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Chapitre LVII
Femme et mère

- Cher père, dit Julius quand il eut embrassé le baron, il y a plusieurs heures, me dit-on, que vous m'attendez et l'on m'a cherché dans toute la forêt. On ne m'y a pas trouvé par la bonne raison que je n'y étais pas. Mon Dieu ! selon mon habitude, je suis parti avec un fusil sur mon épaule et je ne me suis servi que d'un livre que j'avais dans ma poche. à un mille d'ici, je me suis assis sur l'herbe et j'ai lu Klopstock jusqu'à la nuit tombante. Le rêveur chez moi supprime toujours le chasseur. Mais aviez-vous donc quelque chose de bien pressant à me dire ?
- Hélas ! oui, Julius.
- Qu'est-ce donc ? Vous avez l'air préoccupé et triste.
Le baron regarda Christiane et parut hésiter.
- Ma présence vous gêne ? se hâta de dire Christiane. Je me retire.
- Non, reste, ma fille. Tu as de la fermeté et de la résolution, n'est-ce pas ?
- Vous me faites peur, dit Christiane. Oh ! je pressentais quelque malheur.
- Il faut bien, poursuivit le baron, que tu saches ce qui m'amène ; car je compte sur toi pour décider Julius à faire ce que je viens lui demander.
- Que voulez-vous que je fasse ? demanda Julius.
Le baron lui tendit une lettre.
- Lis tout haut, dit-il.
- C'est une lettre de mon oncle Fritz, dit Julius.
Et il lut, non sans être plus d'une fois interrompu par son émotion, la lettre suivante :


« New York, 25 août 1811.
« Mon très cher frère,
» C'est un mourant qui t'écrit. Malade d'une maladie qui ne pardonne pas, je ne me relèverai du lit où je suis couché depuis deux mois que pour me coucher dans mon tombeau. J'ai encore trois mois à moi. Mon médecin, qui est de mes amis et qui connaît la trempe de mon caractère, a cédé à mes instantes prières et m'a dit la vérité.
» Tu me connais aussi et tu sais bien que si cette nouvelle m'a douloureusement ému, ce n'est pas vile crainte de la mort ou lâche regret de la vie.
» J'ai assez vécu puisque j'ai pu, à force d'activité, de travail et d'économie, amasser une fortune qui contribuera à ton bonheur et à celui de mon bien-aimé neveu. Mais j'avais l'espérance de voir un peu ce bonheur avant de mourir. Je voulais réaliser mes biens, vous les porter en Europe et vous dire : « Soyez heureux ! » C'était la récompense que je m'étais promise de tant de fatigues. Il me semblait que Dieu me devait bien cela. Dieu en a décidé autrement ; que sa volonté soit faite.
» Ainsi je ne reverrai jamais ma patrie. Je ne reverrai jamais ceux que j'aime par-dessus tout au monde. C'est un étranger qui me fermera les yeux. Je ne te dis pas cela pour que vous veniez, ton fils et toi, ou du moins l'un des deux. Toi, tu es retenu par le devoir ; lui, par le bonheur. Je ne vous appelle pas. D'ailleurs, il faudrait tant vous hâter ! Vous n'auriez juste que le temps d'accourir, et quel dérangement pour me voir mourir aussitôt ! Vous perdriez trois mois pour me donner un jour.
» Ne venez pas. Ah ! pourtant je serais parti moins triste si j'avais eu votre regard ami sur la dernière heure d'une existence abrégée en travaillant pour vous ! J'aurais bien souhaité aussi avoir quelqu'un de sûr à qui donner mes instructions pour les affaires et les biens que je laisse. Mais il était écrit que je mourrais dans l'exil et dans la solitude. Adieu, c'est cette idée qui m'ôte de mon courage. à vous ma dernière pensée, à vous toute ma fortune. Pourquoi vous ai-je quittés ? Mais je ne me repens pas, puisque je peux vous léguer un peu de bien-être. Ne croyez pas surtout que je vous engage à venir.
» Je vous embrasse bien tendrement tous deux.
» Ton frère expirant,
« FRITZ D'HERMELINFELD. »
- Mon père, dit Julius essuyant une larme, à votre âge et dans votre position, vous ne pouvez entreprendre ce long voyage. Mais moi, je partirai.
- Merci, mon fils, dit le baron. C'est ce que je venais te demander. Mais Christiane ?
Christiane, toute pâle, était tombée sur une chaise.
- Est-ce que je ne puis suivre Julius ? demanda-t-elle.
- Sans doute ! dit Julius, et je t'emmène.
- Mais Wilhelm ? dit la mère.
- Oh ! c'est vrai, reprit Julius.
- Il est impossible, dit le baron, d'exposer l'enfant à cette longue traversée. Wilhelm va bien depuis quelque temps, mais il est d'une complexion si délicate ! Comment supporterait-il la mer et le changement de climat ? Si Christiane part, il faudra qu'elle me le laisse.
- Laisser mon enfant ! s'écria Christiane.
Et elle se mit à fondre en larmes.
Laisser partir son mari sans elle, c'était impossible ; mais partir sans son enfant, c'était plus impossible encore.

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