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Chapitre XIX
à travers la portière

- à quoi, monsieur, dois-je l'honneur de votre visite ?
Frédérique n'entendit pas la réponse à cette question : c'est que la réponse fut muette. En parlant, Samuel avait, sans affectation, étendu trois doigts de la main gauche. Son interlocuteur en avait alors visiblement étendu deux de la main gauche et quatre de la main droite.
Il avait ainsi complété le nombre neuf, un des signes maçonniques auxquels les Carbonari se reconnaissent entre eux.
- Inutile que je fasse la contre-épreuve, reprit le visiteur. Vous ne me connaissez pas, monsieur Samuel Gelb ; mais moi, je vous connais.
- Il me semble pourtant vous reconnaître aussi, monsieur, dit Samuel. N'étiez-vous pas, hier soir, rue Copeau ?
- Oui, mais je venais à cette vente pour la première fois, je n'y ai guère parlé et je n'ai fait qu'entrer et sortir. B... vous a annoncé ma visite, n'est-il pas vrai ?
- En effet. Et j'ai été très heureux de la nouvelle. Car j'ai à vous parler.
- J'ai à vous parler aussi.
- Et d'abord, reprit Samuel, je sais que vous m'apportez, au sujet de quelque que j'ai introduit, des doutes qu'heureusement je crois pouvoir détruire absolument.
- Je n'apporte pas de doutes, j'apporte des certitudes, répliqua l'interlocuteur. Mais ce n'est pas là le principal objet de ma visite. Nous y reviendrons, s'il vous plaît, tout à l'heure. Commençons par ce qui touche plus directement l'Association.
- Je suis à vos ordres, dit Samuel, inquiet pour Julius.
- Vous avez reconnu mon visage, monsieur ; mais je ne crois pas que vous connaissiez mon nom. Peu de personnes le connaissent, et je vous le dirais qu'il ne vous apprendrait rien. Pourtant, tout obscur que je suis, j'ai été obligé d'accepter un rôle important dans la guerre que nous soutenons. On a dû vous dire que j'étais l'intermédiaire entre les Carbonari d'une part, et de l'autre les défenseurs au grand jour de la liberté, à la tribune et dans la presse. Poste souterrain et sans éclat qui n'exige ni grand talent ni grande habileté, mais beaucoup de zèle et d'abnégation. Aussi ai-je accepté ce lot avec joie. Je suis un soldat humble et modeste, mais dévoué, j'ose le dire, qui a peur du premier rang, et qui sert sa cause pour elle-même, prêt à lui donner tout ce qu'il est, tout son temps et tout son sang. Je donne tout sans demander rien, et, au fond de mon désintéressement, il n'y aura jamais la moindre amertume, il y a seulement un peu de tristesse.
- Tristesse de quoi ? dit Samuel.
- De voir que si peu de cœurs se dévouent, et que la plupart, en travaillant pour le pays, ne travaillent que pour eux. Presque tous prêtent ce qu'ils donnent, et avancent à la liberté cent francs pour qu'elle leur en rende mille.
Samuel vit-il là dedans une allusion à ses propres calculs ? Soit qu'il fût choqué de la phrase de son visiteur, soit qu'il fût peu porté de sa nature à croire au désintéressement humain, sa voix prit un accent d'ironie.
- Il est vrai, dit-il, que la plupart des hommes se font leur part d'avance, et, au grand festin du pouvoir, se servent les premiers ; mais il y en a d'autres qui, sous une apparence de discrétion et de réserve, cachent quelquefois un appétit plus avide et plus adroit. C'est souvent une excellente tactique de passer le plat aux autres, qui, par respect humain, n'osent pas prendre le bon morceau et vous le laissent. De telle sorte que vous avez le double avantage de la discrétion et du bénéfice, et qu'il vous reste, en définitive, plus que vous n'auriez pu prendre décemment.
- Si c'est pour moi que vous dites cela, reprit l'inconnu, je vous affirme que vous vous trompez sur mon compte. Non seulement je ne demande rien, mais je n'accepterai rien.
- Des cérémonies ! insista Samuel, poursuivant son incrédulité railleuse. Alors, on vous suppliera de vous résigner aux places que les autres solliciteront à genoux. Excusez-moi si je ne partage pas tout à fait vos idées, et si, loin de blâmer l'ambition, je l'honore. Rien que pour la cause elle-même, n'est-ce pas son intérêt le plus essentiel que ce soient ses plus ardents serviteurs qui occupent les places ? Faut-il les livrer à ses ennemis ? Qui sera plus capable de maintenir la liberté que ceux qui l'auront fondée ? Qui lui sera plus dévoué que ceux qui auront exposé leur vie pour elle ? Sous prétexte d'abnégation, ce n'est pas soi seulement qu'on sacrifie, c'est la liberté. Vous prouverez votre dévouement en prenant votre part de pouvoir, et je réponds que cette part sera en bonnes mains, car je suis assuré qu'on n'a pu confier une mission délicate et périlleuse comme la vôtre qu'à une sentinelle éprouvée, non seulement par son courage, mais aussi par son mérite.
- Mérite de la discrétion ! voilà tout. Je sais beaucoup de choses, et je connais beaucoup d'hommes. Vous-mêmes, monsieur Samuel Gelb, ce n'est pas seulement de figure que je vous connais.
- Que savez-vous de moi ? demanda Samuel hautain.
- Je sais, par exemple ! répondit tranquillement l'interlocuteur, qu'en même temps que vous appartenez à la Charbonnerie française, vous appartenez aussi à la Tugendbund allemande.
- Qui vous a dit cela ? s'écria Samuel alarmé.
- N'est-ce pas la vérité ? dit le visiteur.
- C'est possible, reprit Samuel. Mais comment êtes-vous si bien renseigné sur mes affaires personnelles ? Serais-je par hasard épié par mes frères ?
- Oh ! rassurez-vous, monsieur. Je ne suis pas un agent de police, et je n'ai pas la prétention de tout savoir. à nos amis et coreligionnaires, je ne veux et ne dois dire que la vérité. Mes renseignements sur vous se bornent à ce que je viens de dire. Je sais que vous êtes membre de deux sociétés secrètes. Ne croyez pas qu'on vous espionne. C'est par hasard, et à propos d'une autre personne, que j'ai recueilli l'information qui semble vous surprendre. De votre existence et de votre passé, je ne sais rien et ne veux rien savoir. Au reste, il va sans dire que ce que nous avons appris ne vous a rien fait perdre dans l'estime de chacun de nous, au contraire. Vous n'avez pu qu'y gagner, pour être à la fois de deux sociétés qui poursuivent le même but en deçà et au delà du Rhin. Mais venons au sujet qui m'amène. J'ai un service à vous demander.
- Parlez, monsieur.
Cependant Frédérique, à la fois terrifiée et captivée, voyait avec effroi s'ouvrir devant elle tous ces secrets que Samuel lui avait fermés. Mais que faire ? Elle en avait déjà trop entendu pour pouvoir se montrer.
Le visiteur inconnu reprit :
- C'est surtout à cause des relations que vous avez gardées avec l'Union de Vertu et du rang élevé que vous y occupiez, m'a-t-on dit, que j'ai voulu m'aboucher avec vous. Vous savez tout ce que la Charbonnerie proprement dite a gagné, il y a quelques années, à se fondre avec l'association des Chevaliers de la Liberté. L'union et l'unité du libéralisme français ont dès lors été fondées, et l'on a pu, l'on pourra surtout, à un moment donné, agir avec ensemble et vigueur. Nous avons agrandi la ligue en nouant des rapports avec le Carbonarisme italien. Mais ce n'est pas assez encore ; il faudrait que notre croisade fût européenne. Et quel grand pas vers ce grand but que des relations établies entre la Charbonnerie et la Tugendbund ! Le moule des vieilles et étroites personnalités se brisera tôt ou tard, et le métal en fusion de la liberté se répandra par toute l'Europe affranchie. Vous pouvez hâter ce beau jour. Soyez entre la Tugendbund et nos ventes ce que je suis entre nos ventes et les orateurs ou écrivains de l'opposition.
- Je ne demanderais pas mieux, dit Samuel ; mais, reprit-il avec un peu d'amertume, je n'ai pas dans l'Union de Vertu le rang et l'influence que vous voulez bien me supposer. En dépit, ou à cause de services que nul pouvoir humain ne saurait récompenser, je n'ai pas un grade beaucoup plus élevé dans l'association allemande que dans l'association française. Cependant il y a peut-être un moyen...
- Lequel ?...
- Un membre du Conseil-Suprême était, il y a deux mois, à Paris. Il y est peut-être encore, bien que, depuis plusieurs semaines, il n'ait pas fait à notre réunion de Paris l'honneur de sa présence. Je puis, par les correspondances convenues, le faire avertir qu'un objet d'importance le réclame parmi nous, et je lui transmettrai votre proposition.
- Merci de tout cœur ; je ne vous en demande pas davantage.
Mais Samuel en demandait davantage, lui. Il entrevoyait là un moyen d'action et d'influence qu'il n'était pas homme à laisser échapper.
- Service pour service, dit-il. Je vous aboucherai avec les chefs de la Tugendbund. En revanche, je vous demande de m'aboucher avec les chefs de l'opposition. Tous ces hommes éminents, l'honneur de notre cause, la gloire de la tribune et de la presse française, je brûle depuis longtemps du désir de les connaître et de les pratiquer. Vous pouvez aisément me mettre en rapport avec eux.
- Soit ! mais prenez garde, dit l'envoyé en hochant tristement la tête, vous pourriez bien perdre quelque illusion en approchant trop ces idoles. En vous initiant à leurs intrigues et à leurs menées, je vous initierai à bien des misères. N'importe, cela vous regarde. Quant à moi, j'attends de vous un trop sérieux service pour avoir rien à vous refuser. Ce que vous souhaitez sera fait.
- Merci.
- Maintenant, parlons de l'autre objet de ma visite. Ce sera encore parler de vous et de vos intérêts, comme vous allez voir. Nous avons pleine confiance en vous, vous êtes des nôtres depuis quinze ans, et vos affinités dans la Tugendbund vous ont ancré plus profondément encore dans notre sympathie. Mais, si vous êtes incapable de nous tromper, vous avez pu être trompé vous-même.
- Au fait, dit Samuel.
- J'y arrive. Vous vous croyez sûr de connaître ce Jules Hermelin que vous avez introduit parmi nous ?
- Sans doute.
- Il s'est donné à vous pour un commis voyageur ; il vous a chaleureusement parlé de liberté ; il vous a exprimé l'ardent désir de faire quelque chose pour l'émancipation de son pays ; il vous a fourni, d'ailleurs, d'excellents renseignements et des répondants indiscutables de sa probité et de son honneur ?
- Assurément.
- Eh bien ! ce Jules Hermlin s'appelle Julius d'Hermelinfeld, comte d'Eberbach ; ce commis voyageur est l'ambassadeur de Prusse !
à une assertion si formellement exprimée, Samuel ne put s'empêcher de pâlir.
Mais sa pâleur pouvait s'expliquer par la surprise.
- Non ! c'est impossible, s'écria-t-il.
- C'est certain, reprit l'envoyé. Je l'ai moi-même reconnu hier pour l'avoir vu dans deux ou trois soirées diplomatiques.
- Vous avez pu être abusé par une ressemblance, dit froidement Samuel, déjà remis de son trouble.
- Je suis sûr de mon fait, vous dis-je. Au reste, M. d'Eberbach ne prend même pas la peine de déguiser son maintien ni sa voix. Il faut qu'il soit bien audacieux ou bien las de la vie pour jouer ainsi avec le péril. Vous aviez vous-même, monsieur Gelb, exprimé quelques soupçons. On a fait des recherches aux endroits que vous aviez indiqués ; elles ont d'abord été favorables au nouveau venu ; mais, en les approfondissant, j'ai été, par un hasard que je ne puis vous révéler tout entier, mis sur la trace de la personnalité du comte d'Eberbach, et j'ai découvert du même coup vos relations avec la Tugendbund. Encore une fois, j'ai des preuves de l'un comme de l'autre faits.
- Et, dit Samuel, que comptez-vous faire ?
- Nos règlements sont formels, dit l'interlocuteur : tout traître est puni de mort.
Frédérique frissonna. Le comte d'Eberbach, l'ami de M. Samuel Gelb, le second père de Lothario, menacé du poignard ! Une sueur froide lui perla aux tempes, et elle fut forcée de s'appuyer contre la cloison pour ne pas tomber.
Samuel, lui, en avait été quitte pour un tressaillement vite contenu.
- Mais, objecta-t-il, en supposant que Jules Hermelin soit, comme vous croyez, le comte d'Eberbach, qui vous prouve que le comte d'Eberbach veuille vous trahir ?
- C'est au moins probable, dans la position qu'il occupe. D'ailleurs, nous le saurons. Et alors...
- Et alors...
- Je ne suis, monsieur, dans la Charbonnerie, ni le juge ni l'exécuteur des sentences. Je regrette même et je désapprouve les violences. Mais je ne suis pas le maître. Mon devoir sera de dire ce que je sais à ceux qui décideront ensuite du sort du comte d'Eberbach. Et, si haut qu'il soit placé, il se trompe s'il pense que la Charbonnerie ne pourra l'atteindre.
- Monsieur, supplia presque Samuel, puisque vous désapprouvez toute violence, qui vous force à dénoncer ? Je réponds sur ma tête qu'il n'y a aucun péril. Fût-ce l'ambassadeur de Prusse, pourquoi ne serait-il pas sincère ? J'ai entendu dire que le comte d'Eberbach, dans sa jeunesse, avait été de la Tugendbund ; qui vous dit qu'il n'en est pas encore ?
- Le savez-vous ? en êtes-vous sûr ? demanda l'interlocuteur.
- Je ne l'affirme pas, dit Samuel, craignant de trop s'avancer.
- En ce cas, prenez garde, et ne défendez pas tant un affilié douteux. Nous vous avons tous cru de bonne foi. Nous avons décidé qu'on vous avertirait parce que nous vous supposions trompé et surveillé, comme membre de la Tugendbund, par l'ambassadeur de Prusse. Mais si vous dites que vous n'étiez pas trompé et que vous saviez ce qu'est Jules Hermelin, ce n'est pas à Jules Hermelin seulement que s'en prendraient nos soupçons.
Samuel comprit qu'il se compromettait en insistant.
- Ne voyez dans mes paroles que mes paroles, dit-il. Je ne trahirai pas plus la Charbonnerie que je n'ai trahi la Tugendbund, que je sers depuis vingt ans. Mais je demande une chose. C'est moi qui ai introduit Jules Hermelin ; il m'appartient. Je demande à être chargé de le surveiller. Soyez tranquille. Je saurai ce qu'il est et ce qu'il veut, et, si c'est un traître et que je ne sois pas le premier à le punir, c'est moi qu'on punira.
- Oh ! dit le visiteur, cela ne dépend pas de moi. Je transmettrai votre demande, mais je ne réponds pas qu'elle sera accueillie. Je ne réponds pas que le comte d'Eberbach sera épargné. J'ai fait mon devoir en vous avertissant ; je n'ai plus rien à faire ici.
Il se leva, Samuel en fit autant.
- Ainsi, c'est bien entendu, reprit l'envoyé : vous me mettrez en rapport avec mes amis de l'opposition. Au revoir. Quand vous aurez quelque chose à me communiquer, vous savez comment.
- Au revoir, dit Samuel.
Frédérique entendit marcher vers la porte ; elle entendit la porte s'ouvrir, les voix et les pas s'éloigner, et puis elle n'entendit plus rien.
Elle était plus morte que vive, et ce fut à peine si elle trouva la force de sortir de sa cachette et de traverser le cabinet où s'étaient dites des choses si terribles.
Elle se réfugia dans sa chambre.
Le comte d'Eberbach et Samuel lui-même, dont l'intimité avec lui ne tarderait pas à être connue, couraient un danger mortel ! Sa pensée était toute bouleversée de cette affreuse réalité.
Que faire ? Elle ne pouvait pourtant pas laisser mourir l'homme qui l'avait recueillie et élevée, ni le père de Lothario !
Elle resta une demi-heure en proie aux plus douloureuses angoisses, roulant les projets les plus étranges.
Tout à coup, une idée lui traversa l'esprit.
Elle descendit et trouva Mme Trichter dans la salle à manger.
- Où est M. Samuel Gelb ? lui demanda-t-elle.
- Il vient de sortir.
- A-t-il dit qu'il serait longtemps dehors ?
- Il a dit qu'il ne rentrerait que ce soir.
- C'est bien. Mettez votre mante, je vous prie ; nous aussi, nous allons sortir.



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