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Chapitre L
Où Trichter et Fresswanst atteignent à l'épopée

Aboiements de chiens, cris des étudiants, conférences des piqueurs de Julius, fanfares du cor, hennissements des chevaux, fusils qu'on charge, provisions de poudre qu'on échange – tous ces apprêts de chasse, plus amusants que la chasse même, animaient d'espoir et de joie l'aube de la troisième journée.
Les studentes s'équipaient de leur mieux. Une hausse formidable s'était déclarée parmi les fusils de tous les environs. La plupart avaient été loués deux fois plus cher qu'ils n'avaient été achetés. Quelques étudiantes, curieuses comme des femmes et courageuses comme des hommes, étaient à cheval, un fusil chargé dans les mains, et variaient d'une fantaisie moins sévère ce tableau de Vander-Meulen.
Julius trouva Samuel ordonnant la chasse comme un général en chef.
- J'avais oublié de te dire, Julius, dit en riant Samuel, que j'ai fait aussi un peu de vénerie. Tu as d'ailleurs des piqueurs admirables. Ils ont fait le bois en maîtres. On nous a reconnu les traces d'un cerf et d'un sanglier. Avec la meute qui est royale, mon cher, nous aurons une chasse magnifique.
Le signal ne fut pas plutôt donné, que les étudiants et les chiens partirent d'un bond, pêle-mêle, tous ensemble, aboyant et criant. Car, en dépit des efforts de Samuel, ce ne fut pas une chasse régulière et savante, ce fut une irruption fougueuse et déchaînée, qui avait aussi sa beauté. Les éclats de trompes à la Dampierre, les rires effrayés ou joyeux des femmes, les hurlements des hommes, les jappements des chiens, les coups de fusil aventureux des chasseurs ignorants ou impatients, tout cela se confondait et courait dans la forêt comme un ouragan humain. Les belles dispositions stratégiques de Samuel et des piqueurs triomphèrent pourtant de toute cette indiscipline. Le cerf fut d'abord forcé, puis ce fut le tour du sanglier.
Une immense fanfare fut allègrement sonnée par les cors et couvrit les râles de la bête fauve ; puis le sanglier et les cors se turent.
à ce moment, on entendit une musique dansante qui approchait. Deux violons vivement raclés accompagnaient ces bruits de voix joyeuses. Par instants on entendait jaillir des rires sonores.
Deux minutes après, les chasseurs virent apparaître, au bout de l'allée où ils étaient encore rassemblés, une vingtaine de couples endimanchés et radieux. C'était la noce de Gottlieb et de Rose, qui s'étaient mariés le matin même.
En apercevant les étudiants, la noce fit mine de tourner à gauche, comme effarouchée. Mais Samuel alla à Rose.
- Madame la mariée, dit-il galamment, permettez-nous de vous offrir, pour votre souper de noces, deux plats de gibier, un sanglier et un cerf. Si vous voulez bien nous inviter, nous souperons tous ensemble et nous danserons jusqu'au matin. Voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la première contredanse ?
Rose regarda Gottlieb, qui lui fit signe d'accepter.
L'alliance de la chasse et de la noce fut scellée par un duo de cor et de violon, et l'on se sépara pour se retrouver le soir.
- Maintenant, à la leçon d'histoire ! dit l'infatigable Samuel ; et je vais vous faire une dissertation rabelaisienne sur l'institution du mariage, depuis Adam jusqu'à nos jours.
- Bravo ! voilà la vraie science ! s'écria l'auditoire d'avance charmé.
était-ce cette vie en plein air ? était-ce l'exemple de cet ardent Samuel, toujours prêt, jamais las ? toujours est-il que les facultés des étudiants semblaient depuis trois jours décuplées ; l'activité matérielle et l'activité morale se multipliaient l'une par l'autre, et le corps se reposait dans le travail de l'esprit.
Le soir, le souper nuptial fut grandiose. Le bourgmestre Pfaffendorf s'y grisa derechef colossalement. Quand il ne resta plus du gibier que les os, et du vin que les bouteilles, une ritournelle retentit et le bal commença.
Samuel prit la main de Rose et Lolotte prit la main de Pfaffendorf.
Les étudiants invitèrent les plus jolies filles du pays et les grisettes se partagèrent les meuniers et les fermiers. Et ce fut jusqu'au matin une danse acharnée et véhémente, qui acheva la fusion d'Heidelberg avec Landeck.
Trichter et Fresswanst, eux, ne dansèrent pas. Ils consommèrent.
à minuit, Samuel Gelb, gracieux tyran qui ne redoutait et ne proscrivait, en fait d'excès et d'abus, que ceux du plaisir, donna impitoyablement l'ordre de la retraite.
- Voici l'instant pénible ! soupira Trichter. Il faut que j'aille reconduire Lolotte à Landeck... oh ! jusqu'à sa porte.
- Eh bien ! je t'accompagnerai, dit Fresswanst ému.
- Merci, grand cœur ! fit Trichter lui serrant la main.
Les deux buveurs, silencieux et graves, reconduisirent donc de compagnie, jusqu'au village, Lolotte expansive et bavarde. Quand ils l'eurent vertueusement réintégrée dans son domicile :
- J'ai soif, dit Trichter à Fresswanst.
- Je le pensais, reprit Fresswanst.
D'un geste éloquent et avec un sourire heureux, Trichter montra à son ami une porte au-dessus de laquelle la vague clarté de cette belle nuit transparente permettait de distinguer une couronne de pampre. Sans ajouter un mot, Trichter frappa à la porte. Personne ne répondit et rien ne bougea.
Trichter frappa une seconde fois, plus fort. Pour toute réponse, un chien aboya.
- Holà ! hé ! crièrent Trichter et Fresswanst en cognant du pied contre la porte.
Le chien se mit à japper avec fureur.
- à nous trois, dit Trichter, nous finirons bien par réveiller quelqu'un. Ah ! voilà une fenêtre qui s'ouvre.
- Que voulez-vous ? demanda une voix.
- De l'eau-de-vie, répondit Trichter. Nous sommes deux pauvres voyageurs qui n'ont pas bu depuis cinq minutes.
- C'est que mon mari n'est pas ici, reprit la voix.
- Nous ne demandons pas votre mari, nous demandons de l'eau-de-vie.
- Attendez.
Un moment après, une vieille femme leur ouvrit la porte, à moitié endormie, et les yeux plus clignotants que la chandelle qu'elle avait à la main. Elle mit la chandelle sur une table, posa deux verres auprès, et, toute somnolente, alla à tâtons fouiller dans un buffet.
- Ma foi ! il n'y a plus du tout de liqueurs ici, dit-elle. Mon mari, justement, est allé à Neckarsteinach renouveler ses provisions. Ah ! voilà pourtant, je crois, un restant d'eau-de-vie.
Elle posa une bouteille aux deux tiers vide sur la table.
- Quatre petits verres à peine ! dit Trichter avec une moue horrible. Une goutte d'eau dans le désert ! Enfin, humectons-nous toujours de ce rien.
Ils lampèrent d'un trait, payèrent et se retirèrent en maugréant.
La vieille femme, avant de retourner se coucher, rangea quelque vaisselle et était debout encore quand, un quart d'heure après, son mari rentra.
- Comment es-tu donc éveillée à cette heure, la vieille ? lui dit-il.
- Hé ! deux étudiants qui m'ont forcée à me lever pour leur servir de l'eau-de-vie !
- De l'eau-de-vie ? Il n'y en avait plus, dit l'homme se déchargeant de ses paquets.
- Si fait ! reprit la tavernière. Il restait encore ce fond de bouteille.
L'œil du mari se fixa sur la bouteille vide.
- C'est de cela qu'ils ont bu ? dit-il tremblant.
- Mais oui, répondit la femme.
- Malheureuse ! s'écria-t-il en s'arrachant une poignée de cheveux.
- Qu'as-tu donc ?
- Sais-tu bien ce que tu as donné à ces pauvres jeunes gens ?
- De l'eau-de-vie ?
- De l'eau seconde !
Nous avons laissé l'univers inquiet sur le sort de Trichter et de Fresswanst. Ces deux buveurs étaient réellement très-grands !
L'imprudente tavernière fut bien autrement tourmentée encore – et ce fut justice.
Au cri de son mari : « De l'eau seconde ! », elle devint verte.
- Mon Dieu ! balbutia-t-elle. Je dormais... il faisait nuit... je les ai servis sans voir clair...
- Ah bien ! nous voilà dans de beaux draps ! reprit l'homme. Ces jeunes gens, à l'heure qu'il est, sont morts ou râlent sur le chemin. Et nous, nous allons être condamnés comme empoisonneurs.
La femme se mit à sangloter et voulut se jeter pathétiquement dans les bras de son mari, qui la repoussa rudement.
- Oui, sanglote, va ! cela nous servira à grand'chose. Tu ne pouvais pas faire attention ! Qu'est-ce que nous allons faire ? Nous sauver ? On nous rattraperait ! Ah ! mon oncle avait bien raison de me conseiller de ne pas me marier avec toi, il y a quarante et un ans !
Nous ne raconterons pas la nuit d'angoisses et de larmes que passèrent à s'injurier ces Philémon et Baucis marchands de vin.
à la première heure du jour, Baucis était sur le pas de sa porte, attendant son sort. Tout à coup elle jeta un cri : elle venait d'apercevoir sur la route, s'acheminant vers sa maison, deux hommes – non ! deux spectres, sans doute ?
- Qu'est-ce que c'est ? demanda le mari tout tremblant.
- Eux ! dit la femme.
- Eux ! qui eux ?
- Les deux jeunes gens.
- Ah ! bégaya le mari en tombant sur une chaise.
Trichter et Fresswanst entrèrent pleins de calme et de simplicité et s'assirent à table.
- De l'eau-de-vie ? demanda Trichter.
Il ajouta :
- De la même.
- Oui, de la même, elle avait du montant, dit Fresswanst.



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