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Chapitre LXII
La tentation de la mère

- Eh bien, monsieur, nous voilà seuls, dit impatiemment Christiane à Samuel... Monsieur, à quoi songez-vous donc ? ajouta-t-elle.
Car Samuel paraissait absorbé par une méditation distraite ou par un souvenir profond.
Chose étrange ! en cet instant suprême, sait-on à quoi songeait, en effet, Samuel ? à une gravure d'Albert Dürer, célèbre en Allemagne, et intitulée le Violent. Cette gravure représente la figure mystérieuse et bizarre d'un homme à demi nu, velu, musculeux, qui attire sur ses genoux une femme résistante et désespérée, mais qui l'attire avec une force si puissante et si invincible, avec une volonté si indifférente et si sourde, que devant le crime qui semble mêler le meurtre à l'amour, l'impression d'effroi efface toute idée de volupté, et que l'on rêve sous le sinistre symbole tout ce qu'il y a de cruel et d'impitoyable au monde : la Terreur, la Fatalité, la Mort.
C'est pourtant à cette horrible image que pensait Samuel, à côté de ce berceau d'agonie, et Christiane fut obligée de répéter :
- à quoi songez-vous, monsieur ? Parlez, agissez, au nom du ciel ! Je remets mon enfant dans vos mains. Cette affreuse maladie n'est pas mortelle, n'est-ce pas ?
- Elle se guérit, madame, répondit Samuel d'une voix profonde, elle se guérit lorsqu'elle est prise à temps.
- Oh ! cette fois elle est prise à temps ! s'écria Christiane. Il n'y a pas une demi-heure que les premiers symptômes se sont déclarés.
- Il est temps, c'est vrai, madame. Mais vous avez bien fait de vous hâter. Dans une demi-heure, il aurait été trop tard.
- Eh bien ! qu'attendez-vous pour commencer ?
Samuel hésita encore, puis dit enfin :
- J'attends... j'attends un mot de vous.
- Un mot de moi ! quel mot ?
Samuel était visiblement ému. Il n'y avait qu'une mère inquiète de son enfant pour ne pas remarquer le regard ardent et troublé que ses yeux, si froids et si impérieux jusque-là, jetaient sur cette chambre où l'heure provoquait la pensée des mystères qui avaient dû s'y passer à des heures pareilles, et sur cette ravissante Christiane aux cheveux dénoués, aux épaules demi-nues, aux yeux allumés par l'émotion, qui multipliait la beauté de la femme par la passion de la mère.
- écoutez, madame, reprit Samuel comme prenant un irrévocable parti. Vous m'avez jusqu'ici défié, raillé, vaincu. C'est mon tour. Les secondes sont comptées. Je n'ai pas le temps de ne pas être brutal. Vous me demandez la vie, la vie tout entière de votre enfant. Soit. Je vous la donnerai. Mais vous me donnerez en échange dix minutes de la vôtre.
Christiane le regarda, ne comprenant pas.
- Que voulez-vous dire ?
- Je dis que je vous propose un échange, reprit Samuel. Il dépend de moi de vous donner l'être qui vous est le plus cher au monde. Vous me le demandez. Il dépend de vous de me donner l'être qui m'est le plus cher au monde. Je vous le demande aussi. Et je vous répète que je vous donnerai une vie, et que vous ne me donnerez que dix minutes. Ce n'est pas encore assez clair ? En un mot, vous aimez votre enfant, et moi, je vous aime.
Christiane comprit, car elle jeta un cri d'horreur.
- Ah ! vous m'entendez enfin ! dit Samuel. C'est bien heureux !
- Misérable ! s'écria la jeune femme indignée, de telles paroles dans un tel moment !
- J'attends une réponse et non des injures, repartit Samuel.
- Taisez-vous, malheureux ! dit Christiane, car il me semble que Dieu va m'enlever mon enfant pour que sa pureté n'assiste pas à une pareille insulte à sa mère !
- Madame, reprit Samuel, puisque j'ai dit cela, vous devez bien penser que je ne me dédirai pas. Le temps marche et c'est la vie de Wilhelm que vous dépensez en paroles. Ma décision est inflexible. Je vous aime plus que vous ne croyez, plus que je ne le croyais moi-même. Pendant que vous hésitez, le croup n'hésite pas, lui. Dans vingt-cinq minutes il sera trop tard. Prenez garde de vous faire un remords avec un scrupule. Je vous jure que vous n'avez le choix qu'entre ces deux choses : votre enfant à la tombe, ou vous à moi.
- Est-ce un mauvais rêve ? se dit tout haut Christiane ; mais non, je sens trop que c'est la réalité. Voyons, monsieur, continua-t-elle suppliante, vous êtes un homme intelligent, réfléchissez. Est-ce qu'il est possible que je me donne comme cela, tout de suite ? Est-ce que vous me voudriez de cette façon ? Non, vous vous estimez trop. C'est là une violence morale que vous dédaignerez. Ce que je vous dis n'a rien de blessant pour vous. Quand même je vous aimerais, je ne pourrais pas être à vous, puisque je suis à un autre. Et à qui ! grand Dieu ! songez à qui !
- Ne réveillez pas Caïn, madame, murmura Samuel redevenu menaçant.
- Voulez-vous ma fortune, toute ma fortune ? Dites un mot et elle est à vous. Ce n'est pas une phrase. Devant Dieu, devant mon père et ma mère qui sont au ciel, j'obtiendrai de Julius – comment ? je ne sais pas, mais je jure que je l'obtiendrai -, j'obtiendrai qu'il partage avec vous sa fortune, ou, si vous voulez, qu'il vous la donne tout entière. Tout ce que nous possédons, acceptez-le, je vous en prie !
- Je vous remercie, madame, de me fournir l'occasion d'ennoblir mon forfait. Je ne veux, de vous, que vous.
L'enfant s'agita dans une nouvelle convulsion.
- Eh bien ! essaya encore la malheureuse mère, si c'est moi que vous voulez, sauvez mon enfant, et je vous aimerai peut-être alors, parce que vous aurez été généreux et noble. Je ne peux pas me donner à vous sans vous aimer, faites que je vous aime.
- L'heure marche, répondit Samuel.
- Mais enfin, s'écria Christiane, vous êtes médecin et c'est votre devoir de sauver ceux qui souffrent et qui meurent. Si vous refusez, on vous punira.
- Je ne suis pas médecin, madame, et c'est si je guéris qu'on peut me punir.
Christiane se tut quelques secondes, cherchant, devant cette implacable obstination, ce qu'il fallait dire et faire. Puis elle se jeta à genoux :
- Monsieur, je vous prie, les mains jointes, les genoux à terre, est-ce que vous ne vous laisserez pas toucher ? Monsieur, si vous m'aimez comme vous le dites, vous ne me prouverez pas votre amour en assassinant mon enfant.
- Votre enfant, madame !... C'est avec votre enfant que vous m'avez outragé !
- Monsieur, encore une fois, grâce ! Encore une fois, je vous prie, je vous supplie... à vos pieds !
- Madame, essayez d'attendrir cette pendule qui marche, dit Samuel.
Christiane se releva.
- Ah ! c'est infâme, dit la pauvre femme en se tordant les mains. Eh bien ! je me passerai de vous. Les médecins auront le temps de venir. Vous mentez en me disant qu'il n'y a plus qu'une demi-heure.
- Il y avait une demi-heure il y a dix minutes, interrompit Samuel. à présent, il n'y a plus que vingt minutes.
- Vous mentez ! reprit-elle. Vous me dites cela pour me faire peur. Mais je ne vous crois pas. Allez-vous-en. Vous êtes un scélérat. Et, quand je serais assez folle pour me résigner, qu'est-ce qui me répond que vous sauveriez mon enfant après ? Le pourriez-vous seulement ? Vous n'êtes pas même médecin, vous l'avez avoué. Les vrais médecins vont arriver. Ils sauveront Wilhelm. Je n'ai pas besoin de vous. Vous en serez pour la honte de votre proposition infâme. Et je vous ferai châtier. Je vous dénoncerai à la justice pour ce que vous avez fait à Gretchen. Allez-vous-en !
Samuel fit un pas pour sortir.
- Je m'en vais, dit-il. Je suis encore venu parce que vous m'avez encore appelé : hier, c'était pour me livrer à votre père ; aujourd'hui, il fallait que ce fût pour vous livrer à moi. Mais vous me dites de sortir et j'obéis.
Il regarda en passant la pendule.
- Douze minutes écoulées, dit-il.
L'enfant poussa une sorte de gémissement plaintif, sifflant, déchirant.
- Monsieur, l'entendez-vous ? s'écria Christiane avec un sanglot désespéré. Ah ! d'un cri pareil, une bête féroce en serait touchée !
Samuel se pencha sur le berceau.
- Dans un quart d'heure, dit-il, je ne pourrai plus rien. En cet instant, je réponds absolument de la vie de Wilhelm. C'est vous qui êtes sans pitié, madame. Oui ou non ? Non ? Je me retire. Attendez les médecins. Ils trouveront un cadavre.
Il se dirigea vers la porte. Christiane eut un moment d'hésitation horrible.
- Monsieur ! dit-elle.
Samuel se retourna, tressaillant.
- Monsieur ! monsieur ! avez-vous bien réfléchi à l'atroce chose que vous faites là ?
- Que de phrases et de secondes perdues ! dit Samuel.
- Non ! je ne peux pas ! sanglota Christiane.
- Alors, adieu !
Et il fit trois pas résolus.
- Monsieur ! appela encore Christiane. Voyons, reprit-elle à voix basse, puisque vous mettez une mère dans cette monstrueuse alternative de tuer son honneur ou son enfant, eh bien ! sauvez Wilhelm et... je vous jure que je serai à vous.
- Non, dit Samuel, de tels marchés s'exécutent comptant. Je le sauverai après.
- Alors non, dit-elle. Que mon enfant meure plutôt.
Samuel ouvrait déjà la porte secrète ; elle s'élança épouvantée après lui.
- Une proposition, dit-elle. Qu'est-ce que vous voulez ? Vous venger de moi. Vous ne m'aimez pas, vous me haïssez. Eh bien, vous pouvez me punir autrement et votre orgueil sera tout aussi satisfait. Je vais me tuer là, sous vos yeux, et mon fils vivra ! Je vous le dis au lieu de le faire, parce que, moi morte, vous seriez capable de laisser mourir mon enfant tout de même.
- Certes, dit Samuel. Et je vous refuse.
- ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! cria la pauvre mère en se tordant les mains.
- L'heure marche, reprit Samuel. Madame, regardez votre enfant.
Christiane plongea dans le berceau un œil hagard et tout son corps fut saisi d'un tremblement nerveux. Le pauvre petit était tout roide et le souffle à peine perceptible qui sortait d'entre ses lèvres ressemblait déjà au râle.
Elle se tourna vers Samuel, brisée et vaincue.
- Je suis prête, murmura-t-elle d'une voix faible et comme épuisée. Mais sachez bien ceci : si je ne me tue pas avant, je me tuerai après !
- Pourquoi ? dit Samuel. Je m'engagerai, si vous avez peur de mes droits, à ne jamais reparaître devant vous. D'ailleurs, Gretchen ne s'est pas tuée. Et elle n'avait pas d'enfant. Christiane, je vous aime.
- Je vous hais ! s'écria Christiane.
- Je le sais bien ! dit Samuel.
Ce cri l'avait décidé. Un cri de l'enfant décida la mère.
- ô misérable ! dit-elle en se sentant saisie, tu auras beau demander pardon, un jour, ni Dieu, ni moi, nous ne pourrons plus te l'accorder.



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