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Chapitre XX
Isolement

Julius, comme tous les hommes usés par une existence de travail ou de plaisir, ne retrouvait un peu d'action et d'entrain que le soir et la nuit, après s'être longuement remis dans le courant de la vie. Le matin, après un sommeil difficile et agité, il se retrouvait las, abattu, brisé.
Ce fut ainsi qu'il se réveilla le lendemain de la représentation de la Muette et de la séance de la vente. Il se retourna vingt fois sur son lit, essayant de se rendormir, énervé, ennuyé, sans résolution et sans énergie.
Le jour qui filtrait à travers ses rideaux fermés lui causa une impression de dégoût, et il eut un mouvement d'humeur et d'irritation en sentant qu'il fallait se remettre à vivre.
Il y avait, sur une petite table à côté de son lit, un flacon de cristal. Il y prit trois ou quatre globules de phosphore, qu'il avala pour se remonter. Cordial mortel, pris à cette dose !
Samuel, à sa prière, lui avait préparé ces globules en lui recommandant de n'en prendre jamais qu'un à la fois et à de longs intervalles.
Mais Julius, peu soucieux de la vie, en prenait presque tous les jours, et en était venu à doubler, tripler la dose, pour que le phosphore conservât son effet.
Le physique ranimé ranima le moral. Un moment après avoir pris les globules, le comte d'Eberbach se sentit presque vivant.
Il sonna, et son valet de chambre vint l'habiller. Il se fit raser, acheva sa toilette à la hâte, demanda sa voiture, et se fit conduire à l'île Saint-Louis, chez Olympia.
Il était à peine neuf heures.
En route, son sang se mit à circuler, grâce au phosphore et aux secousses de la voiture. Il retrouva en lui presque tout son amour pour cette image de Christiane.
« Oui, par le ciel ! pensait-il, ce serait un véritable malheur pour moi si Olympia était partie. Il me semble que mon reste d'âme me manquerait. La divine étincelle de Christiane sera éteinte. Mais bah ! je suis bien bon de croire qu'Olympia ait pensé seulement à partir. C'est Samuel qui m'a dit cela pour m'inquiéter et pour m'exciter. En eût-elle eu un moment l'idée, son projet se sera évanoui à l'aube avec ses rêves. Je vais la déranger, et elle ne concevra pas pourquoi je viens la troubler si matin. »
Quand il arriva, Julius vit une voiture à la porte de la cantatrice. Mais, dans son trouble, il n'en remarqua pas une autre, aux stores hermétiquement fermés, arrêtée quelques pas plus loin.
La dent de la jalousie le mordit au cœur.
- Ah çà ! murmura-t-il entre ses lèvres serrées, est-ce que je vais la déranger plus que je ne le croyais ? Il paraît qu'elle reçoit des visites plus matinales que la mienne.
Il entra dans la cour et monta sans parler au portier.
La porte de l'antichambre était ouverte. Il y trouva lord Drummond parlementant avec le domestique de confiance d'Olympia.
- Est-ce que la signora Olympia ne reçoit pas encore ? demanda Julius.
- Elles est partie, dit lord Drummond.
- Partie ! s'écria Julius.
- Cette nuit, à quatre heures, dit le domestique.
- C'est trop vrai, ajouta lord Drummond. Elle a laissé ce billet pour nous deux, à notre adresse commune.
Et il tendit à Julius une lettre décachetée.
- J'avais quitté la signora à la sortie du spectacle, reprit lord Drummond, et j'espérais l'avoir convaincue qu'elle devait rester à Paris. Pourtant, ce matin, inquiet, j'accours, je vous précède de quelques minutes, et je trouve ce billet que j'ai pris la liberté de décacheter. Lisez.
Julius lut.
Je pars pour Venise, par le plus long. Qui m'aime m'y suive.
OLYMPIA.
- Si c'est une épreuve, dit lord Drummond, je n'en aurai pas le démenti. Je vous quitte, monsieur le comte, et je vous avertis que je vais commander des chevaux à l'instant même. En arrivant à Venise, Olympia m'y trouvera. Vous ne venez pas avec moi ?
- Je suis ambassadeur à Paris, et non à Venise, dit Julius pâle et morne.
- C'est juste. En ce cas, adieu.
- Bon voyage !
Ils se serrèrent la main, et lord Drummond sortit.
Julius mit sa bourse dans la main du domestique.
- Je veux visiter l'appartement, dit-il.
- Comme il plaira à Son Excellence, dit le valet.
Julius parcourut toutes ces pièces, encombrées de malles à moitié faites et de meubles en désordre. Il n'y avait pas à douter : Olympia était réellement partie ! Julius se sentit le cœur serré à mourir, et quitta en toute hâte ces chambres pleines, pour ainsi parler, de l'absence d'Olympia.
En bas, il retrouva sa voiture et y monta. Celle de lord Drummond n'y était plus.
- à l'hôtel ! dit Julius au valet de pied.
Les chevaux partirent au galop. La voiture stationnée quelques maisons plus loin se mit à suivre celle de Julius.
Rejoindre Olympia ! Julius, dans sa première angoisse, y pensa aussitôt. Mais quoi ! son métier d'ambassadeur le retenait à Paris. Et d'ailleurs, quand il pourrait retrouver cette femme, à quoi bon ? Une artiste fantasque et volontaire, amoureuse seulement de l'art ? Certes, celle ne l'aimait pas. Lui-même, était-il sûr de l'aimer ?
Et cependant il avait beau se dire cela, il sentait que ce départ brisait quelque chose dans son cœur. Cette femme lui emportait un peu de sa vie. Eh bien, tant mieux ! son seul regret était qu'elle ne l'emportât pas toute.
La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel de l'ambassade ; mais Julius ne descendit pas.
- Allez demander si Lothario y est, dit-il au valet.
Lothario était sorti.
- Alors, dites au cocher de me mener chez la princesse.
La voiture qui suivait celle de Julius s'était arrêtée et repartit en même temps qu'elle. De nouveau, elle s'arrêta après deux minutes de marche.
Olympia, qui s'y tenait avec Gamba, se précipita au store fermé qu'elle entrouvrit à demi, et vit distinctement Julius descendre à l'hôtel qu'occupait la princesse.
Olympia se rejeta précipitamment en arrière.
- C'est tout ce que je voulais voir ! dit-elle avec un sourire d'amertume. Il a sa consolation ! Gamba, tu peux dire au cocher de rebrousser chemin et de nous conduire à la barrière du Trône, où nous attend la chaise de poste.
- Ainsi, nous partons décidément ? demanda Gamba.
- Oui.
Gamba commença un bond de joie sur lui-même.
Mais il s'arrêta en voyant deux larmes couler sur les joues pâles d'Olympia.
Il donna l'ordre au cocher, qui repartit sur-le-champ.
Cependant Julius était reçu par les gens de la princesse avec une sorte de surprise et d'embarras, comme quelqu'un qu'on ne compte pas voir.
On le fit entrer au salon. Il attendit près d'une demi-heure.
La princesse vint alors, enveloppée d'une robe de chambre, maussade, comme dérangée et impatiente.
Elle dit à peine à Julius de s'asseoir.
- Vous étiez occupée ? dit-il
- Non, dit-elle d'un air qui voulait dire oui. Aussi, vient-on à dix ou onze heures du matin chez les gens !
- Vous étiez avec quelqu'un ? reprit-il.
- Peut-être, répondit-elle froidement. Et comment va la signora Olympia ? demanda-t-elle d'un ton brusque.
- Elle est partie ce matin pour Venise, dit Julius. Je sors de chez elle, je n'ai trouvé personne.
- Vous sortez de chez elle ! répliqua aigrement la princesse, et, comme vous n'avez trouvé personne, vous venez chez moi. Mais vraiment, je dois bien de la reconnaissance à cette chanteuse et à son départ, qui me vaut votre visite ; vous êtes vraiment trop bon de me donner le rebut de vos actrices.
- Pardon ! je souffre... je ne comprends rien à l'accueil que vous me faites, dit Julius, fatigué d'avance de la scène qu'il prévoyait.
- Vous ne comprenez rien, c'est pourtant clair. Hier, vous me donnez rendez-vous à l'Opéra ; au moment où j'entre, vous sortez. Je vous arrête presque de force ; un quart d'heure après, vous me quittez, sous prétexte de rejoindre un de vos amis. Ce matin, la première personne chez qui vous courez, c'est cette chanteuse. Je vous prie de croire que je n'en suis pas venue à ce degré que de pareilles manières puissent m'aller. Si vous ne pouvez me donner que celles de vos heures que vous laissent vos amis et vos chanteuses, vous pourrez garder ces heures-là avec les autres.
- C'est une rupture ? dit Julius en se levant.
- Prenez-le comme il vous plaira, répondit la princesse en le levant aussi.
- Je suppose que vous avez une meilleure raison que le prétexte que vous m'avez donné, dit Julius ; mais je ne me sens plus d'âge ni de caractère à forcer la serrure du secret d'une femme. Quand vous désirerez me voir, je suis à vos ordres. Je vous demande humblement pardon de vous avoir si mal à propos dérangée.
Et, s'inclinant profondément, il sortit du salon.
« Allons, se dit-il en descendant l'escalier, je suis remplacé, et elle me fait une scène pour m'empêcher de lui en faire une. Eh bien ! tant mieux, ma foi ! c'est une chaîne de moins qui m'embarrassera, et ce n'était pas la moins compliquée ! Hélas ! hélas ! ne nous ne le dissimulons pas, pourtant, c'est de ces chaînes-là qu'est faite la trame de la vie, et, quand plusieurs se brisent, l'étoffe se rompt. »
Il se fit ramener à son hôtel.
- Lothario est-il rentré ? demanda-t-il dans l'antichambre.
- Oui, Excellence.
- Priez-le de venir me parler.
Un moment après, Lothario entra.
- Vous m'avez fait demander, monsieur ? dit-il.
- Deux fois, dit Julius. Tu es sorti de bonne heure, ce matin.
- Vous aviez quelque chose à me dire, mon oncle ? interrompit Lothario.
- Rien. Je voulais seulement te voir. J'avais besoin de voir un visage ami. J'ai passé une triste matinée. Tu sais bien, Olympia...
- Oui, Olympia... répéta machinalement Lothario, comme songeant à autre chose.
En effet, au moment où le comte d'Eberbach avait fait appeler son neveu, le domestique chargé de porter à Ménilmontant les deux lettres qu'il avait écrites à Frédérique et à Samuel n'était pas encore de retour. Lothario attendait la réponse avec anxiété, et toute sa pensée était à Ménilmontant.
- Eh bien ! continua Julius, Olympia est partie.
- Elle est partie ? dit Lothario.
- Pour Venise. Je crains, ami, qu'elle ne fasse dans ma vie un plus grand vide que je ne croyais. Pour le combler, je suis allé tout à l'heure chez la princesse. Justement, elle était de l'humeur la plus maussade que je lui aie jamais trouvée. J'étais mal disposé aussi, de sorte que nous nous sommes brouillés sur le coup. Admires-tu ma chance, mon pauvre enfant ? Me voilà désormais parfaitement isolé. Mais tu me restes, toi. Tu conçois mon souci. Toi qui est jeune, heureux et fort, il faut que tu me relèves, que tu me consoles. Tu es le seul être au monde qui me soit attaché. Tu m'aimes bien, n'est-ce pas, Lothario ?
- Sans doute, cher oncle, répondit Lothario préoccupé.
- Qu'est-ce que nous pourrions faire aujourd'hui ? reprit Julius. Si tu arrangeais quelque partie, veux-tu ? pour toi de plaisir, pour moi d'oubli.
- Certainement, dit Lothario en se dirigeant rapidement vers la porte.,
- Eh bien ! qu'as-tu donc ? s'écria Julius étonné.
- Rien, dit Lothario. J'avais cru entendre qu'on m'appelait. Je me suis trompé.
Il revint, essaya d'écouter son oncle et de lui répondre. Mais sa distraction était plus forte que sa volonté. Il avait beau s'intéresser aux peines du comte d'Eberbach, son cœur faisait trop de bruit pour qu'il pût rien entendre à l'extérieur. Il lui semblait à chaque seconde que la porte allait s'ouvrir, et il avait des tressaillements subits à l'idée de la lettre qu'il allait recevoir.
Julius remarqua enfin la préoccupation de son neveu, et secoua lugubrement la tête.
« C'est tout simple, se dit-il, je l'ennuie ! à son âge, il a en effet mieux à faire que d'écouter les condoléances d'un cœur épuisé. Les rides effarouchent les sourires, et mai ne va pas côte à côte avec novembre. Gardons mon nuage, et laissons-lui son rayon. »
- Allons, maintenant que je t'ai vu, dit-il à Lothario, tu peux aller à tes affaires ou à tes joies. Va, mon enfant.
Lothario ne se le fit pas dire deux fois ; il serra la main de son oncle, et monta à sa chambre, dont les fenêtres, donnant sur la cour, lui permettaient de voir une minute plus tôt le retour du domestique.
Ainsi donc Julius était seul sur terre. Maîtresse, famille, tout l'abandonnait. Christiane était morte ; Olympia était partie ; la princesse était courroucée ; Lothario était jeune ! De tous ceux qui s'étaient mêlés à sa vie, un seul être restait auquel il ne se fût pas adressé ce matin, Samuel. Mais Julius connaissait trop Samuel Gelb pour aller lui demander le dévouement qui console. L'ironie et le sarcasme qui désespèrent, à la bonne heure !
Quelle raison donc pouvait le retenir à la vie ? Il avait assez pris part aux affaires publiques pour n'y pas trouver matière à appliquer une intelligence d'homme ; mais il avait vu de trop près le néant des individualités, et avec quelle facilité les intrigues et les événements brisent ceux qui se croient le plus nécessaires. Pouvait-il s'attacher réellement à une œuvre que pouvait renverser brusquement le caprice d'une femme ? Pouvait-il se vouer à un rêve que la princesse, par exemple, interromprait quand il lui plairait en le faisant rappeler ?
Le moyen l'avait dégoûté du but, et il ne s'était pas senti le cœur de s'intéresser à une politique qui exigeait que, pour gouverner un pays, on se fît le pantin d'une femme.
Le comte d'Eberbach était dans un de ces instants où l'on joue volontiers sa vie à pile ou face ; mais l'idée du suicide ne lui vint même pas. à quoi bon se tuer ? ce n'en était pas la peine. Avec un peu de patience, il sentait qu'il allait mourir.
En ce moment, son valet de chambre entra.
- Qu'est-ce ? dit brusquement Julius.
- Quelqu'un demande à parler à Son Excellence, dit le valet.
- Je n'y suis pour personne, répliqua Julius.
Le valet sortit.
Quelque minutes après, il revint.
- Qu'est-ce encore ? demanda Julius avec impatience.
- Je demande pardon à monseigneur, dit le valet ; mais c'est la personne que j'ai déjà annoncée.
- Je vous ai dit que je n'y étais pas.
- Je l'ai dit, Excellence. Mais cette personne insiste, jurant qu'elle a à vous communiquer des choses de la dernière importance, et qu'elle n'a qu'un mot à vous dire, mais que votre existence dépend de ce mot.
- Bah ! dit Julius en haussant les épaules. Un prexte pour passer la porte.
- Je ne crois pas, fit le valet. Cette jeune personne a l'air si émue qu'elle doit être sincère.
- C'est une jeune fille ? dit Julius.
- Oui, monseigneur, une toute jeune fille, autant qu'on en peut juger à travers son voile ; une Allemande. Elle a avec elle sa gouvernante, une Allemande aussi.
- Que m'importe ? reprit Julius. Dites à cette jeune fille que je suis occupé dans ce moment, et que je ne puis la recevoir.
Le valet allait sortir. Julius, changeant d'idée tout à coup, comme les êtres flottants qui ne tiennent à rien, le rappela.
- Après tout, si elle n'a qu'un mot à me dire, qu'elle entre. C'est une femme, et c'est une compatriote. Ce sont deux titres pour qu'elle n'ait pas fait une démarche inutile.
Le valet sortit et reparut aussitôt, introduisant une jeune fille voilée et toute tremblante.
La femme qui accompagnait la jeune fille était restée dans la salle d'à côté.



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