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Chapitre XIV
Un drame dans la salle

Enjambons quelques semaines.
Au bout de ce temps, toutes ces trames, si solidement nouées par Samuel Gelb, étaient pourtant, sinon rompues, au moins singulièrement relâchées.
Un des maîtres de ce temps a dit :
« L'événement providentiel apparaît après l'événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence ; regardez à la fin d'un fait accompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu'on attendait quand il n'a point été établi d'abord sur la justice. »
Samuel Gelb était un de ces audacieux et puissants esprits qui se passent de Dieu. Aussi, malgré sa force et son énergie, plus d'un échec l'avait averti déjà sur sa route qu'une volonté supérieure et invincible dispose des propositions des hommes.
Ainsi, il s'était dit : « L'Union de Vertu veut la mort de Napoléon ; si je frappe l'empereur, je serai dans l'Union ce que je souhaiterai ; je monterai d'un seul bond l'escalier de l'influence et du commandement ; je serai chef parmi les chefs. » Il s'était dit cela, et il s'était mis à l'œuvre. Il avait pris toutes ses mesures ; il avait calculé le moment où Napoléon, recommençant la guerre, avait contre lui les mères et l'Europe, et où la mort de l'empereur tuait du même coup l'empire. Il avait choisi l'assassin qu'on ne voit pas, qu'on n'arrête pas, qu'on ne surprend pas en flagrant délit du geste, qui s'insinue, qu'on respire avec l'air, le poison. Et, en remettant la lettre à Trichter, il avait pensé : « Voilà ce qui me fait monter au premier échelon ! »
C'est ce qui l'avait fait descendre au dernier !
Les partis ne pardonnent pas les tentatives avortées. La Tugendbund en avait voulu à Samuel de l'avoir compromise sans succès. La réussite eût fait son action glorieuse, l'échec la faisait ignominieuse. Il avait été rejeté comme la pire espèce de criminel : l'auteur d'un crime manqué.
Donc, ce qui devait l'élever l'avait fait déchoir, ce qui devait le mettre au sommet de l'Union de Vertu l'avait mis en dehors ; ce qui devait faire de lui un des rois souterrains de l'Allemagne l'avait réduit à s'enfuir précipitamment de l'Allemagne et n'y pas remettre les pieds.
Et cependant, avec cette sourde obstination de l'homme contre les lois inexorables, il revenait à la charge et il recommençait cette lutte impie et grandiose d'Ajax contre les dieux.
Les machinations que nous lui avons vu préparer dans l'intérêt de son ambition et de son amour tourneront-elles cette fois encore contre lui ? Ses plans, si profondément et si ténébreusement combinés d'après la connaissance de l'humanité en général, et du caractère de Julius en particulier, sont-ils destinés à lui devenir encore un coup des embarras et des entraves ? On va le voir.
Nous avons demandé à nos lecteurs la permission de sauter plusieurs semaines.
Vers le milieu d'avril 1829, on jouait à l'Opéra la Muette, alors dans sa nouveauté et dans sa vogue.
Ce n'était pas seulement la musique d'Auber, si vive et si française, qui faisait courir Paris aux représentations de la Muette. Il y avait, dans le sujet même, un rapport intime avec la situation politique dont on ne se rendait pas compte, et qui prenait les esprits à leur insu. La révolution prochaine, encore invisible à l'horizon, semblait se refléter d'avance dans cette révolte du peuple de Naples. Tous les instincts de liberté qui allaient éclater si formidablement tout à l'heure, et jeter par terre un trône séculaire, trouvaient leur expression dans les notes insurgées d'Auber. L'air si entraînant :

Amour sacré de la patrie
Soutiens l'audace et la fierté ;
à mon pays je dois la vie,
Il me devra la liberté !
était chaque fois bissé et acclamé. Un gouvernement intelligent aurait étudié ces symptômes de l'esprit public, et se serait conduit en conséquence. Mais les gouvernements ne se doutent jamais des révolutions que le lendemain.
Samuel, n'étant pas le gouvernement, était venu ce soir-là à l'Opéra tâter le pouls à l'opinion publique. Le premier acte s'achevait quand il entra au balcon. Toutes les places étaient prises.
Il obtint de l'ouvreuse de rester debout dans un coin, d'où il ne voyait pas la scène ; mais ce n'était pas pour la scène qu'il venait.
Le premier acte finit ; le balcon se désemplit. Samuel s'avança et regarda dans la salle, comme cherchant quelqu'un.
Olympia était dans une loge de face du premier rang ; Lothario était avec elle. Samuel eut un geste de mécontentement.
- Va-t-il rester là toute la soirée ? grommela-t-il entre ses dents. Il faut pourtant que je la voie seule. Il a l'air de n'être pas mal avec elle. Ah çà ! est-ce qu'il ferait concurrence à son oncle ? J'y ferai attention. Il est jeune et beau, qu'il prenne toutes les femmes, excepté Olympia et l'autre. Du reste, je ne sais pas pourquoi je suis toujours si prompt à m'inquiéter. Quant à Frédérique, il ne l'a même pas revue depuis deux mois, et, pour ce qui est d'Olympia, il est venu lui faire une visite de politesse dans l'entr'acte et voici qu'il la quitte.
Lothario, en effet, se levait et prenait congé de la cantatrice. Au moment où Samuel, croyant Olympia seule, allait sortir pour aller à sa loge, il vit se pencher à côté d'elle la tête de Gamba.
- Bon ! au frère, à présent ! murmura-t-il.
Et il resta au balcon.
Le deuxième acte commença. Renfoncé dans son angle, Samuel chercha la loge de l'ambassadeur de Prusse. Julius n'y était pas : Lothario et un autre secrétaire l'occupaient seuls.
Après l'acte, Samuel, las d'attendre, alla se faire ouvrir la loge d'Olympia.
« Elle renverra son frère, » se dit-il.
Il entra, et salua profondément. Olympia le reçut avec une froideur hautaine et une politesse glaciale.
Pourtant elle fit ce que Samuel avait prévu.
- Mon cher Gamba, dit-elle, tu serais bien bon d'aller voir sur l'affiche qui est-ce qui danse dans le ballet.
Gamba comprit sans doute ce que cela voulait dire, car il jeta un regard suppliant sur Olympia.
- Oui, dit-il, mais à condition que je reviendrai pour l'acte du ballet. Tu sais que c'est le seul que j'apprécie, et je n'ai pas avalé deux actes de musique pour manquer précisément la pantomime.
Et il sortit de la loge.
- Pardonnez-moi, madame, dit Samuel en s'asseyant, de vous priver un moment de votre frère. Je sais trop que je ne le remplace pas. Et cependant, n'est-on frère que par le sang et par la chair ? Ne l'est-on pas aussi par l'esprit, par la parenté des idées qu'on peut avoir sur la vie, ou des projets qu'on peut avoir arrangés ensemble ? J'en jure par l'opinion que j'ai de vous et par celle que j'ai de moi-même, plus que celui qui vient de nous quitter, je suis votre frère et vous êtes ma sœur.
- Vous aviez à me parler ? demanda la cantatrice, coupant court à cette direction de l'entretien.
- Je venais, dit Samuel, vous demander des nouvelles de mon très excellent ami le comte d'Eberbach ? Comment se porte son amour ?
- Mal, répondit Olympia.
- Allons donc ! c'est impossible !
- Non pas, c'est certain. Les premiers jours, il était très amoureux, très tendre, très respectueux, et j'ajouterai très charmant. Mais, depuis une quinzaine de jours surtout, il a changé à ne plus le reconnaître. Il est maintenant inégal, capricieux, morose.
- C'est que vous n'avez pas voulu vous donner la peine de le prendre, dit Samuel. Les hommes sont si bêtes que la grandeur et la simplicité les repoussent plus qu'elles ne les attirent. C'est par la petitesse et par l'habileté qu'on les retient. Il y a toutes sortes de moyens de les apprivoiser, et la beauté ni l'esprit ne sont rien sans la manière de s'en servir. Vous, vous êtes belle et spirituelle, et vous vous laissez faire. C'est insensé ! Vous êtes toute charmante, vous vous prodiguez, vous êtes bonne, vous êtes absurde. Vous avez satisfait ses caprices au lieu de les irriter par la résistance. Il vous a priée de vous habiller d'une certaine façon qui lui rappelle une femme à laquelle il trouve que vous ressemblez ; il vous a demandé de mettre des châles de telle couleur, de vous coiffer de telle manière. Vous vous êtes prêtée à toutes ses fantaisies avec une patience et une douceur parfaitement maladroites, permettez-moi de vous le dire. L'obstacle est le principal aimant du désir humain, et c'est même naïf à dire : ce qu'on a, on ne le désire plus.
- Que voulez-vous ? dit Olympia. Ce qu'il aime, ou plutôt ce qu'il a aimé un moment en moi, ce n'est pas moi, c'est ma ressemblance avec une autre femme ; c'est une morte, c'est une femme disparue qui a emporté avec elle sa vie dans la tombe. Pouvais-je me refuser à contenter ce souvenir sacré ? Je n'étais pas jalouse de cette morte ; il l'aimait, et je l'aidais à l'aimer. Mais, maintenant, je crains bien qu'il ne l'ait oubliée, elle aussi, après tant d'autres, et que la pauvre morte ne soit expirée pour la seconde et dernière fois.
- Mais, demanda Samuel, si vous croyez réellement qu'il ne vous aime plus autant que dans les premiers jours, pourquoi n'avez-vous pas suivi mes conseils dans le commencement, et pourquoi n'avez-vous pas profité de sa passion naissante pour parler sérieusement mariage et l'ensager ?
- Je suis bien heureuse de ne pas l'avoir fait, répondit Olympia. Je le connais aujourd'hui. Je sais que ce n'est pas l'homme dont vous m'aviez parlé. Vous me le peigniez doux, triste, accablé d'une mémoire toujours chère, et, à travers cela, plein d'abnégation et de tendresse, dévoué à qui l'aimait, reconnaissant envers qui le comprenait. Il a peut-être été ainsi autrefois. Mais, en ce cas, la vie qu'il a menée a bien flétri en lui cette fleur de sentiment. Il est maintenant égoïste, exigeant, absorbant même. Il faut que toute pensée soit à lui. Il a les volontés impérieuses de la faiblesse et de la maladie. Il ne donne rien de son âme, et il veut tout de la vôtre. Moi, pour qui l'art est devenu toute la vie, puis-je consentir, par exemple, à renoncer à jamais au théâtre, et peut-être à la musique, comme il le demande ? Lord Drummond est moins despotique.
- Qu'importe ! dit brusquement Samuel, puisqu'il a si peu de temps à vivre.
Olympia le regarda en frissonnant.
- Ne dites pas cela ! s'écria-t-elle. Je ne le crois plus, je ne veux plus le croire, et je ne veux pas que vous le croyiez plus que moi. Vous ne pensez pas ce que vous dites, n'est-ce pas ? Je vous ai deviné. Vous voulez m'engager. Ne me dites pas qu'il va mourir, parce qu'alors serais capable de me sacrifier et d'accepter tout. Mais non, le comte d'Eberbach, j'en conjure Dieu, a encore de longues années à vivre. Et je ne suis pas celle qu'il faut pour accompagner ces années. Il y a encore en moi, malheureusement peut-être, trop d'amour et trop de vie. J'ai bien réfléchi. Ce n'est ni une femme ni une maîtresse qu'il lui faut, c'est quelque chose comme une fille. Tout ce qui ressemble à une volonté, à un désir, à une passion ou à une idée un peu forte, le fatigue non seulement chez lui, mais chez les autres. Or, il y aura toujours en moi un regret amer qui l'irriterait, le regret de Mozart et de Rossini. Je me sacrifierais sans le sauver, et, au lieu de le consoler, je lui ferais du mal.
Samuel regardait fixement Olympia.
Elle poursuivit :
- Dans quelques années, je ne dis pas. Quand je n'aurai plus la puissance de ma voix, quand je serai moins près de l'enthousiasme de mon parterre de Naples, de Venise ou de Milan, quand j'aurai moins d'aspirations et plus de souvenirs, je serai sans doute moins incapable de ce rôle de sœur de charité que vous voulez me donner près de ce cœur endolori. Mais aujourd'hui, mon âme est trop remuante encore, et j'ai les mouvements trop brusques pour ne pas le froisser.
Samuel interrompit Olympia.
- Vous ne pensez qu'à lui, dit-il. Mais vous ? Qu'appelez-vous vous sacrifier ? Est-ce de gagner dix millions ?
- Oui, répondit-elle, si ces dix millions me coûtent un mensonge. Tromper le comte d'Eberbach, et le faire croire à un sentiment que je n'éprouverais pas, c'est ce qui me sera toujours impossible. Je suis trop fière, et, si vous voulez, trop sauvage, pour me contraindre à une pareille hypocrisie. Je ne suis comédienne qu'au théâtre.
Samuel s'aperçut qu'il avait pris un mauvais moyen. Il essaya d'un autre.
- Ah çà ! dit-il, nous discutons sur le vide. Nous partons de ce point que Julius est changé. Mais où avez-vous trouvé ce changement ? Quant à moi, je vois le comte d'Eberbach tous les jours, je ne trouve aucune différence dans ses sentiments à votre égard, et il me parle de vous avec la même admiration passionnée que le premier jour.
- Je ne vous crois pas, dit Olympia.
- Mais en quoi sa conduite est-elle différente ?
- Je vous répète que c'est un autre homme.
- Mon Dieu ! les hommes ne sont pas tout d'une pièce, et ne se ressemblent pas à toutes les minutes. à moins d'avoir un amoureux en bois, il faut s'attendre à voir l'homme le plus épris avoir des instants d'humeur et de maussaderie. Les hommes ont leurs affaires qui ne les lâchent pas, leurs soucis qui entrent avec eux partout où ils vont, leurs ennuis qui les traquent jusqu'aux pieds de leurs maîtresses. Julius peut avoir dans ce moment une préoccupation fâcheuse qui ne vous touche en rien. Qui sait s'il n'a pas reçu de son gouvernement quelque communication qui le tracasse ? Il peut lui être arrivé quelque chose de Berlin ou de Vienne.
- Oui ! s'écria Olympia éclatant, c'est ce qui lui est arrivé de Vienne qui me l'arrache !
- Qu'est-ce donc qui est arrivé ? demanda Samuel.
- Une femme.
- Une femme ! répéta Samuel avec un étonnement qui n'était peut-être pas très sincère.
- Oui, faites semblant de ne pas le savoir, reprit Olympia d'un accent ému et, malgré elle, amer. Croyez-vous que je sois aveugle ou imbécile, et que je ne m'aperçoive de rien ? Croyez-vous que je n'aie pas mon orgueil aussi, moi, et que je ne me dise pas que, quand on me quitte, il faut qu'on ait une raison ? Je sais, ne niez pas, j'en suis sûre ! je sais, et vous savez comme moi, qu'il y a quinze jours, juste au moment où le comte d'Eberbach a semblé se refroidir pour moi, il est arrivé de Vienne une femme, une veuve, jeune encore, riche, noble, éclatante toujours, une beauté célèbre, une influence puissante en Autriche. Je sais que cette femme a été la maîtresse de Julius, qu'il l'a aimée et qu'il l'aime toujours. Elle n'a pu rester loin de lui. Et, tout à coup, elle est arrivée à Paris. Je vous défie d'oser dire non. Et alors, elle le tient par tous les côtés, par son amour non éteint, par son ambition. Nièce de qui vous savez, alliée à la famille impériale, elle peut à son gré l'élever ou le briser. Elle est venue loger dans le faubourg Saint-Germain, à deux pas de l'hôtel de l'ambassade de Prusse. Amour ou peur, dès qu'il l'a revue, il s'est détourné de moi. C'est cette impérieuse beauté qu'il aime, et, s'il se marie, c'est elle qu'il épousera. Eh bien ! qu'il l'épouse.
Olympia prononça ce mot avec une sorte de colère douloureuse qui alluma dans l'œil de Samuel un éclair de joie et d'ironie.
- Ah ! s'écria-t-il, vous êtes jalouse ! vous l'aimez !
La cantatrice se redressa.
- Qu'est-ce que cela vous fait ? demanda-t-elle. Je vous trouve hardi de jouer avec mon cœur. Vous n'en êtes pas où vous croyez, si vous espérez me tenir. Il ne s'en faut de rien, je vous en avertis, que je ne quitte Paris demain, ce soir, tout à l'heure. Depuis dix jours, je suis attendue à Venise. J'ai un engagement que je ne puis rompre. Une création, dans un opéra de Bellini, m'attend là-bas. J'oublierai tout, passé et avenir, bercée par cette grande consolation, la musique, ma vraie vie, mon bonheur, mon idéal réel !
Samuel sourit.
à ce moment, l'orchestre se remplissait de musiciens ; on commençait à rentrer dans la salle, l'entr'acte allait finir.
- Voilà le troisième acte qui va commencer, dit Samuel, et votre frère qui se fait ouvrir la loge. Je reviendrai dans la soirée, je vous ramènerai Julius, et vous lui pardonnerez. Après ce que vous m'avez dit, j'en suis sûr.
Et, saluant la chanteuse, il se croisa avec Gamba qui rentrait.
« Elle aime Julius ! pensait-il. Je la tiens, elle. »
- Qu'as-tu à avoir cet air triomphant ? lui demanda subitement une voix.
Il leva la tête. C'était Julius.
- Tu arrives ? dit Samuel.
- à l'instant même, repartit Julius.
- Tu viens dans la loge d'Olympia ?
- Non.
- Tu vas à ta loge ?
- Non. Faisons un tour de foyer.
Ils se mirent à marcher dans le couloir, accostés çà et là par des amis, diplomates, députés, journalistes, tous portant un nom dans la politique ou dans les lettres. Ils causèrent, de cette conversation leste et vive propre à la France, qui court d'un sujet à l'autre, et qui fait tenir dans cinq minutes l'art et la civilisation, l'humanité et les femmes, Dieu et le diable.
Le rang officiel du comte d'Eberbach n'empêcha pas qu'on ne parlât politique avec liberté entière. En France, on discute en riant ; les adversaires se serrent la main, les principes ennemis se tutoient dans les foyers des théâtres jusqu'à la veille d'une révolution, et, le lendemain, ils se tirent des coups de fusil sur les barricades.
On causait aussi un peu de l'opéra. Les critiques et les musiciens trouvaient que c'était la plus mauvaise partition d'Auber. Les gens du monde et les bustes du foyer n'avaient pas d'opinion.
La clochette sonna, et bientôt le foyer et le couloir furent vides.
- Viens-tu dans la salle ? demanda Samuel à Julius.
- Pourquoi faire ? dit Julius. Nous sommes bien ici. On est mieux assis, et l'on n'entend pas la musique.
- Soit, reprit Samuel. D'autant plus que je ne suis pas fâché d'être un moment seul avec toi. J'ai à te gronder au sujet d'Olympia.
- Je t'en prie, ne me gronde pas. Je hais les disputes, et toute discussion me fatigue.
- Tant pis pour toi, dit Samuel. Il ne fallait pas alors t'embarquer dans une affaire où tu ne voulais pas rester. Tu m'as employé là dedans ; je suis allé de l'avant ; je t'ai précédé, je t'ai annoncé, et maintenant tu me plantes là et tu te retires. Quelle opinion veux-tu que la signora Olympia ait de moi ? quel personnage m'as-tu fait jouer ? Au moins, donne-moi tes raisons. Qu'est-ce qu'elle t'a fait ? Elle te tenait tant à cœur ; qui diable a pu te désenchanter en un clin d'œil ? Elle n'est pas moins belle qu'il y a un mois. Elle a toujours la même figure ; pourquoi n'as-tu plus les mêmes yeux ?
- Est-ce que je le sais ? dit Julius impatienté. Je l'ai aimée et je ne l'aime plus, voilà la vérité. Quant à la cause, demande-la au mystère qui fait pousser les plantes et qui les fait se flétrir. J'ai sans doute aimé cette femme uniquement parce qu'elle me rappelait Christiane. Tu dis qu'elle est restée la même ; non, elle n'est pas restée la même. Je l'ai aimée tant qu'elle a été pour moi ce qu'elle avait été d'abord, une créature mystérieuse, une image du passé, un souvenir. Mais, quand je l'ai vue tous les jours, elle est devenue une femme. Une femme vivante. Un être particulier et distinct, et non plus le reflet et le portrait d'une autre. J'aurais continué à l'adorer ; je l'aurais épousée, peut-être, si elle avait continué à être ce que je la voulais. Mais il aurait fallu qu'elle ressemblât toujours à une morte, qu'elle fût immobile, une ombre palpable que j'aurais regardée et qui n'aurait pas remué. Hélas ! elle vit, elle parle, il y a plus, elle chante ! ô mon cher Samuel, dis que je suis visionnaire, dis que je suis malade ; mais ce chant admirable, ce chant divin qui vous transporte me met hors de moi, comme une fausse note horrible ; pour moi, cette voix si pure détonne, crie et jure ! Olympia ne ressemble à l'humble et douce Christiane que de visage. C'est une artiste fière, volontaire, puissante. Un jour que, dans une heure d'illusion, croyant revoir Christiane en elle, je lui ai dit que je la voulais pour femme, t'imagines-tu qu'elle m'a demandé si j'exigerais qu'elle renonçât au théâtre ? Et comme, attristé de la question, je ne répondais même pas, figure-toi qu'elle m'a dit que, pour quelques années au moins, ce sacrifice serait au-dessus de ses forces. Alors, sous la fille du pasteur, j'ai vu reparaître brusquement la fille du Bohémien.
- Ainsi, dit Samuel, tu lui en veux surtout d'être vivante ?
- Oui, dit Julius, c'est la morte seulement que j'aime.
- Tu lui en veux de vivre ? insista Samuel. Tu en veux à la statue d'être animée ? Et si cette âme que tu lui reproches était pleine de toi ? si elle ne vivait qu'en toi ?
- Que veux-tu dire ? demanda Julius.
- Je veux dire qu'elle t'aime.
- Elle m'aime ? dit Julius.
- Oui, elle est jalouse de la princesse ! poursuivit Samuel, décidé à frapper un grand coup, et observant sur Julius l'effet de cette révélation. Ah ! cela te touche enfin ? continua-t-il.
- Cela m'effraie, repartit Julius.
- Comment ! reprit Samuel désappointé.
- Il ne me manquerait plus que d'être aimé par une femme comme Olympia. Mon pauvre ami, regarde-moi donc. Je suis trop las, trop triste, trop désabusé pour que la passion ne me fasse pas peur. Ce qu'il me faudrait aujourd'hui, c'est le calme, c'est l'oubli. Que veux-tu, bon Dieu ! que je fasse d'une femme jalouse, passionnée, violente ?
Samuel le regarda entre les deux yeux.
- Tu aimes donc la princesse ? demanda-t-il avec inquiétude. Tu penses à l'épouser, peut-être ?
- Je ne me remarierai jamais, Christiane seule aura porté mon nom. Je ne l'aurais donné qu'à celle qui aurait été son image parfaite. Mais Olympia, qui a sa figure, n'a pas son âme. Je le garde donc. Quant à la princesse, son arrivée subite m'a surpris et contrariés. Je ne tiens nullement à elle ; je ne l'aime pas et je ne la crains pas. Elle peut me faire rappeler. Mais je me soucie médiocrement de ma position. Je suis assez riche pour n'avoir besoin de personne, et le métier d'ambassadeur n'a rien de prodigieusement amusant. Il faut ne l'avoir jamais été, comme toi, pour avoir envie de l'être. Rien donc ne me forçait à ménager la princesse, sinon qu'une rupture ouverte eût amené des luttes et des déchirements. Ma foi, j'ai reculé. Je suis resté lié, non par amour, mais justement par l'indifférence.
Samuel fut effrayé de cette apathie.
- Allons, dit-il, il est de mon devoir de te secouer. Tu t'endors dans la neige. C'est la mort.
- Tant mieux, dit Julius.
- Mais moi, dit Samuel, je ne puis m'associer à un suicide. Voyons, réveille-toi. Viens voir Olympia. Elle n'a jamais été plus charmante.
- Que m'importe ?
- Elle n'a jamais tant ressemblé à Christiane.
- Raison de plus pour que je n'aille pas la voir. Je me reprendrais à cette apparente ressemblance, et demain la vérité reviendrait me faire payer l'illusion d'un moment.
- Alors, pourquoi es-tu venu ici ce soir ?
- Pour te prendre, répondit Julius. Oublies-tu que nous avons ce soir une troisième réunion de cette vente à laquelle tu m'as déjà conduit deux fois ?
- Il est trop tôt, dit Samuel. Ce n'est que pour minuit. Nous irons après le spectacle.
- Partons tout de suite, je t'en prie, insista Julius. Nous irons tuer le temps où tu voudras ; mais j'ai une raison pour ne pas rester ici.
- Laquelle ?
- C'est que la princesse doit venir ce soir pour la fin de la Muette, en sortant d'un raout du ministre de Bade. Elle m'a fait dire qu'elle viendrait dans la loge de l'ambassade. Or, si je reste, je serai obligé de lui tenir compagnie. Allons-nous-en.
- Tu préfères la politique à la princesse ? dit Samuel, tâchant de le trouver vivant au moins par un côté.
- Oui, dit Julius, parce que dans la politique que nous faisons, nous risquons nos vies.
« Cadavre ! pensa Samuel avec une rage sourde. Mais à quoi bon maintenant le mener là, s'il refuse de me suivre où je veux ! »
Il s'efforça encore de le décider à entrer dans la salle et à ne pas partir sans avoir dit au moins bonsoir à Olympia. Mais ce fut impossible.
- Ne me tourmente pas, supplia Julius. Ce bruit et cette lumière me fatiguent. Je n'ai jamais compris le plaisir de l'éblouissement et de l'étourdissement. Je n'ai pas l'ambition de devenir aveugle et sourd.
- Lothario avait quelque chose à te dire, essaya encore Samuel.
- Il me le dira demain matin, répliqua Julius.
- Il s'inquiétera de toi.
- Je vais lui faire dire par un valet de pied que je suis obligé de partir, et que je le prie de reconduire la princesse. Sortons.
- Sortons donc, dit Samuel.
Ils descendirent l'escalier.
Ils étaient sous le vestibule, et allaient pousser la porte, quand elle s'ouvrit.
Une femme entra, grande, les yeux bleus et durs, les cheveux d'un blond ardent, belle, souriante, hautaine.
Elle était au bras d'un vieillard très quelconque, lequel était le ministre de Bade.
- Tu vois, avec tes retards ! murmura Julius avec humeur à l'oreille de Samuel.
La princesse vint droit à Julius.
- Comment, vous partiez, monsieur le comte ?
- Il est si tard ; j'ai cru que vous étiez retenue et que vous ne viendriez pas.
- Me voici. Votre bras.
Et, quittant sans façon le bras du ministre de Bade, elle prit celui de Julius.
- Vous permettez, n'est-ce pas ? dit-elle ensuite au ministre assez piteux.
Julius jeta à Samuel un regard de victime modérément résignée.
- Eh bien ! montons-nous ? dit la princesse.
- Tout de suite, madame, répondit Julius.
Et, se retournant vers Samuel :
- En ce cas, à minuit. Je te rejoindrai.
Et il remonta l'escalier avec la princesse, le ministre de Bade à côté d'eux.
Samuel hésita un moment, puis se décida à remonter aussi.
Il rentrait au balcon, lorsque la princesse et Julius entrèrent dans la loge de l'ambassade.
La princesse ne manqua pas à la mode des jolies femmes, qui est de renverser quelques fauteuils quand elles arrivent au spectacle pendant un acte. Aussi toute la salle se retourna de son côté, et aussitôt toutes les lorgnettes furent braquées sur cette femme, grande comme Diane et blonde comme le soleil.
Olympia regarda comme tout le monde.
En voyant cette femme avec Julius, elle pâlit, et mit son bouquet devant son visage pour cacher son trouble.
- Qu'avez-vous donc ? lui demanda lord Drummond, qui venait d'entrer dans sa loge.
- Rien, dit-elle.
Le troisième acte finissait.
La toile n'était pas tombée qu'elle se tourna vers lord Drummond.
- Voudriez-vous me donner le bras jusqu'à ma voiture ? dit-elle.
- Vous partez sans entendre la fin ? dit lord Drummond.
- Oui, j'en ai assez. Et puis, je me sens un peu fatiguée.
- Partons, dit lord Drummond.
Samuel avait remarqué l'émotion d'Olympia. Il se précipita pour la rejoindre.
Elle était déjà dans l'escalier, courant et fuyant presque, au bras de lord Drummond.
En voyant lord Drummond avec elle, Samuel n'osa pas l'arrêter et lui parler. Mais il aborda Gamba qui les suivait.
- Est-ce que la signora se trouve indisposée ? demanda-t-il
- Oh ! non, signor, répondit joyeusement Gamba ; au contraire, elle ne s'est jamais mieux portée ; car, tandis que lord Drummond était sorti une seconde pour demander son manteau, elle m'a dit : « Gamba, fais nos paquets cette nuit ; nous partons demain au point du jour pour Venise. »
Et Gamba sortit lentement, laissant Samuel foudroyé.
« Ah çà ! se dit-il, que diable vais-je aller faire avec lui maintenant à cette vente ? »



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