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Chapitre XXVII
L'araignée refait sa toile

En entrant dans la chambre de Frédérique, Samuel prit un air lugubre.
Son plan d'imposture était simple.
« Elle sait que je l'aime, s'était-il dit, et je vais lui demander sa main pour un autre. Ce n'est pas là une grande marque d'amour, pour elle qui ne sait pas à quel point je suis décidé à trancher ce nœud à peine noué. Eh bien ! justement, il faut que ce soit là une preuve d'amour. Il faut que je paraisse renoncer momentanément à elle, pour elle. Je profiterai de cette occasion pour me faire grand et généreux à ses yeux, et pour me donner le prestige d'une abnégation héroïque. Je vois maintenant que c'est toujours de cette façon qu'on réussit, et qu'il faut mentir pour qu'une femme vous croie et vous aime. J'aime Frédérique, je mentirai. »
Frédérique fut frappée de la figure morne de Samuel.
Elle le regarda tout inquiète.
- Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-elle. Est-ce que M. le comte d'Eberbach serait plus mal depuis que je l'ai quitté ?
- Non, tranquillisez-vous, Frédérique. Ce n'est pas lui qui est le plus malade ici.
- Qui donc est malade ?
- Asseyez-vous, dit Samuel ; j'ai à vous parler.
Frédérique s'assit ; Samuel prit une chaise près d'elle.
- Je vous écoute, reprit la jeune fille.
- Oui, dit Samuel, il y a, dans cette maison, dans cette chambre, quelqu'un qui souffre, à cette heure, plus que le comte d'Eberbach.
- Qui donc ?
- Moi.
- Vous, mon ami, s'écria Frédérique. Qu'avez-vous donc ?
- Quand vous nous avez laissés seuls tout à l'heure, le comte d'Eberbach et moi, Julius vous a dit que vous ne seriez pas absente de notre conversation. Il m'a, en effet, parlé de vous. Il a formé, à votre sujet, un rêve qui me jette dans la plus cruelle perplexité.
- Un rêve où je suis mêlée ?
- Un rêve qui dérange tous les miens. Je vous aime, Frédérique, vous le savez, et je crois que vous le sentez. J'ai pour vous autre chose qu'une affection paternelle ; je vous aime avec jalousie. Alors vous comprendrez et vous me pardonnerez le premier moment de douleur que m'a causé la prétention de Julius. Il m'a demandé votre main.
- Ma main ? Et pour qui ? balbutia la jeune fille, qui eut dans les yeux un éclair d'espérance.
Pour qui, en effet, le comte d'Eberbach pouvait-il demander la main de Frédérique, sinon pour son neveu, pour Lothario, dont il avait enfin compris le départ ou qui lui avait écrit sa confidence ?
Mais le premier mot de Samuel éteignit dans le cœur de la pauvre enfant cette aube d'espoir et de joie.
- Le comte d'Eberbach m'a demandé votre main pour lui, dit-il.
- Est-ce possible ? s'écria Frédérique atterrée.
- Cela devait arriver. Comment, en vous voyant si douce, si dévouée, si belle, tous les jours, à chaque instant, comment ne vous aurait-il pas aimée ? La pensée de se séparer de vous maintenant attriste sa convalescence. Il voudrait vous empêcher de le quitter jamais, et quel meilleur moyen de vous retenir près de lui que de vous épouser ?
« Il y en aurait un autre, » pensa Frédérique.
Mais elle ne dit pas une parole.
- Voilà donc sur quoi il m'a chargé de vous consulter, poursuivit Samuel ; il croit sa mort prochaine, et je crains qu'il n'ait trop raison ; et il voudrait, avant de mourir, avoir au moins la joie de vous nommer sa femme.

- Sa femme ! murmura Frédérique.
- Oui, comprenez-vous cet étrange caprice d'un cœur qui va cesser de battre ? Je sais bien qu'il ne vous demande absolument que de lui continuer cette affection filiale dont vous lui consolez ses dernières heures. Je sais bien qu'il vous respectera comme son enfant. Mais moi, qui vous aime, moi qui ai conçu et exprimé avant Julius le désir qui est ma vie, je ne puis supporter tranquillement qu'un autre, fût-ce un ami mourant, donne avant moi son nom à celle qui a promis de porter le mien.
- Je vous ai fait une promesse, en effet, dit lentement Frédérique, et vous pouvez compter que je la tiendrai. Je suis à vous, et vous n'aviez pas besoin de me consulter pour répondre à M. le comte d'Eberbach. je refuse.
- Oui, vous êtes un ange, dit Samuel ; mais moi, ai-je le droit d'abuser de votre générosité, et puis-je répondre à votre dévouement par mon égoïsme ? Faut-il que, pour me rendre heureux, deux êtres souffrent ? surtout quand ces deux êtres sont l'homme que j'aime comme un frère, et la femme que j'aime plus qu'une sœur ? Ne suis-je pas tenu, sous peine d'être un misérable, à renoncer à une joie d'où résulteraient pour lui la mort, pour vous la pauvreté ?
Il s'arrêta, comme luttant et reprenant des forces pour un sacrifice.
Il reprit :
- Mon ami se meurt. Il ne vit plus que par cette espérance suprême. La briser, c'est briser son existence. C'est véritablement un meurtre. Le dissuader de cette pensée ? impossible. Il y tient avec cette obstination passionnée qui est particulière aux enfants et aux mourants. Mon amitié lutte douloureusement avec mon amour. Je sens qu'il y a presque un crime à refuser à une pauvre âme qui va s'éteignant cette joie suprême qui ne fait tort à personne dans ce monde et qui lui ferait emporter dans l'autre un sourire.
- Vous êtes bon, dit Frédérique, touchée de l'accent dont Samuel prononçait ces paroles généreuses.
- Mais ce n'est pas à Julius que je pense surtout, reprit Samuel, je pense à vous. Ce mariage vous fait à l'instant même riche à millions, et donne à votre beauté, à votre esprit, à votre cœur si charmant, la plus magnifique et la plus éblouissante bordure que vous ayez jamais pu entrevoir dans le plus téméraire de vos rêves. Ai-je le droit de vous priver de cet avenir de flamme et de splendeur ? Puis-je le vouloir, si je vous aime ? Ce serait à maudire l'amour, s'il consistait à appauvrir une femme qu'on aime ! Je ne veux pas que vous me maudissiez.
- Ne craignez rien, mon ami, répondit Frédérique attendrie. Vous me connaissez trop pour croire que j'attache tant d'importance à l'argent. Je ne sais pas ce qu'on peut en faire. élevée dans la solitude, je n'ai jamais eu de besoins, et j'ignore à quoi peut servir le luxe. N'ayez donc pas peur que je vous reproche jamais de m'avoir fait manquer une occasion de richesse. Si M. le comte d'Eberbach était pauvre, et s'il n'y avait là que les derniers jours d'une noble existence à consoler, j'aurais pu regretter de n'être pas libre. Mais, du moment qu'il s'agit d'argent, je suis heureuse de pouvoir vous prouver qu'entre la richesse et vous, je ne préférerai jamais la richesse.
« Diable ! j'ai été trop touchant, pensa Samuel. Modérons le sentiment. »
Et, serrant la main de Frédérique :
- Merci, dit-il ; je n'oublierai jamais ce que vous venez de me dire ; mais je n'accepte pas. D'ailleurs, il ne faut rien s'exagérer. Je me raisonnerai. Ce mariage, je le sais trop, ne sera pas de ceux dont la jalousie la plus ombrageuse puisse s'effaroucher. C'est un moment à attendre. Et ce moment sera court, je vous en réponds.
Il prononça ces derniers mots d'un ton résolu et singulier qui fit frissonner Frédérique.
- Il est donc bien malade ? demanda-t-elle.
- Oh ! il n'a pas six mois à vivre, si cela peut s'appeler vivre que de languir, inerte et expirant sur un fauteuil. Aussi ce n'est pas lui que je redoute.
- Qui donc redoutez-vous ? dit Frédérique.
- Vous, reprit Samuel après un silence.
- Comment ? fit-elle, ne comprenant pas ce qu'il voulait dire.
- Vous avez bien pu, orpheline et pauvre, me permettre de vous aimer et me promettre que vous seriez à moi. Mais quand vous serez comtesse d'Eberbach et riche...
- N'achevez pas, interrompit-elle. Mon présent, mon avenir, quels qu'ils soient, ne peuvent pas faire que mon passé ne soit pas. Et c'est mon passé qui me lie à vous.
« Allons donc ! » pensa Samuel.
- Je vous répète ici, poursuivit Frédérique, ce que je vous ai dit à Ménilmontant. Je vous appartiens. Si vous me défendez de céder au dernier vœu du comte d'Eberbach, je vous obéirai. Si vous croyez que nous devons lui faire cette suprême joie, je ne refuserai pas d'adoucir à un mourant le rude passage de cette vie à l'autre ; mais mon engagement vis-à-vis de vous ne sera pas rompu pour cela. Ce sera un ajournement, rien de plus. Qu'est-ce que la richesse et le rang peuvent faire au sentiment et au devoir ? Ne serai-je pas toujours celle que vous avez recueillie et élevée ? Ne vous devrai-je pas toujours d'être au monde ? Mon changement de fortune ne sera qu'une raison de plus d'être à vous. Je ne cesserai pas d'être votre débitrice, juste au moment où je pourrais vous payer. Quand j'étais pauvre, vous veniez ; si je suis riche, j'irai à vous.
- Merci ! s'écria Samuel, joyeux pour de bon et sans mélange, cette fois. Cette certitude me donnera la force de m'immoler au bonheur de Julius. Ainsi, vous acceptez ?
- M'y autorisez-vous ? dit-elle.
- C'est moi maintenant qui vous en prie, dit Samuel.
- Alors j'accepte.
- Je vais porter cette bonne nouvelle à Julius tout de suite, car il doit attendre dans une impatience cruelle. à bientôt, et encore merci.
Il sortit, laissant Frédérique en proie à une émotion inexprimable.
Elle, la femme du comte d'Eberbach ! Cette brusque modification dans sa destinée la troublait profondément. Ce n'est pas qu'elle se sentit triste. Elle avait pour le comte une tendresse réelle et sincère. Certes, un tel mariage ne répondait guère à l'idée qu'elle s'était faite dans ses rêveries du bonheur et de l'amour. Ce n'était pas cette intimité affectueuse d'une part, respectueuse de l'autre, qu'elle s'était figurée en pensant à l'homme dont elle serait la femme. Mais ce n'était pas entre le comte d'Eberbach et Lothario qu'elle avait le choix, c'était entre le comte d'Eberbach et Samuel Gelb.
Et, à tout prendre, la nature fraternelle et facile de Julius lui faisait moins peur que le caractère sévère et dominateur de Samuel.
Samuel, en sortant de la chambre de Frédérique, ne rentra pas tout d'abord dans celle de Julius, mais s'arrêta dans la pièce qui la précédait, et, appuyant son front à la croisée, promenant ses doigts sur les vitres, et regardant machinalement dans la cour, respira et songea. Il avait besoin, si fort qu'il fût, de se reposer un instant de la dure besogne qu'il venait de commencer et qu'il allait poursuivre.
La joie n'était jamais qu'un éclair dans cette âme sombre et profonde. En rentrant chez Julius, le plaisir qu'il avait éprouvé à arracher le consentement de Frédérique, et à lui faire promettre qu'elle serait à lui après comme avant la richesse, était déjà totalement éclipsé et avait fait place à un nuage de maussaderie amère.
« Voilà donc où j'en suis arrivé à force d'habileté, de combinaisons et de fatigue, se disait-il. J'en suis arrivé à ne plus compter que sur la vertu humaine : Je compte sur la parole de Frédérique et sur la noblesse de Julius !
» Tout mon plan est basé sur ceci, que Frédérique, une fois riche, une fois comtesse, une fois libre de tout ce qui la maintient en mon pouvoir, se souviendra du serment qu'elle m'a fait pauvre et ployée ; que la comtesse se souviendra du bâtard, que le million se souviendra du pauvre ! Tout mon avenir, tous mes calculs, toute ma grandeur, toute ma solidité reposent sur ce sable mouvant : la fidélité d'une femme.
» Quant à Julius et à sa promesse de traiter Frédérique en fille et non autrement, je m'arrangerai de façon qu'il n'ait pas le temps de faiblir. Il l'a voulu, tant pis pour lui ! Je ne pouvais pas faire autrement. Les pères meurent avant les enfants. C'est la loi de la nature. Il mourra avant Frédérique, il mourra le jour de son mariage. C'est dit.
» Tout est pour le mieux. Julius mort, je ramènerai Frédérique à Ménilmontant. Je suis son tuteur. Le moins que puisse faire Julius, c'est de me nommer son exécuteur testamentaire. Je tiendrai Frédérique éloignée de Lothario.
» Pendant ce temps, les événements politiques suivront leur cours. Le ministère Polignac est un défi auquel la France va répondre par une révolution. évidemment, cette révolution d'un grand peuple échappera aux mains qui prétendent la diriger. Elle ira au delà de leur volonté et les noiera dans son courant. Je serai puissant, je serai riche, je serai ce que je voudrai, je dominerai ce chaos qui va résulter d'un monde qui se dissout et d'un monde qui se constitue. Je tiendrai Frédérique par l'admiration. Que sera ce puéril Lothario, à côté du Napoléon de la démocratie !
» L'avenir est à moi. Tous vont m'aimer, tous vont me bénir.
» à commencer par Julius lui-même. Hé ! hé ! c'est vrai ! il me devra de mourir en plein bonheur, lui qui végétait dans l'apathie et dans la satiété.
» Mais hâtons-nous de tout terminer, de crainte que Lothario ne revienne trop tôt, et ne nous mette des bâtons dans les roues. »
Et il entra dans la chambre de Julius.

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