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Chapitre XVI
Une vente

En mettant le pied dans la réunion, il semblait que Julius fût tout autre, et l'on eût dit qu'il avait laissé sa nature à la porte. Une sorte de curiosité passionnée éclatait sur sa figure. était-ce profonde diplomatie et habileté consommée ? Il jouait son rôle à merveille, et il parlait de liberté avec plus de chaleur que le plus ardent de ses interlocuteurs.
Samuel lui-même se demandait par moments s'il n'était pas sincère, et admirait la réalité de sa joie quand les principes paraissaient prévaloir sur les intrigues, et de sa tristesse quand les mesquines ambitions obscurcissaient la pureté de la cause.
« Il est si faible et si vacillant, se disait Samuel, qu'il est bien capable de se laisser empoigner par l'ascendant des idées libérales. Il est venu ici par désœuvrement, par scepticisme, par dédain : il serait bizarre qu'il en sortît convaincu et plus croyant que les autres ! De plus forts que lui ont eu le vertige des idées au fond desquelles ils voulaient absolument regarder. On commence par imiter, et puis l'on éprouve. L'acteur devient le personnage. Il faut un esprit d'une autre trempe que le sien pour jouer impunément le libéralisme. S'il allait devenir le saint Genest de la démocratie ? »
Mais Samuel était trop douteur et trop défiant pour s'arrêter à cette pensée.
- Bah ! reprenait-il, je cherche midi à quatorze heures. C'est un diplomate, et voilà tout. C'est un de ces hommes auxquels il est d'autant plus facile de déguiser leur pensée qu'ils ne pensent pas.
Samuel n'était pas le seul, d'ailleurs, à observer Julius. Un homme qui ne parlait pas, qui se tenait dans l'ombre et que Samuel voyait là pour la première fois, ne quittait pas des yeux le prétendu commis voyageur.
La réunion était vivante et remuante. Pas de cérémonie ni d'étiquette. On fumait, on prenait du punch, on discutait, on faisait l'exercice, tout cela pêle-mêle ; ce qui n'empêchait pas d'échanger à voix basse les deux ou trois mots significatifs pour lesquels on s'était réuni.
Debout, appuyé contre la cheminée, un homme de haute taille, au front élevé, à l'œil profond, expliquait, d'une parole éloquente, comme les dogmes finissent. Ses actes montrèrent depuis, non moins éloquemment, hélas ! comment finissent les demi-convictions.
Tel était, en général, l'aspect fort simple et très inoffensif de ces ventes si redoutées.
Ce soir-là, il n'y avait aucune nouvelle essentielle. On attendait toujours la chute du ministère Martignac, dont la modération retardait le choc des opinions contraires. On espérait qu'il allait se retirer prochainement et être remplacé par le ministère Polignac. Tous les vœux de la Charbonnerie étaient pour M. de Polignac, lequel, par son intolérance bien connue et par son absolutisme aveugle, ne pourrait manquer de hâter la crise et l'écroulement du droit divin.
Le mot d'ordre était donc de pousser, par tous les moyens possibles, à la retraite du ministère Martignac.
Dans un moment où les groupes étaient le plus animés, le député de cette vente particulière à la vente centrale, lequel a joué depuis un rôle important dans une des plus solennelles séances de l'Assemblée constituante, fit un signe à Samuel, qui le suivit dans un coin.
- Eh bien ? demanda Samuel.
- Eh bien ! dit l'autre, tu avais raison, le mois dernier, de douter de celui que tu as introduit parmi nous.
Et, d'un clignement d'yeux imperceptible, il désigna Julius.
- Non ; j'avais tort ! répliqua vivement Samuel. J'ai pris de nouvelles informations, et je réponds de lui.
- Fais attention, dit l'interlocuteur ; nous avons pris des informations aussi, et elles sont troubles.
- Ah ! reprit Samuel avec hauteur, quand je m'engage pour quelqu'un, il me semble qu'on ne doit rien lui demander au delà de ma parole. Encore une fois, je me fais garant de Jules Hermelin.
- Tu peux te tromper.
- Qu'on me donne des preuves alors.
- On t'en donnera peut-être.
- Qui ?
- Quelqu'un qui veut te voir, qui te verra demain ; celui qui sert d'intermédiaire et de lien entre nos ventes secrètes et l'opposition parlementaire.
- Ah ! vraiment ! dit Samuel avec un mouvement de joie.
- Oui, il ira s'entendre avec toi à ce sujet, et sur d'autres peut-être. Et, s'il te prouve que ton Jules Hermelin est un traître ?
- J'espère lui prouver le contraire, dit Samuel. Je resterai chez moi demain toute la matinée, jusqu'à deux heures.
- C'est bien.
Et les deux interlocuteurs se quittèrent.
La réunion, au reste, était à peu près finie. La plupart des assistants partaient. Samuel et Julius sortirent ensemble. Samuel était préoccupé. Julius, lui, était en train de bonne humeur et presque d'action.
- Tu ne me parles plus d'Olympia ? dit-il à Samuel. Crois-tu réellement qu'elle parte ? Je l'enverrai savoir dès mon lever, en lui envoyant quelques fleurs. Et si on ne la trouve pas à son hôtel, je suis capable, vois-tu, de profiter du chagrin réel que ce départ me causera pour me procurer la joie non moins réelle de rompre avec la princesse.
Samuel ne répondit pas.
« Je suis allé trop vite en besogne, pensait-il. Moi qui croyais tenir un tel homme ! De son côté ni du mien, rien n'est prêt. Sa mort en ce moment ruinerait tout. J'ai été absurde de le compromettre avant de le voir bien et dûment engagé avec cette chanteuse ! Comment faire pour nous dégager, moi et lui, de mon propre piège ? Ah çà ! vais-je avoir à présent plus de peine à le sauver que je n'en aurais eu à le perdre ? »



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