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Chapitre XXXVI
Distillation de poison

Cette explosion soudaine et imprévue de la jalousie de Julius produisit, dès le lendemain, un notable changement dans les relations des principaux personnages de cette histoire.
Comme Julius l'avait ordonné, Lothario ne reparut plus à Enghien.
Comme Frédérique l'avait dit à Lothario, elle se mit à voir Julius tous les jours, soit à Enghien, soit à Paris.
Seulement, elle allait plus souvent à Paris qu'il ne venait à la campagne pour ne pas le fatiguer, et puis parce qu'elle avait besoin de mouvement et d'activité matérielle pour tromper le vide qu'elle avait dans l'âme.
Frédérique faisait tout ce qu'elle pouvait pour que le comte d'Eberbach ne s'aperçut pas qu'elle était triste et qu'il lui manquait quelque chose ou plutôt quelqu'un. à la surface, elle était souriante, et elle tâchait d'égayer à force de grâce et de dévouement l'ennui amer du comte.
La rupture entre Julius et Lothario s'était tant bien que mal raccommodée. Lothario venait quelquefois à l'hôtel ; lorsqu'il y trouvait Frédérique, il tressaillait comme d'une souffrance intérieure, restait peu de temps, et avait toujours au dehors quelque affaire pressante. Dans sa tendresse pour Frédérique, comme dans son respect pour le comte, il y avait une évidente réserve. Il semblait leur en vouloir presque également à tous deux : à lui d'avoir commandé, à elle d'avoir obéi.
Samuel, lui, avait pris ouvertement parti pour les deux jeunes gens contre la jalousie du comte d'Eberbach.
Il ne se gênait pas pour déclarer très durement en face à Julius que ce n'était pas cela qui avait été convenu, que la première condition de son consentement au mariage avait été qu'il ne se considérerait jamais que comme le père de Frédérique et qu'il ne lui avait pas donné sa chère fille d'adoption pour qu'il la rendît malheureuse.
Et comme Samuel disait tout cela tout haut, comme il ne manquait pas une occasion de donner tort à Julius, comme il revenait à tout propos sur le droit qu'avaient Lothario et Frédérique de s'aimer et de se le dire, Frédérique et Lothario se tournaient peu à peu vers lui comme vers leur protecteur naturel.
Les soupçons qu'Olympia avait essayé d'inspirer à Lothario étaient maintenant bien loin de l'esprit du jeune homme. Samuel, évidemment, était le meilleur et le plus sûr ami qu'il eût au monde.
Un traître eût pris sa défense en tête à tête et lui eût donné raison en cachette ; mais Samuel le défendait surtout en présence de Julius. Il agissait en plein jour ; il n'avait pas deux visages, et il parlait dans l'hôtel de Julius de la même façon que dans la petite maison de Ménilmontant.
Samuel allait aussi visiter Frédérique à Enghien. Il lui demandait pardon de lui avoir conseillé ce mariage et d'avoir uni sa jeunesse à l'agonie taquine et chagrine du comte d'Eberbach. Mais il avait cru à la parole de son ami.
Au reste, il ne fallait pas trop en vouloir à Julius, c'était souvent sa maladie qui parlait plutôt que lui-même. La lampe de sa vie, au moment de s'éteindre, jetait de convulsives lueurs qui lui éclairaient les objets d'un jour bizarre et faux. Tout cela était moins la faute de Julius que la sienne, à lui, Samuel, qui aurait dû se dire que les choses, dans de telles conditions, ne pouvaient pas tourner différemment, et qui n'aurait pas dû donner son consentement au mariage.
Mais il l'avait fait uniquement pour le bonheur de Frédérique.
Samuel gagnait ainsi de jour en jour dans l'amitié de Frédérique. Elle lui demandait conseil et ne voulait plus se conduire que selon son avis. Samuel jurait de la servir, dût-il se brouiller avec Julius ; en effet, en revenant d'Enghien, il allait chez le comte d'Eberbach, et il fallait voir comme il le querellait.
De quel droit Julius s'opposait-il à un amour qu'il avait encouragé, sinon créé lui-même ? D'ailleurs, s'il croyait employer le bon moyen pour séparer Lothario de Frédérique, il se trompait étrangement. Les nobles natures comme celles du jeune homme et de la jeune fille étaient plus tenues par la confiance que par « les verrous et les grilles. » Et, à son avis, la défiance et la rigueur de Julius justifieraient tout de la part de part de Lothario et de Frédérique. On les gênait assez pour qu'ils pussent se croire dispensés de se gêner, et Julius serait probablement bien surpris un jour de reconnaître que sa ténacité avait produit précisément le contraire de ce qu'il en avait attendu. Des gens d'honneur, prisonniers sur parole, ne pensent même pas à faire un pas hors de la limite assignée ; mais, si on les espionne, ils se jugent en droit de tout oser pour s'échapper. La captivité autorise l'évasion.
Une fois, Samuel entra chez Julius avec une expression singulière de triomphe grondeur et triste.
- Qu'est-ce que je te disais ! s'écria-t-il brusquement.
- Qu'y a-t-il ? demanda Julius, qui pâlit.
- Ne t'ai-je pas prévenu cent fois, dit Samuel, qu'en défendant à Lothario et à Frédérique de se voir devant témoins, tu les pousserais et tu les autoriserais à se voir en secret ?
- Ils se sont vus en secret ? fit Julius de plus en plus pâle.
- Et ils ont bien raison, insista Samuel.
- Où se sont-ils vus ? à Enghien ? Lothario a osé y retourner ?
- Pas à Enghien ni à Paris.
- Où donc, enfin ?
- Ils se sont vus sur la route.
- En secret ? demanda Julius exaspéré.
- Quand je dis en secret, je veux dire que le jour où ils se sont rencontrés, par hasard, cela est évident, ce jour-là était avant-hier, précisément le jour où, Mme Trichter étant indisposée, Frédérique est venue seule. Lothario faisait une course à cheval. Son cheval s'est croisé avec la voiture de Frédérique. Naturellement, le cocher, en reconnaissant Lothario, a arrêté ses chevaux.
- Je le chasserai !
- Fort bien ! Mets l'antichambre et l'écurie dans ta confidence à présent.
- Samuel, achève ; qu'est-il arrivé ?
- Mon Dieu, il est arrivé que Lothario est descendu de son cheval et qu'ils ont échangé quelques mots. Voilà, jusqu'à présent, le plus clair de tes velléités jalouses. Tu ne supprimes pas le rendez-vous, tu supprimes le témoin.
- Je vais parler à Frédérique, s'écria Julius.
- Continuation du même système, répondit l'imperturbable Samuel. Pour réparer le mauvais effet de la tyrannie, tu vas redoubler de tyrannie. Frédérique te répondra qu'elle ne peut pas empêcher Lothario de se promener sur la route d'Enghien, et que, même au point de vue des convenances, elle prêterait matière aux interprétations du monde si elle passait devant le neveu de son mari sans s'arrêter pour lui dire un mot, surtout quand ce neveu est connu pour être plutôt son fils. Si tu fermes la bouche à ses raisons, et si tu en appelles encore à ton autorité, tu continueras ce que tu as déjà si bien commencé, tu lui ôteras tout scrupule.
- Mais alors, démon, pourquoi me dire cela ? reprit Julius, essuyant la sueur froide de son front. Pourquoi me torturer encore de cette rencontre ?
- Julius, reprit gravement Samuel, je t'ai parlé de cette rencontre comme d'un avertissement et d'une leçon pour toi. J'approuve pleinement Frédérique et Lothario. à leur place, je n'agirais pas autrement. Je suis convaincu qu'aucune mauvaise pensée n'aurait jamais germé dans leur cœur et que les soupçons ont pu seuls en semer en eux, et je trouve qu'ils ont bien raison de ne pas se soumettre à un caprice absurde et inexplicable.
Julius était retombé sur un fauteuil, muet, immobile, atterré. Samuel maîtrisa, derrière lui, un rire silencieux, puis reprit brusquement :
- Au reste, puisque tu dis que je te tourmente, c'est bon, tu peux être tranquille, je ne t'en parlerai plus. Ah ! puisque c'est comme cela, pardieu ! quand je saurais qu'ils se voient tous les jours, je veux que le diable m'emporte si désormais je t'en ouvre la bouche !
Et, là-dessus, Samuel partit, laissant ses poisons produire leur effet.

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