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Chapitre LXV
Napoléon et l'Allemagne

Tandis que ces angoisses et ces terreurs agitaient le cœur d'une femme, de grands et formidables événements bouleversaient l'Europe. Napoléon, après avoir hésité longtemps, avait levé la grande armée et déclaré la guerre à la Russie. Il était parti de Paris le 9 mai pour cette campagne épique de 1812 et, au même moment où Christiane éperdue se demandait ce que le sort allait faire d'elle, le monde stupéfait regardait ce que Napoléon allait faire du sort. Le 11 mai, l'empereur était arrivé à Mayence où il avait, le 12, passé les troupes en revue, visité les fortifications et reçu le grand-duc de Hesse-Darmstadt. Dans la nuit du 12 au 13, il y eut conseil de la Tugendbund dans la salle secrète du Château-Double. Cette fois, les Sept de la première réunion y assistaient. Ils étaient masqués, quoiqu'il n'y eût personne avec eux. Aussitôt qu'ils furent tous assis autour de la table, le président prit la parole.
- Amis et frères, dit-il, j'entre sans préambule en matière car l'heure presse. Vous le voyez, tout semble tourner contre nous. Nous attendions le jour où Napoléon recommencerait la guerre, comptant que nos princes saisiraient cette grande occasion pour se séparer de sa cause et pour mettre leur épée dans le plateau de ses ennemis. Eh bien ! cette levée de boucliers, que nous espérions comme le signal d'une insurrection de toute l'Allemagne, Napoléon vient de la faire formidable et inouïe, et les princes allemands ne marchent pas contre lui, mais avec lui. Les vaincus de Wagram, d'Iéna et de Madrid grossissent contre la Russie l'armée des vainqueurs. Napoléon a souhaité que nos rois vinssent sur son passage lui rendre hommage ; pas un ne manquera à cet ordre. Il va se trouver à Dresde au milieu d'une cour de porte-couronnes. Saxe, Wurtemberg, Autriche, Prusse, Bavière et Naples, c'est à qui se mêlera à l'humble et étincelant cortège. C'est à cet abaissement que nous sommes descendus ! Voilà pour les rois. Passons aux peuples.
Et, s'adressant à l'un des Sept qui avait un paquet de lettres devant lui :
- Lisez les rapports, ajouta le président.
Celui auquel le chef parlait ouvrit une première lettre et lut.
« Mayence.
« Napoléon a été reçu avec enthousiasme. C'est à qui logera son escorte. On fraternise à chaque pas. Peuple et troupe, tout est dans l'enivrement. C'est une adoration universelle. L'empereur est un dieu ici. »
- Mais, interrompit le président, ce n'est encore là que l'Allemagne française. à l'autre.
Le lecteur ouvrit la seconde dépêche et lut.
« Wurtzbourg.
» De toutes les campagnes et de toutes les villes les populations, à la nouvelle que Napoléon doit passer ici le 13 dans la soirée, accourent, avides de l'entrevoir. Des arcs de triomphe de feuillage l'attendent aux portes. Un concert militaire lui sera offert et, depuis ce matin, la foule, qui écoute les répétitions, semble s'exercer à applaudir les airs français qui y sont exécutés. Fête partout. Les lampions sont hors de prix. Toute la ville sera illuminée. »
- à Wurtzbourg, dit le chef, nous ne sommes pas encore au cœur de l'Allemagne. Nous le sentirons peut-être battre à Dresde.
Le lecteur prit un troisième rapport.
« Dresde.
» Le roi et la reine de Saxe font leurs préparatifs pour aller au-devant de l'empereur Napoléon. La ville fera comme le roi et, grossie de toutes les populations de vingt lieues à la ronde, sortira à la rencontre du grand homme. Il y a ici encombrement de princes et de rois, mêlée de trônes, cohue de couronnes. Quant au peuple, il est ébloui ; l'enthousiasme déborde. Napoléon sera assourdi d'acclamations. On apprête au théâtre une pièce de circonstance qui le divinise. Le roi a lu le manuscrit et a décoré l'auteur. Toute la salle est louée... »
- Assez ! interrompit le président. Détournons les yeux de cette abjection de notre pays. C'est de cette façon que l'Allemagne reçoit un maître ! Celui qui lui met le talon sur la figure, elle lui lèche les pieds ! Cet homme va à la guerre comme les vainqueurs en reviennent : il triomphe d'avance, tant on est sûr qu'il vaincra !
Le président ajouta, non sans fierté :
- Mais nous restons, nous. Il y a encore l'Union de Vertu.
Il se tourna vers un autre des Sept.
- Dis-nous l'état de la Tugendbund.
- Hélas ! répondit celui-ci, de toutes parts les nôtres sont démoralisés. Cette acclamation des peuples sur les pas du conquérant leur paraît confirmer la consécration de la Providence qui l'a tiré d'en bas pour le mettre au-dessus de tout. La superstition s'empare des âmes. Beaucoup ont envoyé des demandes de retraite. Presque tous croient que Dieu est avec Napoléon et qu'il est impie de le combattre...
- Cela complète le reste, reprit le chef. Donc, partout lâcheté, débilité, effacement. Pas un cœur qui venge la nature humaine et qui, dans la prostration générale, reste debout. Tout rampe. Le bruit des éperons d'un passant glace d'épouvante tous ces fiers courages qui se jettent à plat ventre et se laissent écraser sans murmurer même une plainte. Ah ! l'Allemagne en est-elle là véritablement ? Faut-il abdiquer l'indépendance ? Faut-il renoncer à l'œuvre et dire : « Puisque vous voulez être esclaves, soyez-le ! » Personne ne se lèvera-t-il pour la cause de tous ? N'y a-t-il plus au monde un homme ?
Comme le président achevait ces paroles découragées, une sonnette résonna faiblement au-dessus de son fauteuil.
- Quel est ce bruit ? demanda l'un des Sept.
- C'est notre hôte, Samuel Gelb, dit le chef. Il demande à entrer.
- Qu'il entre ! reprirent-ils tous. Il a peut-être quelque nouvelle meilleure à nous apprendre.
Le chef frappa sur un timbre.
- Je demandais un homme, dit-il. Qui sait si Dieu n'exauce pas mon vœu ? Samuel est un ferme et vaillant champion qui pourrait bien être l'homme qu'il faut à la patrie et à la liberté.

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