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Chapitre XXXII
Patient et bourreau

- Assez, Samuel ! s'écria Julius d'un ton suppliant. Mon cher Samuel, au nom du ciel, n'ajoute pas un mot. Ne me rapporte pas ce qu'ils font. Ne me rapporte pas ce qu'ils disent. Je ne veux plus rien savoir.
Et, tout en parlant, Julius agité, et la sueur au front, marchait à grands pas dans son cabinet.
Samuel dissimula un ricanement silencieux et haussa ostensiblement les épaules.
- Tu ne veux jamais rien savoir, répliqua-t-il, et c'est toujours toi qui m'interroges. Parlons d'autre chose, si tu veux. Je ne demande pas mieux. Qu'est-ce que cela peut me faire à moi que Frédérique et Lothario s'aiment ou ne s'aiment pas ? Je ne suis pas le mari de Frédérique. Quel intérêt ai-je là dedans ? Quand à toi, tu as raison, avec le caractère quinteux et susceptible que tu as maintenant, le mieux que tu puisse faire au fond, c'est d'ignorer, et désormais, je ne répondrai plus même à tes questions.
Julius n'écoutait pas Samuel. Il écoutait une pensée qui parlait bien haut en lui. Tout à coup, il s'arrêta dans sa marche saccadée, et, d'une voix haletante :
- Ainsi, Samuel, tu es sûr que Lothario a vu encore avant-hier Frédérique à Enghien ?
- Je ne suis sûr de rien du tout. Laissons là ce sujet. Tu me dirais encore de me taire au premier mot qui m'échapperait. Causons politique, veux-tu ? Le gouvernement serre la bride au pays ; tant mieux ! c'est le moyen de le faire cabrer. La compression est le commencement de l'explosion. Les choses vont mal, en apparence, pour la liberté, c'est-à-dire qu'elles vont mal, en réalité, pour la monarchie.
Julius s'était remis à marcher avec des gestes d'impatience.
- L'on s'agite beaucoup dans les ventes, poursuivit Samuel en souriant et comme pour irriter l'impatience de Julius ; on s'agite aussi au dehors. On prépare les mines, les traînées sont prêtes ; le matin où l'on s'y attendra le moins, tout sautera... Et, à propos de vente, sais-tu que j'ai eu beau chercher, je ne suis pas encore parvenu à m'expliquer pourquoi on ne m'a plus jamais reparlé de toi ? On te soupçonnait de ne pas être Jules Hermelin, et l'on avait quelque semblant de raison. Une menace terrible pendait sur ta tête. On m'avait prévenu. Et puis, plus rien. Je sais bien que j'ai répondu de toi. Mais cela aurait dû plutôt me perdre que te sauver. Comment nous laisse-t-on si tranquilles ? Le sais-tu ?
- Tu ne veux pas me dire, recommença Julius, si tu es sûr que Lothario a revu avant-hier Frédérique ?
- « Ne me rapporte pas ce qu'ils font, ne me rapporte pas ce qu'ils disent, je ne veux plus rien savoir, » dit Samuel railleur, répétant à Julius ses propres paroles.
- Eh bien ! j'ai eu tort tout à l'heure, fit le comte d'Eberbach, j'aime encore mieux la vérité que l'incertitude.
- Tu n'es pas dégoûté.
- Parle, je t'en supplie. Est-il allé à Enghien ?...
Mais, pour que nos lecteurs jugent de l'impression que devait faire sur la nature faible de Julius chacun de ces mots tombant comme des gouttes d'eau bouillante, il faut que nous récapitulions tout ce qui s'était passé depuis son mariage avec Frédérique jusqu'au 15 avril 1830, jour où il avait cette conversation avec Samuel.
Grâce aux arrangements de Julius et au changement qu'il avait fait à ses dispositions testamentaires, il était désormais certain que Frédérique épouserait Lothario.
Premièrement, elle l'aimait. Samuel le savait trop.
Elle avait ensuite, pour obéir au testament du comte d'Eberbach, outre cette raison d'intérêt, secondaire sans doute pour elle, que sans cela elle n'hériterait pas, cette raison de charité, si puissante sur son esprit comme le sien, que Lothario n'hériterait non plus que si elle l'épousait.
Ainsi, l'amour, l'intérêt, le fond du cœur de l'homme, et la bonté, le fond du cœur de la femme, tout luttait contre la volonté de Samuel.
Et voilà donc pourquoi Samuel avait attendu si longtemps, pourquoi il aurait subi le caprice de Julius en lui donnant Frédérique, pourquoi il se serait soumis à cette souffrance de la voir familière avec un autre : pour aboutir à faire ce qu'il dépendait de lui de faire tout d'abord, pour la donner à Lothario. Tout son travail, tout son sacrifice, toute sa jalousie auraient été en pure perte.
Non, cela n'était pas possible ! Les choses ne pouvaient pas se terminer de cette façon ; il fallait chercher à préparer un autre dénouement. Il n'était pas temps que Julius mourût. Sa présence était nécessaire jusqu'à nouvel ordre.
Et Julius vécut.
Samuel changea brusquement d'idée.
Lui, si décidé, un moment auparavant, à vider d'un coup les quelques misérables gouttes de vie qui restaient au fond de ce corps épuisé, il n'eut plus qu'un désir, celui de remplir le vase, et il remit tout le sang qu'il put dans ses veines taries. Il chercha dans la science et dans l'imagination des remèdes héroïques. Cette guérison devait être presque une résurrection ; il fit des miracles. Pour se défaire de Julius, il était allé jusqu'au crime ; pour le conserver, il alla jusqu'au génie.
Il réussit, trop bien peut-être. Trop bien pour lui, et trop bien pour Julius.
Trop bien pour lui, car, à mesure que la santé revenait à Julius, la jalousie revenait à Samuel. Il avait bien voulu marier Frédérique à un agonisant qui allait mourir et qu'il allait y aider, mais il n'avait pas voulu la marier à un convalescent dans la force de l'âge, sinon de l'organisation, et dont les sens, s'ils ne pouvaient pas se rallumer, pouvaient retrouver encore des étincelles sous les cendres.
Aussi n'attendit-il pas le printemps pour trouver que la santé de Frédérique avait besoin de la campagne. Frédérique, élevée en plein air dans le jardin de Ménilmontant, et habituée à y passer même l'hiver, étouffait et s'étiolait entre quatre murs. En outre, Samuel profita de l'occasion pour parler déjà à Julius des inconvénients qu'il y avait sans doute, et pour le monde et pour eux-mêmes, à laisser Frédérique si près de Lothario, la fiancée si près de l'amoureux.
D'un autre côté, disait à Julius ce profond et rusé Samuel, éconduire Lothario et le laisser à Paris, ne serait-ce pas, de la part de Julius, une cruauté ? Ne serait-ce pas tourmenter à chaque minute Lothario de cette idée que Frédérique allât à la campagne ? et la jalousie de Lothario voulait qu'elle y allât seule.
Samuel, trois semaines après le mariage, était retourné loger à Ménilmontant. Frédérique ne pouvait donc y aller. On chercha dans les environs de Paris, et l'on trouva à Enghien une sorte de charmant petit château en briques rouges avec des volets verts, dont toutes les fenêtres s'ouvraient sur le soleil levant, sur un parc et sur le lac.
Le premier rayon de février y installa Frédérique.
Ce n'avait pas été sans tristesse que Julius s'était ainsi séparé de Frédérique. Non que son affection toute paternelle eût encore changé de caractère, mais il s'était accoutumé à la voir à tout instant. Il avait besoin de reposer ses yeux sur ce doux et jeune visage. La présence de Frédérique était nécessaire au peu d'existence qui lui restait. Elle de moins, la maison était vide. La santé s'en allait avec la garde-malade. Depuis qu'elle n'était plus là, Julius était déjà moins bien portant, et il se sentait tout prêt à retomber, cette fois pour toujours.
Il faisait ce sacrifice à la tranquillité de Lothario. Mais aussi le devoir de Lothario n'eût-il pas été, en revanche, de faire quelque chose pour Julius, qui faisait tant pour lui ? Il devait bien, enfin, cette marque de respect et de reconnaissance à son oncle, de patienter jusqu'à sa mort, et d'attendre, pour chercher des rencontres avec Frédérique, que les yeux du mari fussent fermés dans le tombeau.
Or, Lothario, du moins c'était ce que Julius croyait entrevoir dans les demi-aveux de Samuel, était bien loin d'avoir cette réserve et cette délicatesse.
Tout ce qu'il avait fait, c'était de consentir, après que le comte d'Eberbach avait donné sa démission d'ambassadeur, à rester le secrétaire de son successeur. De cette manière, il avait été occupé et retenu loin de Frédérique, il n'avait plus habité sous le même toit. Il avait compris qu'il fallait ménager les apparences, vivre visiblement loin de Frédérique, et retirer tout prétexte aux calomnies et aux médisances.
Mais les devoirs de sa place ne prenaient pas toutes ses heures. L'ambassade de Prusse n'était pas bien loin du magnifique hôtel où le comte d'Eberbach s'était installé, rue de l'Université, après avoir donné sa démission. Dès que Lothario avait un moment de liberté, il accourait faire visite à son oncle. C'était d'un neveu tout filial, et dans le commencement, Julius, si longtemps sevré de tendresse et de soins, se plaisait à regarder et à écouter ses deux amoureux, comme il les appelait.
Et puis, quand une apparence de santé lui revint, cette sollicitude de Lothario, devenue moins nécessaire, ne lui sembla plus aussi désintéressée. Ce fut alors que, sur le conseil de Samuel, Julius se décida à louer pour Frédérique la villa d'Enghien. Mais qu'arriva-t-il ? C'est que Lothario, qui n'avait pas de raison pour renoncer à ses chères habitudes, partagea ses visites entre Julius et Frédérique. Dès qu'un peu de soleil printanier brillait au ciel et dans son cœur, il montait à cheval et allait faire évaporer au grand air les idées qui lui bouillonnaient dans la tête.
Où allait-il ? « Du côté d'Enghien, » disait Samuel. Et, avant que Samuel le lui dît, la jalousie l'avait déjà dit à Julius.
Julius avait cru, en épousant Frédérique, redorer d'un dernier reflet de joie sa vie expirante : il n'avait fait que l'assombrir. Par une amère ironie, il souffrait précisément pour tout ce qui semblait devoir le rendre heureux. Frédérique devenue sa femme, Lothario de retour, la santé reparue, ces trois bonheurs le torturaient.
Avec quels regrets il se retournait vers ces semaines où, couché et moribond, croyant chaque jour qu'il ne verrait pas le lendemain, il était soigné par Frédérique, Lothario et Samuel réunis ! Alors sa maison et son cœur étaient au grand complet. Toutes les affections douces se penchaient à son chevet. Frédérique était là comme une fille, Lothario comme fils, Samuel comme un frère. C'était la famille. Maintenant Frédérique était absente, Lothario n'était plus qu'un rival, Samuel qu'un indifférent. C'était la solitude.
En lui, le père et l'ami souffraient profondément. Quant au mari, il n'osait pas l'analyser. étrange et lugubre position que la sienne ! Avoir épousé, malade et mourant, une fille plutôt qu'une femme ; l'avoir, du seuil de la tombe, léguée à un autre ; avoir dit à cet autre : « Elle est à toi plus qu'à moi, c'est toi qui es dès aujourd'hui son véritable époux ; moi, je ne suis que son père ; » avoir fait cela et revivre ! Sentir jour à jour remonter dans ses veines la vie ; se dire alors qu'on est marié à une jeune fille charmante, toute parfumée des fleurs et de la rosée de son printemps ; se dire qu'on possède une belle et douce créature, que la loi et la religion vous la donnent, et qu'on l'a donnée ! Penser qu'on lui a rendu sa parole et son indépendance, qu'on l'a autorisée à en aimer un autre, qu'elle peut être infidèle sans scrupule, et, sinon se donner, au moins se promettre ! Songer qu'on n'est plus pour elle qu'une gêne, un obstacle, un retard, que chaque jour qu'on s'obstine à vivre est un jour qu'on lui vole ! Assister, vivant et sans avoir le droit d'être jaloux, à l'amour de sa femme pour un rival qu'on s'est créé soi-même ? Quel plus intolérable supplice ?
Bien des fois, Julius se prit à désirer la mort, seul terme de ce poignant martyre. Par instants, il en voulait à Samuel de lui avoir conservé la vie. Il lui reprochait de lui avoir manqué de parole.
- Tu m'avais promis la mort pour plus tôt que cela, lui dit-il un jour.
Par moments, au contraire, il remerciait Samuel de l'avoir fait vivre. Puisque Frédérique et Lothario n'étaient pas bons pour lui, eh bien, il ne voulait pas être bon pour eux non plus. Il ne mourrait pas, il ne leur ferait pas ce plaisir. Il souffrirait, mais eux souffriraient aussi.
Samuel n'était pas beaucoup plus heureux que Julius. Lui aussi était jaloux, et doublement : jaloux de Lothario et jaloux de Julius. Et, de puis, dans cette âme vaste et sombre, toutes les passions s'exagéraient et prenaient les proportions démesurées et sinistres que les objets affectent aux heures crépusculaires.
Mais que faire ? Frédérique mariée, il n'avait plus prise sur elle que par cette reconnaissance qu'elle avait promise aux services rendus par lui à son enfance et à son adolescence.
Malheureusement, pour ce triste douteur, c'était là une médiocre garantie. Dans ses calculs, il comptait cette espérance pour zéro. Ne pouvant agir sur Frédérique, il agissait sur Julius. Ce fut Julius qu'il fit souffrir de sa souffrance. Ce fut Julius à qui il s'en prit à toute heure, qu'il tourmenta, qu'il secoua, et à qui il ne laissa pas une minute de répit. Son amertume et son envie firent si bien, que toutes les rêveries des jours de Julius, que tous les rêves de ses nuits furent traversés par la vision de Frédérique causant d'amour avec Lothario.
En agitant ainsi incessamment l'esprit débile de Julius, Samuel Gelb se proposait deux buts. D'abord Julius, mal remis de sa maladie, n'était pas de force à supporter ces émotions quotidiennes et violentes, et Samuel le rejetait par là dans cette faiblesse et dans cette prostration physique qui rassuraient sa jalousie vis-à-vis du mari.
Et puis, au moral, le comte d'Eberbach, peu à peu excité contre sa femme et son neveu, était toujours prêt à se jeter entre eux au moment où Samuel voudrait le faire l'instrument de sa jalousie vis-à-vis de l'amant.
Samuel donc se débarrassait ainsi en même temps de Julius par l'affaissement, et de Lothario par la colère de Julius.
Il va sans dire qu'il n'avait pas la maladresse grossière de dénoncer à Julius Lothario et Frédérique, et de les attaquer en face. Au contraire, il les défendait toujours. Il rapportait des apparences pour les trouver absurdes, des propos de domestiques pour les réfuter. Il justifiait Lothario et Frédérique de fautes dont on ne les accusait pas. Il avait eu l'habileté de tourner les choses de façon que c'était toujours Julius qui soupçonnait, et toujours lui qui disculpait.
Il y a dans l'Othello de Shakespeare deux admirables scènes où Iago souffle à l'esprit du Maure tous les noirs poisons de la jalousie. En commettant ce crime infâme, et en asservissant, avec toutes les raffineries de la férocité, le cœur d'Othello, Iago s'y prend de telle manière qu'il a l'air de lui rendre service, et qu'Othello le remercie avec effusion des coups de poignard qu'il lui donne. Il se passait entre Samuel et Julius quelque chose de comparable à ces deux scènes de l'éternel chef-d'œuvre.
Seulement, ici la situation se compliquait de ce que le Iago était amoureux de la Desdemone, et jaloux, lui aussi, du Cassio. La torture que Samuel voulait infliger à Julius, il l'éprouvait lui-même. Les transes qu'il communiquait, il les ressentait. Iago était en même temps Othello.
Il y avait deux mois et demi que Frédérique était à Enghien, le matin où Samuel et Julius avaient ensemble la conversation dont nos lecteurs ont entendu les premiers mots.
Nous en étions au moment où Julius demandait à Samuel s'il était bien sûr que Lothario fût allé à Enghien l'avant-veille.
- Je ne suis pas plus sûr qu'il y soit allé avant-hier, dit Samuel, que je ne suis sûr qu'il y soit allé aujourd'hui.
- Aujourd'hui ? demanda Julius. Est-ce qu'il est encore sorti à cheval ?
- Je l'ai rencontré en venant, répondit Samuel. Il était à cheval, en effet.
- Où l'as-tu rencontré ?
- Je venais de chez moi. Je l'ai rencontré sur le boulevard, à la hauteur de la rue du Faubourg-Saint-Denis. Qu'est-ce que cela prouve ?
- Cela prouve, dit Julius en s'asseyant et en s'accoudant sur la table, qu'il allait du côté d'Enghien.
- On peut aller du côté d'Enghien sans aller à Enghien, reprit Samuel en couvant Julius d'un regard froid ; et l'on peut aller à Enghien sans y aller pour Frédérique.
- Ainsi, tu penses qu'il y allait ? dit le comte d'Eberbach.
- Et quand ce serait, s'écria Samuel, comme irrité, quoi de plus naturel ? Nous sommes en avril ; les feuilles poussent, l'air est tiède et doux. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'un jeune homme qui a un cheval aime mieux l'haleine printanière des bois que l'haleine empestée des rues ? La vallée de Montmorency est célèbre et gracieuse. Il y a moins de foule qu'au bois de Boulogne. Pourquoi ne se promènerait-il pas par là ?
- Il rencontrera Frédérique, dit Julius, comme se parlant à lui-même.
- Il la rencontrerait, continua Samuel, que je suis encore obligé de t'avouer que je ne verrais encore là rien de miraculeux et de contre nature. La même brise d'avril qui fait chercher les bois à Lothario ne peut-elle pas les faire chercher à Frédérique ? Il sort de Paris, et il a raison ; elle sort de sa maison, et elle n'a pas tort. Pourquoi veux-tu qu'elle soit moins sensible à la douceur du temps que lui ? Une fois dehors, elle va aux endroits les plus charmants ; ne faut-il pas qu'il aille aux endroits les plus hideux ? Elle aime les bords du lac ; ne vas-tu pas exiger qu'il se mette à les haïr ? Alors crève-lui les yeux. Sortant au même moment et allant au même endroit, tu trouverais étrange qu'ils ne se rencontrassent pas. Et, après tout, il serait allé faire une visite à la femme de son oncle, le grand mal !
- Après ce que j'ai fait pour lui ! s'écria Julius en se levant de son fauteuil.
- Tu as été absurde, répondit froidement Samuel. Tu lui as donné ta femme, et tu veux qu'il la refuse.
- Qu'il la refuse ! dit Julius les poings serrés.
- Entendons-nous. Je n'accuse pas Frédérique, ni toi non plus. Nous sommes tous deux bien tranquilles sur sa pureté. Je ne parle que de son cœur. En d'autres termes, tu leur as dit : « Aimez-vous ! » Et maintenant, tu ne veux pas qu'ils s'aiment ?
- Je ne veux pas qu'ils se le disent.
- Mais c'est toi qui le leur as dit, insista l'implacable Samuel.
- Parce que j'ai été généreux pour lui et pour elle, reprit Julius, est-ce à eux de m'en punir, et doivent-ils me faire une souffrance du bonheur que je leur ai donné ? Ah ! tu as raison, il y a des instants où je trouve comme toi que j'ai été absurde, et où je me repens de ce que j'ai fait. Je m'en veux de ne pas leur avoir laissé leur souffrance, et de l'avoir prise pour moi. Ah ! Samuel, j'ai peur de devenir méchant. Je le reconnais aujourd'hui, la méchanceté n'est que l'impuissance.
Samuel réprima une contraction des lèvres imperceptible.
- N'ai-je pas fait pour eux tout ce que j'ai pu ? poursuivit Julius. N'ai-je pas tout sacrifié pour rassurer les plus ombrageuses appréhensions de Lothario ? Ne me suis-je pas comporté vis-à-vis de Frédérique comme envers la fiancée de mon fils ? J'ai poussé ce scrupule si loin que, tout cet hiver, je me suis imposé l'obligation stricte de ne jamais parler à Frédérique que devant toi, devant lui ou devant Mme Trichter. Jamais de tête-à-tête, pas même en plein jour. Et, au premier semblant de soleil, je me suis séparé d'elle, je l'ai installée à Enghien, et je suis resté ici. Voilà pourquoi je l'ai épousée : pour ne plus la voir ! Franchement, est-ce assez d'abnégation ?
- Tu n'as fait que ton devoir, répliqua Samuel impitoyable. Tu as subi les conséquences de ta première faute, tant pis pour toi. Qui te forçait à te mettre dans une situation aussi difficile ? Tu n'as que ce que tu mérites. Tu as donné Frédérique à Lothario ; elle lui appartient. Il faut donc, bon gré mal gré, que tu y renonces. En te séparant d'elle, tu payes ta dette, voilà tout.
- Ma dette ! s'écria Julius, agité par le calme de Samuel. Et Lothario ne me doit-il donc rien, lui ? A-t-il le droit de répondre au dévouement par l'égoïsme, au service par l'ingratitude ? Je ne lui ai pas donné Frédérique, je la lui ai léguée ; qu'il attende que je sois mort. Je respecte sa jalousie, pourquoi ne respecterait-il pas la mienne ?
- Il est le mari, et tu es le père, dit Samuel. Un mari peut être jaloux ; un père, non.
- Ah ! tu m'exaspères avec tes raisonnements qui me retournent sans pitié sur tous les côtés déchirants de mon imprudence ! Fausse et douloureuse destinée que la mienne ! Gardien d'une jeune fille qui porte mon nom, et dont je ne puis être ni le mari ni le père, je n'ai pas le droit de m'irriter de l'amour d'un autre pour ma femme, et il a le droit de s'offenser du mien.
- Je ne te dissimule pas, reprit Samuel avec son mauvais sourire, que ta position me paraît assez bizarre.
- Samuel, dit le pauvre malade, tu as une manière de me consoler qui redouble ma souffrance. Tu finiras par me rendre fou. Il y des moments où j'ai envie d'enlever Frédérique, ma femme après tout, et de l'emmener en Allemagne, à Eberbach. Il y a des moments où la tentation du suicide me prend.
- Te suicider ! répéta Samuel d'un certain ton.
- Oui, je le comprends, je vais mourir, n'est-ce pas ? C'est cela que tu veux dire ? Mais qu'elle vienne donc enfin, cette mort tant prédite ! N'ai-je donc pas été assez secoué, assez troublé, assez tourmenté depuis que je suis au monde ? J'ai bien gagné le repos. Ah ! que la tombe s'ouvre, et que le froid de la terre glace les dernières flammes qui me dévorent le cœur ! Mon bon Samuel, tu me réponds bien toujours au moins que je ne survivrai pas à mon mal ?
- Surtout si tu ajoutes à ton mal physique un mal moral imaginaire. à quoi diable cela te sert-il de t'inquiéter comme tu le fais ? D'abord, tu es sûr comme moi de la vertu de Frédérique.
- Je ne doute pas d'elle, interrompit Julius ; je doute de moi.
- Cela revient absolument au même, répondit Samuel Gelb. Mais, fût-elle perfide comme l'onde, est-ce qu'elle sort jamais seule ? Suppose que, dans la minute même où nous parlons, elle se promène sur les bords du lac, et que Lothario, après avoir mis son cheval à l'auberge, se soit dirigé précisément du côté où elle se promène, est-ce qu'elle n'a pas avec elle Mme Trichter, dont je suis sûr, et que je lui ai laissée pour te tranquilliser ? Est-ce qu'un domestique, que tu lui as choisi toi-même, ne l'accompagne pas à quelques pas de distance ? Tu es défendu contre Lothario et contre Frédérique. Ne te crée pas de chimères. Il y a toujours deux façons de prendre les choses. Pourquoi t'acharnes-tu à ne regarder que le mauvais côté de ta vie ? Certainement il dépend d'un esprit mal disposé de mal tourner les incidents les plus simples et les plus droits. Avec de la bonne volonté, il dépend de toi de te dire qu'il n'y a pas de gouvernante ni de domestique qui tiennent, que deux jeunes gens qui s'aiment, et qui ont le droit de s'aimer, et qui sont fiancés, ne sont pas embarrassés de s'entendre ; que les yeux sont souvent plus bavards que les bouches, et qu'un regard en dit plus long que tous les discours de la chambre des députés. Assurément, si tu tiens à te torturer, tu peux te persuader que, dans ce moment même, Frédérique et Lothario sont ensemble, se parlent des yeux, se disent... Mais qu'as-tu donc ? est-ce que tu vas tomber ?
Et Samuel retint Julius qui, en effet, chancelait.
- Ce n'est rien, dit Julius en se remettant un peu. Veux-tu me faire le plaisir de tirer cette sonnette ?
Samuel alla sonner.
Un domestique parut.
- Est-ce que tu sors ? demanda Samuel Gelb.
- Oui, dit Julius.
- Dans l'état où tu es ?
- Que m'importe !
- Où vas-tu donc ?
- à Enghien.
- Pourquoi faire ?
- Oh ! ce n'est pas pour les poignarder, sois tranquille, reprit Julius avec un sourire amer ; c'est uniquement pour les supplier.
- Les supplier ?
- Oui, les supplier. Ils ne sont pas méchants. Au fond, il est impossible qu'ils n'aient pas quelque reconnaissance pour moi. S'ils me torturent, c'est à leur insu. Je me suis trop posé en père. Ils m'ont pris au mot. Je leur dirai tout ce que je souffre, tout ce que j'ai fait pour eux, tout ce que je continuerai à faire, et, en retour, je les conjurerai d'avoir pitié de moi, de ne pas abuser de ma bonté, de ne pas me rendre leur bonheur en désespoir.
- Ah ! tu vas leur dire cela ? fit Samuel. Eh bien ! ce n'est peut-être pas un mauvais moyen.
- Je tâcherai, si je le puis, d'être encore une fois indulgent et paternel, reprit Julius. Je dis : je tâcherai, car il est bien possible aussi que de les surprendre là, ensemble, loin de moi, profitant de ma confiance et de mon affection pour me dérober une furtive entrevue, cela me mette hors de moi ! Il est bien possible que j'éclate, après m'être contenu si longtemps. Il est bien possible que je me décide brusquement, dans quelque accès de colère, à agir, à défaire ce que j'ai fait, à leur rendre à tous deux les insomnies qu'ils m'ont données. Allons ! ces chevaux ne seront donc jamais attelés !
La porte du cabinet se rouvrit, et le domestique reparut.
- La voiture attend, dit-il.
- Viens-tu avec moi ? dit Julius en se tournant vers Samuel.
- Oui, certes, répondit celui-ci. Pour toi, comme pour ces pauvres et innocents enfants, je ne te quitte pas dans les dispositions où je te vois.
Et il suivit Julius, qui était déjà dans l'escalier.

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