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Chapitre VIII
Samuel est presque étonné

Il était alors minuit, heure où, depuis deux heures, tout dort dans les villes d'Allemagne, même dans les Universités. Il n'y avait plus d'éveillé à Heidelberg que le Commerce de renards.
Samuel se dirigea vers les quais, choisissant les rues les moins hantées et se retournant par intervalles pour s'assurer qu'il n'était pas suivi. Il gagna ainsi les bords du Neckar, qu'il longea quelque temps ; puis il tourna brusquement à droite, et prit les rampes qui conduisent aux ruines du château d'Heidelberg.
Au premier étage de cette route-escalier qui grimpe la côte, un homme sortit soudain d'un bouquet d'arbres et vint à Samuel :
- Où allez-vous ?
- Je vais sur la hauteur où l'on s'approche de Dieu, répondit Samuel, selon la formule prescrite.
- Passez, dit l'homme.
Samuel continua son ascension et eut bientôt gravi les dernières marches.
Quand il fut arrivé à l'enceinte du château, un second veilleur se détacha d'une poterne :
- Que faites-vous ici à cette heure ?
- Je fais l'..., dit Samuel.
Puis, au lieu d'achever le mot d'ordre, il se mit à ricaner : une des idées bizarres qui lui passait par la cervelle.
- Ce que je fais ici à cette heure ? reprit-il simplement. Eh ! parbleu ! je me promène.
Le veilleur tressaillit ; et, comme dans un moment de colère, frappant bruyamment la muraille d'un bâton ferré qu'il tenait à la main :
- Retournez chez vous, je vous le conseille, dit-il à Samuel ; ni l'heure ni le lieu ne sont propres à la promenade.
Samuel haussa les épaules.

- Il me plaît d'admirer les ruines au clair de lune. Qui êtes-vous pour m'en empêcher ?
- Je suis un des gardiens du vieux château, et l'ordonnance ne veut pas qu'on y pénètre après dix heures.
- Les ordonnances sont pour les philistins, dit Samuel, et moi je suis un étudiant !
Et il fit mine d'écarter le veilleur pour entrer.
- Pas un pas de plus, sur votre tête ! cria l'homme en mettant la main dans sa poitrine.
Samuel crut voir qu'il en tirait une lame. En même temps, avertis par le bruit du coup de bâton, cinq ou six hommes s'approchaient silencieusement en se glissant derrière les broussailles.
- Oh ! pardon, dit alors Samuel en riant, vous êtes peut-être celui auquel je dois répondre : Je fais l'œuvre de ceux qui dorment.
Le veilleur respira et remit son couteau dans son gilet. Les autres s'éloignèrent.
- Il était temps, l'ami, dit le veilleur. Une seconde de plus, vous étiez mort.
- Oh ! j'aurais un peu résisté. Mais je vous fais mon compliment sincère. Je vois que nous serons bien gardés.
- N'importe, camarade, vous êtes hardi de jouer avec ces choses-là.
- J'ai joué avec bien d'autres.
Il passa et entra dans la cour. La lune donnait en plein sur la façade de l'antique château de Frédéric IV et d'Othon-Henri. C'était un magnifique spectacle que de voir ainsi éclairées les deux fourmillantes devantures sculptées, l'une pleine de divinités et de chimères, l'autre pleine de palatins et d'empereurs.
Mais Samuel n'était pas en humeur d'admirer des sculptures. Il se contenta, en passant, de dire un mot obscène à Vénus, de faire un geste de défi à Charlemagne, et il alla droit à l'entrée de la ruine.
Une troisième sentinelle défendait l'entrée :
- Qui êtes-vous ?
- Un de ceux qui punissent les punisseurs.
- Suivez-moi, dit la sentinelle.
Samuel suivit son guide à travers les broussailles et les débris, non sans se cogner plus d'une fois le genou aux blocs tombés et ensevelis dans les hautes herbes.
Quand il eut traversé ces décombres énormes d'un grand palais et d'une grande histoire, quand il eut bien foulé du pied ces plafonds que tant de rois avaient vus sur leur front, le guide s'arrêta, ouvrit une porte basse, et montra une excavation dans le sol.
- Descendez, dit-il, et ne bougez pas jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher.
Il referma la porte, et Samuel se trouva dans un sentier en pente où pas un rayon ne parvenait ; puis la pente cessa. Au moment où Samuel entrait dans une sorte de cave profonde, et avant que ses yeux se fussent habitués à l'ombre, il sentit une main qui serrait la sienne, et la voix de Julius lui dit :
- Tu es en retard. Ils entrent en séance. écoutons et regardons.
Samuel se fit aux ténèbres et put alors distinguer à quelques pas des formes humaines dans une sorte de chambre fermée par un renflement du terrain et par des arbustes. Là, sur des blocs de granit, sur des quartiers de grès, sur des fragments de statues, sept hommes masqués étaient assis : trois à droite, trois à gauche, le septième au centre et plus élevé que les autres.
Un filet de lune filtrant à travers les fentes de la pierre éclairait faiblement le mystérieux conclave.
- Introduisez les deux champions, dit un des Sept.
Mais celui qui parlait n'était pas celui qui paraissait le président, et qui, lui, restait muet et immobile.
Samuel allait s'avancer quand deux jeunes gens précédés d'un assesseur entrèrent.
Samuel et Julius reconnurent deux de leurs camarades de l'Université.
Celui des Sept qui avait dit de les introduire les interrogea.
- Vous vous appelez Otto Dormagen ? dit-il à l'un.
- Oui.
- Et vous, Franz Ritter ? demanda-t-il à l'autre.
- Oui. Vous appartenez tous deux à la Tugendbund ? (Union de Vertu.)
- Oui.
- Comme tels, vous vous souvenez que vous nous devez obéissance absolue ?
- Nous nous en souvenons.
- Vous êtes de l'Université d'Heidelberg et de la Burgenschaft (tige des compagnons) ; alors vous connaissez deux d'entre vous qui occupent à l'Université des grades élevés, Samuel Gelb et Julius d'Hermelinfeld ?
Samuel et Julius se regardèrent dans l'ombre.
- Nous les connaissons, répondirent les étudiants.
- Vous avez tous deux une grande réputation d'escrime, et vous avez toujours été heureux dans tous ces duels dont les étudiants font les apéritifs de leurs déjeuners ?
- En effet.
- Eh bien ! voici nos ordres : Demain, sans autre retard et sur n'importe quel prétexte, vous provoquerez Julius d'Hermelinfeld et Samuel Gelb, et vous vous battrez avec eux.
Samuel se pencha vers Julius :
- Tiens, dit-il, la scène n'est pas dénuée d'originalité. Mais pourquoi diable nous y fait-on assister ?
- Obéirez-vous ? demanda l'homme masqué.
Otto Dormagen et Franz Ritter se taisaient et semblaient hésiter. Otto essaya de répondre.
- C'est que, dit-il, Samuel et Julius savent aussi manier assez bien la rapière.
- Flatteur ! murmura Samuel.
- C'est pour cela, reprit la voix, que nous avons choisi deux tireurs comme vous.
- Si l'on veut être sûr du coup, dit Franz, le poignard vaudrait mieux que l'épée.
- Je le crois, dit Samuel.
L'homme masqué répondit :
- Il est nécessaire que la blessure s'explique naturellement. Une querelle entre étudiants est une chose de tous les jours qui n'inspirera pas de soupçons.
Les deux studiosi ne paraissaient pas décidés encore :
- Songez, ajouta la voix, que c'est le 1er juin, dans dix jours, la grande assemblée, et que nous aurons à y demander pour vous récompense ou châtiment.
- J'obéirai, dit Franz Ritter.
- J'obéirai, dit Otto Dormagen.
- C'est bien. Bon courage et bonne chance. Vous pouvez vous retirer.
Franz et Otto sortirent, emmenés par l'assesseur qui les avait introduits. Les Sept ne prononcèrent pas une parole.
Au bout de cinq minutes, l'assesseur revint et dit :
- Ils sont hors de l'enceinte.
- Introduisez les deux autres champions, dit l'homme masqué, qui parlait au nom des Sept.
L'assesseur se dirigea du côté où Julius et Samuel attendaient.
- Venez, leur dit-il.
Et Samuel et Julius se trouvèrent à leur tour dans cette étrange salle du conseil, en présence des sept hommes masqués.


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