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Chapitre LXVIII
Trichter ivre de peur

Le lendemain matin, c'était fête et transports de joie dans la ville d'Aschaffenburg.
Hommes, femmes, les tout petits enfants, et jusqu'aux vieillards centenaires, étaient répandus dans les rues et hors des murs. Napoléon allait arriver. L'homme historique qui emplissait les imaginations allait se révéler aux yeux. Chacun allait pouvoir le comparer à l'idée qu'il s'en faisait.
Une immense émotion remuait ces vastes flots de têtes, comme la marée qui monte à l'approche de l'astre.
Les groupes se hâtaient. Tout était oublié : commerce, soucis de la veille, affaires commencées. Les beaux garçons qui donnaient le bras aux belles filles profitaient de leur préoccupation pour leur emprunter quelques baisers qu'ils ne demandaient pas mieux, au reste, que de leur rendre au centuple.
Un seul être était mélancolique dans cette allégresse générale.
C'était notre ami Trichter.
Il se promenait, l'œil morne et la face baissée, avec une nouvelle connaissance qu'il venait de faire, et qui n'était autre que le Voyageur du Neckar.
- Mais qu'avez-vous donc ? lui demanda celui-ci.
- Mon cher Raümer, dit Trichter, je suis ému.
- ému de vin ? demanda judicieusement le Voyageur, qui, au nez écarlate de Trichter, n'avait pas été bien longtemps à reconnaître un buveur.
- Pouah ! dit Trichter avec mépris, il y a quinze ans que le vin ne m'émeut plus. Ce n'est pas que je me sois privé de boire ce matin. Au contraire : prévoyant l'émotion qui me serre en ce moment la gorge, j'ai voulu me monter un peu l'imagination ; j'ai essayé de me griser. Tentative ridicule ! Je le reconnais avec douleur, je puis me rendre malade, je puis me tuer de boisson, je puis me noyer par dedans ; mais, ô infirmité déplorable ! je ne peux plus me griser. Quelle faiblesse !
- Et, dit Raümer, pourquoi diable teniez-vous tant à vous griser aujourd'hui ?
- Parce que j'ai à présenter un placet à Napoléon.
- Quel placet ?
- Un placet que Samuel m'a dicté. Et concevez-vous ma position ? M'approcher de ce grand homme, le regarder, lui parler s'il m'interroge, parler à cet empereur sublime et colossal devant qui les canons baissent la voix ! Comment le pourrai-je de sang-froid ? Je suis ému, mon ami. Ah ! il y a des moments où j'ai bien des fourmis dans les mollets !
- Bah ! dit le voyageur, vous vous exagérez la chose. C'est une bagatelle de remettre un placet. Voulez-vous que je le remette, moi ?
- Non, répondit Trichter. Samuel m'a fait jurer de le remettre moi-même.
- Eh bien ! vous le remettrez. Un aide de camp le prendra, l'empereur passera son chemin et ne vous regardera même pas. N'allez-vous pas croire qu'il se mettra à lire votre placet ?
- J'en suis certain, dit Trichter. Samuel a pris des informations sûres et précises. à Mayence et sur toute la route, Napoléon a ouvert en personne tous les placets et a dicté les réponses le soir même. Il veut se rendre favorable l'Allemagne, qu'il va laisser derrière lui.
- Et ce placet a pour vous une grande importance ?
- Je crois bien ! C'est du pain pour ma vieille mère : du pain que je ne pourrai pas lui boire ; car je suis une misérable insatiable éponge, voyez-vous. L'année dernière, j'ai eu un jour à moi cinq mille florins. Je lui en ai envoyé cinq cents, avec lesquels elle a payé ses dettes. J'avais la meilleure intention de lui en envoyer d'autres. Mais depuis longtemps notre idéal, à moi et à un de mes amis appelé Fresswanst, était de nous livrer sérieusement et avec suite à quelques études comparées sur les vins étrangers. Nous abordâmes ce travail avec une telle conscience qu'en trois mois notre gosier avait mis à sec notre bourse.
Raümer se mit à rire.
- Ne riez pas, reprit Trichter avec mélancolie. Hélas ! je vis en même temps la fin de mon argent et de mon ami. Fresswanst, à la dernière bouteille, mourut d'une congestion cérébrale. Chute piteuse !... Entre nous, ajouta Trichter en baissant la voix, Fresswanst méritait-il sa réputation ? Quelle que soit l'opinion de la postérité sur ce buveur, j'étais ruiné. J'engageai Samuel Gelb, mon noble senior, à nous arranger quelque nouvelle émigration à Landeck. Village charmant, ce Landeck où l'on couche dans des nids, où l'on boit de l'eau-de-vie inouïe, et d'où l'on rapporte cinq mille florins ! Mais Samuel ne voulut pas se prêter à mon désir. Hier, par compensation de son refus, il m'a conseillé ce placet, qu'il a voulu m'écrire de sa propre main et dont il m'a garanti l'effet.
- Mais, ajouta Raümer, vous avez donc des droits à la faveur de Napoléon ?
- J'ai eu un oncle tué à son service. Car il faut, mon cher, que vous sachiez que je suis à moitié Français par la famille de ma mère. Voilà pourquoi, bien qu'Allemand et étudiant, je puis demander à Napoléon sans scrupule. Je parle français mieux que Racine. C'était mon oncle qui soutenait ma mère ; l'empereur lui a pris son soutien, il est donc juste qu'il vienne à son aide. S'il m'accorde la retraite que je réclame pour elle, je n'aurai plus de souci filial et je pourrai achever seul les expériences que ma débine et le trépas précoce du faible Fresswanst ont interrompues si fâcheusement pour mes travaux. Car, si je bois, soyez bien convaincu que ce n'est pas dans le vil but d'une jouissance personnelle. Il y a longtemps que je n'éprouve plus aucun plaisir ni aucune sensation à m'ingurgiter vos fades liqueurs humaines. Le kirsch et l'absinthe sont pour moi du lait et du miel. Excepté cette espèce d'eau-de-vie que j'ai bue à Landeck et qui m'a causé, je l'avoue, une douce chaleur, tout me semble de l'eau claire. C'est dans un but complètement désintéressé, pour la science et par simple amour de l'humanité, que l'alambic qui a l'honneur de vous parler persiste dans ses recherches. Vous comprenez, dès lors, de quelle importance il est pour le monde que l'empereur reçoive et exauce mon placet.
- Il l'exaucera, je n'en doute pas, répondit Raümer. Mais j'entends les vivat de la foule.
- Serait-ce le grand Napoléon ? demanda Trichter, déjà tout tremblant.
- Non. On crie seulement : « Vive la France ! » Ce ne sont probablement que quelques généraux ou aides de camp qui le précèdent.
- à la bonne heure ! dit Trichter, qui recommença à respirer.
- Où lui remettrez-vous votre requête ? demanda Raümer.
- Oh ! j'ai ma place prête. à l'entrée du palais du prince-primat. L'empereur doit y descendre pour déjeuner et pour recevoir les députations des alentours. Deux des chasseurs qui formeront la haie, grands admirateurs de ma capacité en fait de liquide, m'ont promis de me laisser passer jusqu'au grand homme. Je n'ai peur que de ma timidité. Ah ! si j'avais pu me griser ! Vous devez me trouver bien bavard. Mais si je vous parle avec cette volubilité depuis une demi-heure, ce n'est pas seulement pour vous ennuyer de mes affaires, c'est pour me mettre en train, si j'ai à parler à l'empereur. Je me monte la langue. Je l'habitue à aller toute seule.
Soudain Trichter s'interrompit et se remit à trembler.
- Ah ! pour le coup, balbutia-t-il, c'est bien vive l'empereur que l'on crie.
En effet, une formidable acclamation saluait l'approche de l'homme-prodige. Une immense masse de peuple refluait vers les deux causeurs.

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