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Chapitre II
Nostradamus

La fière mine et l'assurance originale de l'astrologue eurent bientôt attiré autour de lui un groupe curieux et joyeux.
- Eh bien ! lui dit le comte de Bellay, si tu es le vrai Nostradamus, pourquoi ne nous dis-tu pas la bonne aventure ?
- Je vous dirai toutes les bonnes aventures que vous voudrez, reprit Nostradamus, et d'abord la bonne aventure du passé. Car, savez-vous seulement qui vous êtes, et connaissez-vous la vie de celui dont vous portez le costume ?
- Ma foi ! non, dit le comte.
- Eh bien ! je vais vous la dire.
Et aussitôt Nostradamus de refaire en quelques phrases rapides le caractère et l'existence du personnage que ressuscitait le comte. La foule s'amassait, de plus en plus avide, autour du conteur, et chacun à son tour le questionnait sur son rôle. Nostradamus saisissait au vol toutes les interrogations, et, sans jamais paraître embarrassé, il racontait à tous les déguisements leur histoire avec une verve et une science surprenantes.
Ce qui donna plus de piquant encore à ces improvisations érudites, c'est qu'on ne tarda pas à s'apercevoir que, soit hasard, soit malice, Nostradamus prenait dans la vie des morts représentés les aventures qui se rapportaient à la vie des vivants qui les représentaient, et, sous forme de chronique et d'événements anciens, disait les faits d'hier et les intrigues récentes.
C'était juste assez voilé pour que les héros ne se reconnussent pas, et assez transparent pour que la galerie les reconnût.
Au fond, pour des observateurs moins frivoles que des gens de cour et de plaisir, il y avait par moments, dans cette verve historique, comme un sentiment d'amère joie à étaler les plaies de la société, les mystères des alcôves et la litanie des scandales. Ces plaisanteries, toujours élégantes et polies, laissaient percer souvent la griffe des allusions amères.
Parfois ceux que le costume faisait mari et femme étaient mariés en effet par la médisance des salons. Parfois une coïncidence curieuse donnait à un marquis trop heureux aux cartes le costume d'un mort connu par ses tricheries au jeu, péché véniel au seizième siècle, et dont les rois eux-mêmes ne se défendaient pas. Parfois, au contraire, un contraste non moins amusant faisait que le personnage d'un mari célèbre pour avoir tué l'amant de sa femme était représenté par un de ces maris complaisants qui apprécient la douceur de la vie à trois. Nostradamus profitait et abusait de ces ressemblances et de ces contradictions.
De là mille éclats de rire et un vivant tumulte qui faisaient abonder la foule de tous les coins du bal. Parmi les curieux qu'attirait le joyeux vacarme, il y en eut un dont l'arrivée sembla tout à coup frapper Nostradamus.
C'était l'ambassadeur de Prusse, un homme jeune encore, quarante ans à peine, mais vieilli, incliné, fatigué, le front sillonné de jeunes rides sous des mèches de cheveux blanchis. On devinait, en voyant cette figure plus âgée que son âge, une vie évidemment usée par les deux bouts : d'un côté par la douleur ou la pensée ; de l'autre par le plaisir.
Arrivé à Paris depuis cinq ou six jours seulement, présenté la veille au roi, l'ambassadeur de Prusse n'était pas de la mascarade ; il était en habit de cour.
Quand il se trouva face à face avec Nostradamus, tous deux tressaillirent.
Ils se regardèrent un moment, mais ils eurent l'air de ne pas se reconnaître. S'ils se connaissaient, il y avait sans doute de longues années qu'ils ne s'étaient vus ; l'un avait vieilli assez vite, et l'autre était assez déguisé pour qu'ils pussent se retrouver sans se reconnaître s'ils s'étaient perdus de vue.
Néanmoins, un étrange ressouvenir parut les frapper tous deux. Le regard éteint de l'ambassadeur et le regard ardent de l'astrologue se croisèrent avec une émotions singulière. Et quand la foule les sépara, ils se retournèrent pour se voir encore.
à ce moment, un maître des cérémonies vint demander le silence au groupe moqueur et rieur.
Un intermède de chant allait varier le bal.
Tous se turent.
Presque aussitôt, de derrière un paravent de laque de Chine, une voix de femme s'éleva, chantant la romance du Saule.
à la première note de cette voix, Nostradamus tressaillit. Puis, soudain, il chercha des yeux l'ambassadeur de Prusse.
L'ambassadeur s'était rapproché pour entendre le chant. Par un rapport étrange, il avait éprouvé le même tressaillement que l'astrologue, et l'on eût dit qu'il venait de recevoir une commotion électrique.
Au reste, la musique et la voix de la chanteuse étaient de nature à expliquer toutes les émotions et tous les élans. L'ambassadeur et l'astrologue ne furent pas les seuls certainement à être frappés du saisissant contraste que faisait avec le bal joyeux et étincelant la plainte nocturne de Desdemona. Jamais ce noir pressentiment qui s'abat sur l'âme de la jeune Vénitienne, comme l'ombre des ailes de la mort toute proche, jamais ces attendrissements et ces défaillances d'un pauvre cœur de femme qui se sent trop faible contre la destinée, jamais cette lugubre et charmante agonie n'avait été comprise et rendue avec cette poésie profonde et cette mélancolie poignante. La chanteuse dépassait Rossini et atteignait Shakespeare.
Qui était cette femme dont la voix avait tant d'âme ? Cachée derrière le paravent, on l'entendait sans la voir. Ce n'était la voix d'aucune cantatrice connue à Paris, ni celle de Mme Malibran, ni celle de Mlle Sontag. Comment une voix pareille pouvait-elle être ignorée dans la capitale de l'art ? De temps en temps, l'astrologue levait son regard clair et perçant sur l'ambassadeur, qu'il trouvait absorbé, les yeux fixes et en proie à une anxiété indéfinissable.
Mais si l'astrologue avait aperçu en ce moment lord Drummond, le seigneur qui l'avait amené, le sourire d'extase qu'il eût vu éclater sur son visage l'aurait intrigué bien davantage, s'il ne l'eût éclairé un peu.
Quand l'admirable voix se tut, Mme la duchesse de Berry donna le signal des applaudissements et des bravos, qui ruisselèrent de toutes les mains et de toutes les bouches.
Puis il se fit un profond silence, comme si l'émotion du chant pesait encore sur les poitrines oppressées. La douleur de Desdemona avait passé dans toutes ces âmes tout à l'heure si frivoles et si heureuses.
La duchesse de Berry voulut rompre ce charme de tristesse qui menaçait d'assombrir sa fête.
- Eh bien ! dit-elle, il me semble qu'on riait beaucoup de ce côté tout à l'heure ? Qu'est-ce donc que disait Nostradamus ?
- Madame, répondit M. de Damas, il disait la bonne aventure.
- Qu'on me l'amène, repartit la duchesse. Je suis curieuse qu'il me dise la mienne.
- Me voici aux ordres de Votre Altesse, dit l'astrologue, qui avait entendu.
La foule s'empressa autour de la duchesse et de l'astrologue, désirant voir comment celui-ci s'en tirerait cette fois. Jusqu'ici, il avait raillé et fait rire ; mais le sexe et le rang de la duchesse lui ôtaient cette ressource, et l'on se demandait comment son esprit résisterait à sa courtoisie.
Mais l'accent et le visage de l'astrologue changèrent subitement, et ce fut d'un ton grave et presque solennel qu'il répondit à la duchesse.
- Madame, dit-il, je n'ai conté à ces messieurs que la bonne aventure de l'histoire. C'est la seule que je sache en vérité, et Votre Altesse Royale le sait aussi bien que moi. Il lui a plu de jouer avec le nom charmant et le souvenir terrible de Marie Stuart. Vous êtes Marie Stuart, madame. Que puis-je ajouter ? Si je dis à Votre Altesse Royale que cette fête de fiançailles ne précède que des calamités, que Marie Stuart n'a pas longtemps à demeurer en ce doux pays de France, et qu'elle traversera bientôt l'Océan pour ne plus revenir, je dirai seulement à Votre Altesse ce qu'elle ne peut ignorer.
Un pénible embarras se peignit sur quelques visages.
La duchesse de Berry n'était pas d'une famille si peu habituée aux exils que ce rapprochement de son avenir avec le passé dont elle portait le costume ne lui fût intérieurement douloureux. Elle s'efforça de rire. Mais le ton du devin avait été froid et sinistre, et ce ne fut pas sans un effort qu'elle reprit :
- Voilà des présages peu gais. N'en avez-vous pas de moins ténébreux pour mon jeune fiancé ?
- Pour monseigneur le duc de Chartres ? pour monseigneur le Dauphin, veux-je dire ? demanda Nostradamus.
Le jeune prince tendit gaiement la main.
- Je t'en prie, Nostradamus, ne me fais point mourir comme François II que je représente, de quelque affreux trou à la tête, en dépit de la science de ton ami Ambroise Paré, à moins que ce ne soit sur un champ de bataille, auquel cas ta prédiction serait la très bien venue.
- Je n'interroge pas la mort, dit l'astrologue, je n'interroge que la vie. Je ne me vante pas de prédire, mais de savoir. Or, je répète à Monseigneur ce que j'ai dit à Madame ; regardez votre costume. Comme elle est Marie Stuart, vous êtes le dauphin. Avez-vous choisi ou subi ce rôle ? Le fait est que vous le jouez. Monseigneur, votre costume sait que je parle à un hériter de la couronne de France.
- à un hériter bien lointain, reprit avec insouciance le fils aîné du duc d'Orléans ; et Dieu prête longue vie à mes trois bien-aimés cousins !
- Je parle à l'héritier direct de la couronne, à un fils aîné de roi, insista impérieusement Nostradamus.
Une ombre passa sur le front de Mme la duchesse de Berry.
Quelque insignifiante que fût une prophétie de bal masqué, les paroles du devin répondaient à plus d'une secrète pensée. La sourde opposition que faisait le duc d'Orléans à la politique de la Restauration n'avait pas été sans inquiéter plus d'une fois la branche aînée, et les Tuileries s'étaient souvent défiées du Palais-Royal.
La duchesse de Berry voulut secouer ces idées et essayer de mystifier celui qui n'était peut-être au fond qu'un mystificateur.
- Ce n'est pas Nostradamus qui a répondu ces deux fois, dit-elle, c'est le costume. Au tour de Nostradamus maintenant. Voici M. l'ambassadeur de Prusse, qui ne nous est arrivé que depuis peu de jours, qui ne joue pas de rôle et qui ne représente que lui.
Elle fit un signe gracieux d'intelligence à l'ambassadeur, et reprit :
- Nostradamus pourrait-il nous révéler, non pas l'avenir, qu'on peut accuser de ce qu'on veut, et qui n'est pas là pour réclamer, mais le passé de M. l'ambassadeur ? Il va sans dire que nous exceptons les choses qui pourraient compromettre quelqu'un, et que Nostradamus demandera l'autorisation de M. l'ambassadeur.
L'ambassadeur, qui était près de l'estrade, peut-être pour être près de l'astrologue, s'inclina en signe d'assentiment.
Nostradamus le regarda fixement.
- Non, madame, dit-il, je n'aurai pas la cruauté de rappeler à M. le comte Julius d'Eberbach l'atroce douleur qui est dans son passé. Tout magicien que Votre Altesse Royale me suppose, je ne puis et ne veux pas évoquer de l'abîme les fantômes.
- Assez, monsieur ! s'écria Julius, pâlissant.
- Vous voyez, madame, reprit l'astrologue, que c'est M. le comte qui me défend de continuer et que ce n'est pas ma science qui est en défaut.
La duchesse ne put retenir un mouvement de dépit. Frappée malgré elle par les deux prédictions que Nostradamus avait faites à elle et au duc de Chartres, elle eût voulu le prendre en faute et le convaincre de mensonge. Mais le trouble subit de l'ambassadeur de Prusse démontrait que le devin avait touché à quelque secret terrible, et la superstition de tous les cœurs de femme faisait craindre à la duchesse que celui qui voyait si bien dans les ténèbres du passé ne vît aussi dans les ténèbres de l'avenir.
Elle essaya encore une fois de dérouter sa sagacité.
- Grand prophète des faits accomplis, dit-elle, me permettez-vous d'avouer que vous ne m'avez pas entièrement persuadée ? M. l'ambassadeur de Prusse est un personnage éminent, et les existences supérieures sont naturellement en vue ; il n'y a pas une bien grande magie à connaître quelque événement qui a pu lui arriver. Tout le monde peut savoir ce qu'est devenu le comte d'Eberbach. Vous voyez sa figure, alors vous racontez sa vie. Pour croire à votre astrologie, je demande que vous deviniez quelqu'un que personne ici ne connaisse et que vous ne voyiez pas.
- Il sera difficile, madame, objecta Nostradamus, de trouver dans cette compagnie illustre quelqu'un que personne ne connaisse.
- Il y a quelqu'un, répondit la duchesse, dont la voix sublime intriguait tout le monde, tout à l'heure, voulez-vous que je la fasse venir ?
- Oh ! oui, s'écria Nostradamus avec un tremblement dans la voix.
- Oh ! oui, répéta instinctivement Julius.
- Seulement, ajouta Mme la duchesse de Berry, comme, tout étrangère qu'elle est encore en France, vous pouvez avoir voyagé et la connaître, elle viendra masquée. Un devin qui n'est pas embarrassé de regarder à travers les impénétrables murailles de l'avenir ne sera pas, sans doute, gêné d'un morceau de satin.
- Masquée ou non, qu'elle vienne ! répondit précipitamment l'astrologue.
La duchesse fit un signe à un des ordonnateurs du bal, qui disparut. Une minute après, il revenait amenant la cantatrice.
Elle était masquée.
C'était une femme de taille souple, élégante et superbe. Elle portait un domino vénitien qui s'accordait à merveille avec ce qu'on voyait de son menton et de son cou dorés évidemment par le soleil d'Italie. Son cou fier et droit était chargé d'une abondance titanesque de cheveux châtains parmi lesquels ressortaient quelques boucles blondes encore.
Pourquoi, à l'aspect de cette femme, l'astrologue et Julius se sentirent de nouveau tous deux le cœur serré, c'est ce que ni l'un ni l'autre n'aurait pu dire.
- Venez, madame, que nous vous remerciions, dit la duchesse à la cantatrice.
Et, pendant quelques minutes, ce fut une explosion d'éloges qui rendit à la chanteuse, en enthousiasme, ce qu'elle avait donné à la fête en émotion. Pour elle, elle saluait avec une grâce fière et charmante ; mais elle ne dit pas un mot.
La duchesse se retourna vers l'astrologue.
- Eh bien ! messire Nostradamus, dit-elle, nous vous avons laissé le temps de regarder madame, et vous en avez profité, ajouta-t-elle en voyant que l'astrologue fixait des yeux avides sur la cantatrice. Après une investigation si scrupuleuse, vous allez sans doute pouvoir nous dire qui est madame ?
Nostradamus semblait ne pas entendre la duchesse ; il regardait encore la chanteuse.
- Voyons, recommença la duchesse de Berry, un devin comme vous ne doit pas avoir besoin d'un siècle. Oui ou non, connaissez-vous madame ?
Nostradamus se retourna enfin.
- Votre Altesse Royale, dit-il, aura le dernier mot avec ma pénétration comme avec toute chose. Je ne reconnais pas madame.
- Ah ! vous vous avouez vaincu ! s'écria la duchesse de Berry, comme ayant un poids de moins sur la pensée.
Et, après un silence :
- Eh bien ! puisque la sorcellerie est morte, vive le bal ! Madame, encore une fois, soyez remerciée. Messieurs, il me semble que je vois là-bas de jolies femmes qui ne dansent pas.
Et aussitôt, pour ramener l'entrain, elle prit en riant le bras qui s'offrait à elle, et se rejeta dans le tourbillon de la danse, plus vive et plus gaie que jamais.
Dès lors, il n'y eut plus que valse, musique et joie. La fête redoublait d'ardeur à mesure que le jour approchait, comme une bougie qui flamboie largement au moment de s'éteindre.
La cantatrice s'était tout à coup perdue dans le courant de la foule.
L'astrologue eut l'air de la chercher pendant quelques minutes, puis il demeura quelque temps immobile et pensif à l'écart.
Il s'approcha ensuite d'un des maîtres des cérémonies.
- Il n'y aura plus de chant ? demanda-t-il.
- Non, monsieur, répondit le maître des cérémonies.
- Et cette chanteuse qui a chanté la romance du Saule ?
- Elle est partie.
- Merci.
Il se mêla de nouveau à l'élégante cohue.
à un moment où il passa devant l'ambassadeur de Prusse, celui-ci se pencha à l'oreille d'un jeune homme qui l'avait accompagné.
- Lothario, vous voyez bien cet homme en costume d'astrologue ? Ne le perdez pas du regard un seul instant, et quand il partira, vous prendrez une de vos voitures et vous suivrez la sienne. Vous me direz demain où il loge.
- Ce sera fait, Excellence, répondit respectueusement Lothario. Comptez absolument sur moi. Mais Votre Excellence se fatigue ; elle devait rentrer.
- Oui, Lothario, je rentre ; mais va, mon pauvre enfant, soit tranquille, je n'ai plus rien à fatiguer ni à user en moi, sinon ma peine.


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