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Chapitre XVII
Rendez-vous chez Dieu

Samuel Gelb était dans l'erreur quand il croyait que Lothario n'avait pas revu Frédérique.
Lothario n'était pas revenu, c'est vrai, dans cette maison de Ménilmontant où il avait reçu du maître un si froid accueil. Mais la pure et blonde image de sa compatriote tenait trop sa pensée pour qu'il n'essayât pas de se rapprocher d'elle. S'il ne pouvait pas entrer, elle pouvait sortir.
Il venait donc souvent rôder dans la rue où logeait Frédérique, pareil à Adam errant aux abords de l'éden fermé, mais moins heureux que lui, car Adam était avec ève, au lieu que l'ève de Lothario était restée dans le lieu interdit.
Le dimanche qui suivit la visite qu'il avait faite avec son oncle à Samuel – était-ce bien à Samuel ? –, il marchait, par une matinée de printemps, froide encore mais déjà belle, devant cette porte méchante qui le séparait de celle qui, en une minute, semblait avoir pris toute sa vie.
Il arpentait la chaussée d'en face, plongeant les yeux dans le jardin, et s'imaginant que Frédérique allait pousser subitement parmi les fleurs. Toutes sortes de désirs et de rêves insensés lui traversaient le cerveau. Il fixait sur la maison des regards impérieux, se figurant que le magnétisme de son cœur allait faire sortir Frédérique malgré elle. Ou bien il se disait qu'elle l'apercevrait peut-être en regardant par hasard dans la rue et qu'elle ouvrirait sa fenêtre et lui ferait signe de monter ; ou bien qu'elle viendrait elle-même, qu'enfin elle trouverait un moyen quelconque et qu'ils pourraient se parler au moins un instant.
Elle aussi devait souhaiter de le revoir. Ils ne pouvaient plus être étrangers l'un à l'autre ; cette Allemande, qui les connaissait mieux qu'ils ne se connaissaient eux-mêmes, le leur avait dit ; elle avait lié leurs destins d'un nœud indispensable ; ils étaient déjà frère et sœur.
Il regardait alors la porte du jardin et les fenêtres de la maison. Mais ni porte ni fenêtre ne s'ouvrait. Alors le découragement le prenait, et il passait brusquement de la certitude au désespoir. Il se trouvait bien stupide d'avoir admis une seconde la pensée qu'elle pût venir ou l'appeler à elle. Est-ce qu'elle se souvenait de lui seulement ? Elle l'avait vu une fois, un quart d'heure, non pas même seul ; il n'avait pas dit quatre paroles ; il avait manqué d'esprit, il avait dû lui sembler ridicule avec son émotion et son trouble. C'était la seule impression qu'il eût pu lui laisser, en supposant qu'une tête de jeune fille dût garder une impression quelconque d'un inconnu entrevu une fois. Elle le rencontrerait dans la rue qu'elle ne le reconnaîtrait même pas !
Lothario était là depuis près d'une heure, espérant, désespérant, joyeux, désolé, remué jusqu'aux entrailles pour une porte qui s'ouvrait, pour un rideau qui bougeait dans la maison, il commençait à se rendre compte de l'inutilité de son attente, et à se dire qu'il n'y avait pas de raison pour qu'il n'attendît pas vingt-quatre heures, quand Frédérique sortit.
Lothario eut un reflux de tout son sang au cœur.
Frédérique était enveloppée d'une mante, et avait la figure couverte d'un voile. Mais Lothario n'avait pas besoin de la voir pour la reconnaître !
Elle était accompagnée de Mme Trichter. Elle ne vit pas Lothario. Elle allait du côté opposé à celui où il se trouvait. Elle lui tourna donc le dos et gagna l'extrémité de la rue.
Lothario restait à sa place, cloué, pétrifié, ne vivant plus que par les yeux. Mais, au moment où elle allait disparaître à l'angle de la rue, il s'élança après elle.
Puis, réfléchissant que si elle le voyait il ne pourrait pas la suivre sans indiscrétion, il ralentit le pas et laissa entre elle et lui une très longue distance.
Frédérique et Mme Trichter descendirent le faubourg jusqu'au boulevard. Alors elles prirent la rue Vieille-du-Temple et arrivèrent au temple protestant des Billettes, où elles entrèrent.
Lothario eut, en les voyant entrer, un vif accès de joie. Frédérique était de sa religion : tout ce qui mettait un rapport de plus entre eux lui paraissait l'unir davantage à elle, et ici c'était Dieu même qui les rapprochait l'un de l'autre.
Samuel avait toujours laissé pleine liberté à la conscience de Frédérique. Dans les premiers temps, ç'avait été par indifférence. Ne croyant pas plus à une religion qu'à une autre, il s'occupait médiocrement du sens dans lequel tournerait la foi de sa pupille. Toutes les croyances lui semblaient également bonnes, ou, si l'on veut, également mauvaises.
Il se trouvait que Mme Trichter, la gouvernante de Frédérique, était protestante. L'institutrice allemande qu'il lui avait donnée ensuite était protestante aussi. Entre les trois seuls être qu'elle connût, sa gouvernante et son institutrice, qui, en fait de religion, ne lui parlaient que des dogmes luthériens, et son tuteur qui ne lui parlait pas de religion du tout, Frédérique fut naturellement protestante. Elle crut ce que croyaient auprès d'elle les deux êtres qui croyaient.
Et, chose bizarre ! quand Samuel était revenu des Indes, quand son amour pour cette belle enfant de seize ans avait cessé d'être de la paternité, ce docteur ironique, au lieu de s'opposer aux croyances de Frédérique, au lieu de les railler et des détruire, les avait respectées et presque encouragées. Résolu à en faire sa femme, il avait voulu fortifier autour d'elle tout ce qui pouvait la maintenir dans le sentiment du devoir, tout ce qui pouvait fermer son cœur aux passions volontaires et libres, tout ce qui pourrait la préparer à se soumettre. Cet athée avait essayé de mettre Dieu de son côté.
Voilà pourquoi Frédérique, aussi pieuse et aussi chaste que la Marguerite de Goethe, avant sa chute, allait tous les dimanches au prêche.
Lothario assista à l'office divin. Il souffrait lui aussi de ce grand mal du temps : l'indifférence. Il ne haussait pas les épaules comme Samuel devant la foi des autres ; il n'offensait pas leur croyance, il ne la raillait pas, il les laissait prier ; mais il ne priait pas. Il était de ceux qui n'insultent pas le ciel, mais qui s'en passent.
Mais ce jour-là il sentit comme le ciel ressemble à l'amour. Il fut pris d'un immense bonheur à songer qu'il avait une patrie commune avec Frédérique, un monde où leurs deux âmes se touchaient, un avenir vers lequel ils tendaient ensemble, et où, quoi qu'il leur arrivât sur la terre, ils se rejoindraient pour l'éternité.
Les prières finies, il se mit sur le passage de Frédérique.
En sortant du temple, elle l'aperçut. Elle le reconnut, car un tressaillement imperceptible, que Lothario vit avec les yeux du cœur, agita son corps charmant. La rougeur subite de son beau front resplendit au travers de son voile.
ô Marguerite ! il aurait fallu là ton Faust pour profiter de cette rougeur et pour oser entrer en conversation. Lothario n'eut pas cette hardiesse. Sa témérité alla jusqu'à faire à Frédérique un profond salut que la pauvre jeune fille rendit, toute tremblante.
Et puis elle sortit du temple. Lothario y resta, n'osant pas sortir après elle, de peur d'avoir l'air de la suivre. Il s'enivra longtemps de la contemplation de la chaise où elle s'était assise, et retourna ensuite à l'ambassade.
Mais, le dimanche suivant, la plus vieille puritaine qui accourut au temple, devançant l'heure du prêche, y trouva Lothario déjà installé et priant Dieu que Frédérique ne manquât pas de venir.
Cette prière fut exaucée. Frédérique et Mme Trichter arrivèrent bientôt. En demandant à Dieu que Frédérique vînt au prêche, Lothario avait oublié de demander que Mme Trichter vînt aussi. Il se trouva trop exaucé, mais il se résigna, sachant que c'est la loi humaine et que tout corps traîne son ombre.
Le premier regard de Frédérique tomba sur Lothario. Elle s'attendait peut-être à le trouver là, car, cette fois, elle n'eut pas de tressaillement.
Elle monta dans une galerie haute du temple, peut-être par la même raison qui le fit rester en bas. Il avait calculé qu'en se tenant près de la porte, il la voyait plus longtemps à la sortie.
Il passa ainsi une heure charmante avec elle, la regardant, priant pour elle et la priant pour lui.
Puis ce bonheur finit encore. Elle sortit. Il lui sembla qu'elle le regardait à travers son voile, et il se sentit frissonner comme s'il avait la fièvre. C'est à peine s'il eut la force de la saluer.
Comme le dimanche précédent, elle lui rendit son salut et passa, et il attendit pour sortir qu'elle fût déjà éloignée.
Trois dimanches encore se passèrent ainsi. Lothario arrivait au prêche avant tout le monde, et en partait après tout le monde. Un salut réciproque à la sortie du temple, voilà à quoi se bornait la conversation de ces rendez-vous chez Dieu.
Que se passait-il dans l'âme de Frédérique ? Cette question résumait la pensée de Lothario.
Et Frédérique ne se demandait-elle pas aussi ce qui se passait dans l'âme de ce jeune homme qu'elle avait vu une seule fois ; que celle qui lui parlait de sa mère lui avait présenté comme un ami, comme un frère, et qu'elle n'avait pas revu depuis ?
Pourquoi le trouvait-elle sur son passage tous les dimanches ? Pourquoi venait-il assidûment au prêche, contrairement aux mœurs des jeunes gens ? était-ce par piété ? Il était bien distrait pendant l'office pour y venir par dévotion ! Quand, par hasard, elle se retournait pour arranger sa chaise qui, depuis quelque temps, ne pouvait tenir sur ses pieds, elle l'apercevait tourné vers elle et moins occupé bien sûr d'écouter le pasteur que de la regarder.
était-ce donc pour elle qu'il venait ? Mais alors, pourquoi ne venait-il pas la visiter chez elle, au lieu de venir la saluer en public, dans un lieu où il ne pouvait pas lui parler ? Craignait-il son tuteur ? Ne savait-il comment s'introduire ? Mais n'avait-il pas un oncle, ambassadeur de Prusse et ami intime de M. Samuel Gelb, et ne pouvait-il pas se faire présenter par lui ? Cela vaudrait bien mieux que de venir l'entrevoir une minute par semaine, au risque de finir par étonner et froisser Mme Trichter ?
Après cela, M. Samuel Gelb avait sans doute refusé de laisser pénétrer un jeune homme dans une maison où elle restait souvent seule. Ce n'était pas la faute du pauvre garçon, il fallait lui pardonner. Ou bien M. Lothario n'avait pas voulu tenter de démarche avant d'avoir son assentiment à elle. Il venait voir quel effet il lui faisait, quelle impression elle éprouvait pour lui, si elle serait contente de le voir. Dans ce cas, comme elle n'avait aucun motif de lui être hostile, la vérité devait exiger qu'elle l'encourageât un peu et lui fît quelques avances permises, car il avait l'air bien timide.
Et quand elle se disait cela, elle saluait plus amicalement Lothario, et lui adressait un fraternel sourire dont, hélas ! il avait grand besoin.
Car Lothario passait la semaine à se maudire de sa lâcheté du dimanche. Du lundi au samedi, il se jurait par tous les serments les plus formidables que, le dimanche suivant, il aurait le courage d'aborder Frédérique et de lui parler. Mais, le dimanche venu, il se donnait mille prétextes : la crainte de déplaire à Frédérique ou de la compromettre, ou de donner des soupçons à Mme Trichter, qui, alors, la mènerait à un autre temple, ou qui même en parlerait à M. Samuel Gelb.
En somme, chaque dimanche s'écoulait sans qu'il fût plus avancé d'une ligne que le dimanche précédent.
Et il s'en voulait d'autant plus de sa timidité puérile qu'il lui semblait que Frédérique l'invitait à se déclarer et à parler. était-ce une illusion ? Il avait cru remarquer, les deux dernières fois, qu'elle l'avait salué d'un signe de tête presque intime, et qu'elle s'était éloignée d'un pas plus lent. Même, mais c'était là évidemment un pur hasard, le dernier dimanche, au moment de la sortie, le vent qui venait de la porte entr'ouverte avait soulevé un instant son voile, et il avait pu entrevoir, comme un éclair d'espérance, la charmante figure qui dorait ses rêves.
Il se résolut à en finir. Elle pourrait se fâcher à la longue. Elle était en droit de s'étonner qu'il vînt ainsi toujours la trouver pour ne lui rien dire. Que lui voulait-il ? S'il n'avait rien à lui dire, alors, qu'il la laissât tranquille. Il vint le dimanche suivant au temple des Billettes avec la ferme intention de lui parler ou de lui écrire.
Avant et pendant le prêche, il se démontra qu'il valait mieux parler. Mais quand Frédérique se leva et vint de son côté, présente, immédiate, effrayante de tout son charme, il se dit qu'il valait mieux écrire.
Frédérique avait-elle vu dans ses yeux, pendant le prêche, la résolution qu'il avait formée ? Et fut-elle désappointée en voyant sa reculade et son changement ? ou bien fut-ce tout simplement préoccupation, mauvaise humeur, souci d'ailleurs ? Le fait est que Lothario s'imagina qu'elle le saluait moins gentiment que de coutume, et qu'elle avait dans son air de la froideur et presque du dédain.
Il se sentit frappé au cœur. Mais ce ne fut pas elle qu'il accusa, ce fut lui. Elle avait bien raison. Il y avait assez de dimanches qu'elle l'attendait. Elle lui avait donné le temps de se décider. Depuis cinq ou six semaines qu'il allait se poster à une porte pour la saluer, elle devait être rassasiée de son salut, et elle avait le droit de lui dire : « Après ? » Lui-même, où voulait-il arriver ? Quand même il irait comme cela tous les dimanches au temple des Billettes, ce n'était pas son assiduité à remplir ses devoirs religieux qui lui ouvrirait le paradis en ce monde.
Pas même, sans doute, dans l'autre monde, l'intention n'y étant pas.
L'heure était sonnée de sortir de ce cercle vicieux de la vertu et de la religion. Il fallait rompre avec ces rencontres muettes, et faire une réalité à deux de ces rêves en a parte.
Lothario lutta et réfléchit toute la semaine. Le samedi, la pensée de retrouver Frédérique le lendemain froide et dure fut plus forte que tout. Il voulut que le premier regard qui tomberait sur lui de ces doux yeux fût un regard d'approbation, et, plutôt qu'un reproche de Frédérique, il se trouva prêt à affronter toutes les colères de tous les tuteurs de la terre.
Il se hâta de profiter du moment où il était dans ces dispositions énergiques.
Il écrivit deux lettres, l'une à Frédérique, l'autre à M. Samuel Gelb, et les fit porter à l'instant même par son domestique.
Puis il attendit, épouvanté de son courage et se repentant presque.
Or, ce samedi était le lendemain du jour où Samuel avait rencontré Olympia à la Muette, et avait mené Julius à la vente.
Samuel venait de déjeuner, et attendait l'envoyé du carbonarisme qu'on lui avait annoncé à la réunion. Il était remonté dans son cabinet, et il attendait impatiemment.
Frédérique et Mme Trichter étaient dans le jardin.
On sonna à la porte intérieure. Toutes deux allèrent ouvrir.
C'était le valet de Lothario. Il remit les deux lettres.
Frédérique prit avec embarras la lettre qui lui était adressée. Personne ne lui avait jamais écrit, excepté le pasteur qui lui avait fait faire sa première communion, son ancienne institutrice et une ou deux amies qu'elle avait connues en pension, et qui avaient quitté Paris. La lettre qu'on venait de lui donner était d'une écriture qu'elle n'avait jamais vue. Et cependant, avertie par un pressentiment, elle se troubla et devint rouge.
Elle se tourna vers Mme Trichter.
- Dois-je lire cette lettre ? demanda-t-elle.
- Mais sans doute, dit Mme Trichter.
Samuel avait-il trouvé cette précaution inutile ou ridicule, le fait est qu'il n'avait jamais défendu que Frédérique reçût de lettres.
Le cœur battit à la pauvre fille en rompant le cachet. Mais il lui battit bien plus fort quand elle vit que la lettre était signée Lothario.
Elle lut :
Mademoiselle,
Permettez-moi de vous adresser un mot plein de crainte et de respect, pour vous avertir que j'écris et que j'envoie, en même temps que ce billet, une lettre à M. Samuel Gelb, une lettre d'où dépend plus que la vie d'un homme. J'ai voulu risquer moi-même cette démarche décisive, avant d'y faire intervenir celui dont j'attends toute ma fortune, mon seul ami, mon second père, M. le comte d'Eberbach. Il est possible que votre tuteur vous consulte sur ma lettre. Dans ce cas, mademoiselle, je vous conjure, oh ! je vous conjure à genoux, de songer qu'une seule parole de vous peut faire une joie céleste ou un malheur désespéré. Avec un oui, vous pouvez faire descendre le ciel sur la terre. Si vous dites non, au moins ne m'en voulez pas et pardonnez-moi d'avoir rêvé un instant un avenir où j'ai eu l'audace de vous mêler.
En attendant votre arrêt, mademoiselle, je mets à vos pieds tout ce que j'ai dans le cœur de profond respect et d'inaltérable dévouement.
LOTHARIO.
Tandis que Frédérique lisait cette lettre, une inexprimable émotion lui serrait le cœur, et il lui semblait qu'elle allait pleurer. Et cependant elle se sentait toute joyeuse.
- Vous avez une autre lettre ? demanda-t-elle au domestique.
- Oui, mademoiselle, pour M. Samuel Gelb.
- Eh bien ! voulez-vous la lui porter, madame Trichter ?
La vieille Dorothée prit la lettre.
- Ah ! fit le domestique, pour celle-ci, l'on m'a dit d'attendre la réponse.
- C'est bon, je vais le dire à M. Gelb, dit Mme Trichter.
Et elle monta au cabinet de Samuel.
Elle fut cinq minutes sans revenir, puis encore cinq minutes ; mais c'était tout simple : il fallait bien le temps d'écrire la réponse. Et, à en croire le mot que Lothario avait écrit à Frédérique, la chose était assez grave pour que Samuel eût le droit de réfléchir à ce qu'il répondrait.
Enfin Dorothée reparut, et alla au domestique.
- M. Samuel Gelb, dit-elle, répondra plus tard.
Le domestique salua et s'en alla.
- Pourquoi êtes-vous restée si longtemps alors, dit Frédérique à Dorothée, puisque mon ami ne répondait pas ?
- Parce qu'il avait dit d'abord qu'il répondrait.
- Et pourquoi a-t-il changé d'idée ?
- Je n'en sais rien, dit Mme Trichter.
- Comment l'avez-vous trouvé ? reprit Frédérique. Quel air avait-il ? Cette lettre l'a-t-elle donc fâché ? Avez-vous vu l'impression qu'elle lui faisait ?
- Je ne crois pas qu'elle lui a été agréable, répondit Mme Trichter. Il l'a ouverte devant moi et a regardé la signature. Aussitôt son front s'est renfrogné, et sa figure a pris une expression d'impatience et de colère. « Laissez-moi, » m'a-t-il dit durement. J'ai hasardé de lui dire qu'on attendait la réponse. « Qu'on attende. Allez. Ah ! a-t-il ajouté, qui est-ce qui attend ? - Un domestique. - C'est bien, a-t-il repris ; allez, je vous appellerai. » Je l'ai laissé. Dix minutes après, il m'a rappelée.
- Comment était-il ? demanda Frédérique.
- Bien plus calme, mais bien plus pâle.
- Et que vous a-t-il dit ?
- Rien que ces mots : « Madame Trichter, dites à ce domestique que je répondrai plus tard à M. Lothario. »
« Tout cela est singulier, pensa Frédérique. Que peut donc avoir écrit M. Lothario à mon tuteur pour le mécontenter et l'irriter ? Je me suis donc trompée. Mais alors, que signifie le mot que M. Lothario m'a écrit à moi-même ? Quel est cet avenir auquel il dit que je suis mêlée ? Je m'y perds. »
Elle remonta dans sa chambre pour rêver plus à son aise à cette énigme, et n'avoir plus sur elle les yeux de Mme Trichter, qui pouvait finir par voir sur son front le reflet de sa pensée.
Elle s'assit à une table dans un petit salon qui précédait sa chambre, et ouvrir un livre qu'elle tâcha de lire, mais ses yeux lisaient seuls. Elle lisait un autre livre dont les poèmes des plus grands poètes ne seront jamais que les traductions ; le beau roman de ses seize ans.
Elle était plongée dans la lecture de ce chef-d'œuvre écrit par Dieu même quand un coup, frappé discrètement à sa porte, la réveilla en sursaut.
- Qui est là ? fit-elle.
- C'est moi, mon enfant, qui voudrais vous parler, dit très doucement la voix de Samuel.
Frédérique, toute troublée, alla ouvrir.
Samuel entra.



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