient servir. Le sang qu'ils ont versé tache encore la démocratie, et vous voyez que vous-même, un esprit si libre, vous n'osez pas encore, après quarante ans, vous hasarder dans la république, de crainte de les y rencontrer. Mais, je vous le répète, ils sont morts, et bien morts. Leurs violences, possibles dans l'ardeur de la première lutte, auraient aujourd'hui plus que l'horreur du crime ; elles auraient le ridicule de l'anachronisme. Laissons à la révolution ses œuvres et prenons-lui ses idées.
- Pas de république, dit vivement un rédacteur du Globe, philosophe connu par ses calembours, penseur aimé pour sa gaminerie, et qui, pendant que Samuel parlait, avait échangé avec le rédacteur du National des haussements d'épaules. La république, c'est le gouvernement de tout le monde ; c'est comme si les moutons se gouvernaient.
- Il vaut mieux que ce soit le boucher qui les gouverne, n'est-ce pas ? dit Samuel.
- Il faut un berger et des chiens.
- C'est-à-dire un roi et une aristocratie ? demanda Samuel.
- Un roi, oui, répondit le rédacteur du Globe. Quant à l'aristocratie, malheureusement nous ne sommes pas en Angleterre. La révolution, en morcelant les terres et les fortunes, a tué l'aristocratie française. Mais, à défaut du lingot d'or, nous avons la monnaie. La monnaie de l'aristocratie, c'est la bourgeoisie.
Samuel ne put retenir un mouvement de dédain.
- Vous avez eu raison de le dire, reprit-il. La bourgeoisie, c'est la monnaie. Ainsi, quand vous attaquez une monarchie de quatorze siècles, un droit ancien comme la France, un gouvernement qui est presque une religion, c'est pour lui substituer la royauté de l'argent, l'aristocratie du comptoir, la souveraineté de la boutique ?
- Mieux vaut la boutique que la rue, dit le petit historien. Nous ne nous rallierons jamais au gouvernement de la populace.
- Ils en sont encore à dire : la populace ! murmura Samuel.
Et, tout haut :
- Et que ferez-vous du peuple, dans votre combinaison ? demanda-t-il.
- Que voulez-vous qu'on en fasse ? dit le banquier.
- Nous n'avons pas à nous occuper de ce que vous appelez le peuple, ajouta l'avocat provençal. Nous n'y pouvons rien. C'est à ceux qui ont de l'activité et de l'intelligence à sortir comme ils peuvent des couches inférieures, et à monter à la lumière. La société ne peut pas s'occuper de tout le monde, et, en dépit de toutes les chartes et de toutes les constitutions, il y aura toujours une notable portion des citoyens qui seront malheureux. C'est une nécessité dont on peut gémir, mais à laquelle il faut se résigner. à quoi bon tourner nos yeux vers une multitude confuse, ignorante et vile, au fond de laquelle nous trouvons des misères que nous ne pourrions soulager ou des crimes que nous devons punir ? Nous ne nous occupons pas du peuple, c'est tout ce que nous pouvons faire pour lui.
- Je vous demande pardon de vous interroger, reprit Samuel avec une ironie demi-voilée, mais je suis un étranger qui cherche à s'instruire, et j'ai besoin d'être au courant de vos intentions pour y conformer ce que nous faisons dans la Tugendbund. Ainsi, votre unique but est de substituer la bourgeoisie à la noblesse dans le maniement des affaires du pays ?
- C'est au moins notre but principal, répondit le banquier.
- Mais par quel moyen espérez-vous décider Charles X à accepter cette transformation qui, de chef de la noblesse qu'il est, ferait de lui le serviteur de la classe moyenne ?
- Oh ! si tout le monde était comme moi, dit le petit journaliste, il n'y aurait pas besoin de décider Charles X.
- Comment vous passeriez-vous donc de son consentement ?
- Rien ne sera possible, reprit doctoralement le journaliste, tant que nous aurons pour roi un héritier direct des droits et préjugés des vieilles races. Le malheur est que nous n'ayons pas sur le trône un roi mêlé à nos idées, à demi révolutionnaire pour plaire au peuple, et à demi Bourbon pour rassurer les puissances étrangères, un roi que nous aurions fait nous-mêmes et qui serait le débiteur de nos idées.
- Ce roi, il existe, dit le banquier avec un soupir d'aspiration.
- Qui est-ce donc ? demanda Samuel.
- Eh ! S. A. R. le duc d'Orléans, lui dit à l'oreille et en clignant d'un air aimable l'amphitryon.
- Ah ! c'est donc vrai ce qu'on m'avait dit, reprit Samuel, que le National avait été fondé dans ce but ?
- Malheureusement, dit l'avocat d'Aix en regardant le rédacteur du Globe, nos amis ne sont pas tous d'accord avec nous. Ils croient à la possibilité de conserver la branche aînée en la pliant aux progrès du temps ; ils tiennent à leur vieille dynastie desséchée qui n'a plus de feuilles ni de fleurs.
- Si c'est pour moi, mon cher, que vous dites cela, répondit le rédacteur du Globe, vous savez bien que je me dispute toute la journée avec mes collaborateurs. Je vous les abandonne bien volontiers, depuis Cousin jusqu'à Guizot, depuis Broglie jusqu'à Royer-Collard. Des gens qui ne savent ce qu'ils veulent, des théoriciens amphibies qui font le grand écart, un pied sur l'avenir et l'autre sur le passé, et qui tombent par terre entre les deux. Moi, j'écris comme eux, mais je pense comme vous.
- Oh ! dit le rédacteur du National, laissons ces vieux s'user. Nous sommes la jeune garde, nous autres.
- En attendant que vous donniez, intervint Samuel, quelle attitude comptez-vous prendre ?
- Nous nous abriterons sous l'étendard du pacte consenti entre le roi et la nation. Tout pour la légalité et par la légalité.
- Rien par la révolution ? demanda Samuel.
- Les révolutions se dévorent elles-mêmes, répondit le petit journaliste. 1793 a amené 1815. Le hais les révolutions parce que je hais les réactions. Nous lutterons au nom des principes. Cela nous suffira pour vaincre. Il faudra que le trône cède ou tombe. Nous renfermerons la dynastie dans la charte, comme dans la tour d'Ugolin.
La conversation se poursuivit quelque temps encore dans ces termes.
Et Samuel Gelb étudia toujours de plus près ces hommes habiles et corrompus, aux demi-convictions et aux demi-talents, médiocrités du cœur et de l'esprit.
Il vit la finance et le talent se servant l'un de l'autre, se flattant en dessus et se dédaignant en dessous. Le banquier croyait duper le journaliste, qui exploitait le banquier.
Samuel examina profondément, sous leur masque, ces ambitieux au jour le jour qui ne voyaient que leur intérêt ou leur vanité dans la révolution qu'ils préparaient, et qui allaient renverser un trône de quatorze cents ans pour s'en faire un marchepied à un ministère de six mois.
On se sépara très tard.
Samuel, seul dans sa voiture, revint vers Ménilmontant.
« Allons ! tout va bien, se dit-il. En dépit de ces petits hommes, de grandes choses se préparent. C'est la grandeur de la démocratie de n'avoir pas besoin de meilleurs instruments que cela. Le potier d'Horace, en rêvant une amphore, produisait une marmite. Ceux-ci, en rêvant un chassé-croisé de princes, produiront une révolution sociale. Comme je m'amuserai de leur étonnement !
» Je me souviens, moi, de la grande révolution française, je me souviens de la Bastille et du peuple du 10 août. Oui, c'est dans ce grand flot que je veux que l'avenir se retrempe. Ils ont beau calomnier le peuple, j'ai foi en lui. Parce que le peuple, depuis la prise de la Bastille, a fait les miracles héroïques de l'empire, ce n'est pas une raison pour qu'il soit dégénéré. Comme il vous balayera tous ces médiocres et impuissants révolutionnaires de palais, qui ont une suprême ambition d'opérer un déménagement du Palais-Royal aux Tuileries !
» Le peuple que Mirabeau et Danton n'ont pas pu mener, que Napoléon a seul pu dominer à force de gloire, ce peuple-colosse ne se laissera pas conduire par ces nains.
» Tout me réussit dans ce moment. Les petites habiletés de ces banquiers et de ces avocats travaillent pour mon ambition grandiose, comme les petites passions de Julius et de Lothario travaillent à cette heure pour mon amour surhumain.. »
Et, revenant à son autre machination, Samuel se demandait :
« Que s'est-il passé ce soir chez Julius ? Qu'a-t-il pensé, qu'a-t-il fait en apprenant la disparition de Frédérique ? Il sera venu ou il aura envoyé chez moi, très probablement. Je vais sans doute apprendre quelque chose en arrivant. »
Samuel était plongé dans ces réflexions lorsque la voiture s'arrêta.
Il était devant sa porte.



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