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Chapitre VI
Où l'on va de la joie au bruit, ce qui, pour quelques-uns, diffère

L'instant de la séparation était venu. Il fallait se dire adieu. Le pasteur fit renouveler à Julius et à Samuel leur promesse de revenir au presbytère dès qu'ils pourraient avoir un jour de liberté.
- On n'étudie pas le dimanche, hasarda Christiane ; et, sur cette observation, il fut convenu que les deux jeunes gens reviendraient dès le dimanche suivant : cela ne faisait que trois jours pleins d'absence.
Quand les étudiants furent en selle, Julius regarda Christiane avec des yeux qui tâchaient de ne pas être tristes.
Et son regard s'arrêtait en même temps avec envie sur l'églantine qu'il lui avait fait donner par Lothario, et qu'il eût bien voulu reprendre, maintenant qu'elle l'avait portée.
Mais elle avait l'air de n'y pas faire attention ; seulement, elle lui dit, toute souriante, la main étendue vers lui :
- à dimanche, bien sûr ?
- Oh ! oui, certes, répondit-il d'un ton qui fit sourire la jeune fille et rire Samuel. à moins donc qu'il ne m'arrive malheur, ajouta-t-il à demi-voix.
Mais, si bas qu'il eut parlé, Christiane entendit.
- Quel malheur peut-il vous arriver en trois jours ? demanda-t-elle toute pâlissante.
- Qui sait ! dit Julius, moitié riant, moitié sérieux. Mais voulez-vous que j'échappe à tous ces périls ? Cela vous est bien facile, à vous qui êtes un ange. Vous n'avez qu'à prier Dieu un peu pour moi. Tenez, demain, par exemple, au prêche.
- Demain ! au prêche ! répéta Christiane frappée. Vous entendez ce que demande M. Julius, mon père ?
- Je t'ai toujours habituée à prier pour nos hôtes, ma fille, dit le pasteur.
- Me voici donc invulnérable, dit Julius. Avec la prière d'un
séraphin, il ne me manque plus que le talisman d'une fée.
Il regardait toujours l'églantine.
- Allons, reprit Samuel, il est grand temps de partir, fût-ce pour ces périls innocents. Est-ce que tous les hommes ne courent pas tous les jours des dangers auxquels ils échappent ? D'ailleurs, je suis là, moi, que Gretchen prend, je crois, un peu pour le diable, et le diable peut beaucoup dans les affaires humaines. Et après tout, bah ! le vrai but des mortels n'est-il pas de mourir ?
- Mourir ! s'écria Christiane retrouvant la parole. Oh ! oui, monsieur Julius, je prierai pour vous, quoique je pense que vous ne soyez pas en danger de mort.
- Allons, adieu, adieu, dit Samuel avec impatience ; partons, Julius, partons.
- Adieu, mon grand ami, cria Lothario.
- Voyons, dit Christiane, ne donnes-tu pas à ton grand ami ta fleur comme souvenir ? Et elle rendit à l'enfant l'églantine.
- Mais, je suis trop petit, s'écria Lothario, tendant vainement la main.
Alors Christiane éleva l'enfant dans ses bras et l'approcha du cheval de Julius, et Julius prit l'églantine.
Fut-ce seulement de la main de Lothario ?
- Merci et adieu ! s'écria-t-il tout ému.
Et, saluant une dernière fois de la main Christian et son père, il éperonna son cheval, comme pour lui faire emporter son émotion, et partit au grand trot.
Samuel en fit autant. Une minute après, les deux amis étaient déjà loin.
Mais, à cinquante pas environ, Julius s'était retourné et avait vu Christiane qui, se retournant aussi, lui adressait un dernier geste d'adieu.
Pour tous deux, ce départ était déjà une séparation, et chacun sentait qu'il laissait à l'autre quelque chose de lui-même.
Les jeunes gens firent un quart de lieue, pressant leurs chevaux et n'échangeant pas une parole.
La route était charmante. D'un côté, la montagne et la forêt ; de l'autre, le Neckar, répétant dans ses eaux calmes la sereine beauté du ciel. Le soleil, déjà attiédi par l'approche du soir, emplissait les branches de rayons roses.
- Voilà un joyeux paysage ! dit Samuel en ralentissant le pas de son cheval.
- Aussi le quittons-nous pour les rues bruyantes et pour les tavernes enfumées, répondit Julius. Je n'ai jamais mieux senti qu'en ce moment combien je vais peu à toutes vos orgies, à toutes vos querelles et à tous vos tumultes. J'étais fait pour la vie tranquille, pour les joies paisibles...
- Et pour Christiane ! Tu oublies l'essentiel. Avoue que, pour toi, le village, c'est la villageoise. Eh bien ! tu n'as pas tort : la fillette est gentille, et la sorcière aussi. Et, comme toi, je compte bien revenir dans le canton. Mais, parce que nous avons découvert ce gentil nid d'oiseaux, ce n'est pas un motif d'être tristes. Au contraire. Occupons-nous de demain, et nous penserons ensuite à dimanche. Si nous survivons, nous aurons tout le temps de faire des pastorales et d'être même amoureux ; mais jusque-là soyons hommes.
Ils s'arrêtèrent un instant à Neckarsteinach pour boire une bouteille de bière et pour faire souffler leurs chevaux. Puis ils achevèrent lestement la route, et il faisait encore jour lorsqu'ils entrèrent à Heidelberg.
Dans toutes les rues et à toutes les fenêtres d'hôtels, on ne voyait qu'étudiants. En reconnaissant Samuel et Julius, tous saluaient. Samuel paraissait être l'objet d'une vénération profonde. Les casquettes de toutes couleurs, jaunes, vertes, rouges, blanches, s'abaissaient respectueusement à son passage. Mais, quand ce fut dans la grande rue, le respect fit place à l'enthousiasme, et l'entrée devint un triomphe.
Les étudiants, à quelque grade qu'ils appartinssent, les Maisons-Moussues comme les simples-pinsons, les renards d'or, comme les mulets débordèrent aux fenêtres et au pas des portes ; les uns agitant leurs casquettes en l'air ; les autres présentant les armes avec des queues de billard, tous entonnant, d'une voix formidable, la chanson célèbre : Qui descend là-bas de la colline ?
Terminée par l'interminable Vivalleralleralleraââ...
à toutes ces marques d'honneur, Samuel répondait à peine par un léger signe de tête. Et voyant que toute cette joie redoublait la mélancolie de Julius :
- Silence ! cria-t-il, vous rompez la tête de mon ami. Allons ! assez ! Nous prend-on pour des chameaux ou pour des philistins, qu'on nous charivarise de ces glapissements ? Holà ! écartez-vous, ou il nous sera impossible de descendre de cheval.
Mais la foule ne s'éclaircissait pas. C'était à qui prendrait la bride du cheval de Samuel, pour avoir l'honneur de le conduire à l'écurie.
Un étudiant de trente ans au moins, et qui devait être Vieille-Maison, sinon Maison-Moussue, se précipita hors de l'hôtel, repoussa les pinsons et les simples compagnons qui entouraient Samuel, et, se livrant à des sauts et à des bonds prodigieux :
- à bas les mains ! s'écria-t-il. Eh ! bonjour, Samuel ! Bonjour, mon noble senior. Hurrah !
- Bonjour, Trichter ; bonjour, mon cher renard-de-cœur, dit Samuel.
- Te voilà de retour, enfin, grand homme ! reprit Trichter. Ah ! comme le temps et la vie nous duraient en ton absence ! Enfin te voilà ! Vivallerallera !...
- Bien, Trichter, bien ! Je suis touché de ta joie. Mais permets-moi de mettre pied à terre. Là. Laisse Lewald conduire mon cheval. Tu fais la moue ?
- écoute donc, dit Trichter piqué ; une telle faveur...
- Oui, Lewald n'est qu'un simple compagnon, je le sais. Mais il n'est pas mal que, de temps à autre, les rois fassent quelque chose pour le peuple. Toi, entre avec Julius et moi dans la maison de commerce.
Ce que Samuel appelait « la maison de commerce » était l'hôtel du Cygne, la principale auberge d'Heidelberg, devant la porte de laquelle il venait de s'arrêter.
- Pour qui tant de monde ici ? demanda Samuel à Trichter. Est-ce qu'on m'attendait ?
- On fête la rentrée des vacances de Pâques, dit Trichter ; tu arrives à temps. Il y a commerce de renards.
- Allons-y donc, dit Samuel.
Le maître d'hôtel, prévenu de l'arrivée de Samuel, accourut, fier et humble à la fois.
- Oh ! oh ! vous tardez bien ! dit Samuel.
- Pardon, répondit le maître d'hôtel, c'est que nous attendons ce soir S.A.R. le prince Charles-Auguste, le fils de l'électeur de Bade, qui passe par Heidelberg pour se rendre à Stuttgard.
- Eh bien, qu'est-ce que cela me fait ? Il n'est qu'un prince ; moi je suis roi.
Julius s'approcha de Samuel, et tout bas :
- Est-ce que la présence du prince dérange quelque chose à nos affaires de cette nuit et de demain ? demanda-t-il.
- Au contraire, à ce que je présume.
- Bien. Entrons, alors.
Et Samuel, Julius et Trichter entrèrent dans l'ébouriffant festival que Trichter avait appelé Commerce de renards.


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